lundi 29 décembre 2014

"Hanako", nouvelle de Paul-Eric Langevin (2003-2005)

"L'étrangère"



"Tu vois là-bas les champs de blé? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça c'est triste! Mais tu as les cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé. Le blé qui est doré me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé..."

Antoine de Saint-Exupéry, "Le Petit Prince"



Place de la Concorde Rembobiner. Rewind. Flash forward. On imagine une immense foule qui court, qui court com-me dans ces vieux films des années trente. On imagine un magnétoscope qui fait défiler la ban-de à toute allure. Va-t-on retrouver cet instant, ce précieux instant ou est-il perdu à tout jamais?Les moutons se poussent, se rentrent dedans. Comme dans "les Temps Modernes" de Chaplin. Les gens se poussent, se rentrent dedans. Les voitures de même, à toute allure. Non, on est trop loin. Il faut revenir en avant. Flash forward. Avance rapide. Là c'est l'année du baccalauréat, ici c'est le dernier voyage en avion. La Terre semble tourner plus vite. Les pays se poursuivent, se touchent, se croisent. Les nuages avancent, virevoltent et se mélangent. Le disque tourne, tourne. Les avions vont à toute vitesse. Roissy. La région parisienne. Paris. Le Louvre, la Défense. On approche dans l'espace et dans le temps. On imagine la Place de la Concorde un petit matin de novembre, un matin plein de brume, de lumière, de fraîcheur et de mystère. Tout peut arriver. Chacun peut y rencontrer l'espoir, le mystère, l'amour, la chance ou même la mort. Eric remonte la rue de Rivoli. Hanako descend les Champs-Elysées. Eric est prêt ce matin-là à retrouver l'espoir. Hanako voudrait ce matin-là quitter la solitude. Eric est un jeune étudiant, il a presque vingt ans. Mais pas encore. Son pas est incertain, il avance prudemment. Hanako est une japonaise de presque quarante ans qui travaille à l'Unesco. Elle est seule en France, pas de famille, pas d'amis. Pas d'amour. Ce sont deux pays qui vont se découvrir, deux cultures qui vont s'entrechoquer, deux générations qui vont se comparer, deux disciplines qui vont se mesurer, deux personnes qui vont s'aimer. La rue de Rivoli est calme. Un silence matinal rassurant. Une journée qui commence tranquillement à Paris, les pas des quelques passants résonnent dans le brouillard. Un de ces matins pas comme les autres où l'on a l'impression qu'on s'apprête à aller très loin. Les Champs-Elysées brillent des premières lumières du matin, des derniers réverbères de la nuit. Direction prévue: la Vallée aux Loups. Le car attend bien sagement, perpendiculairement à l'obélisque, qui elle n'a pas bougé depuis le siècle dernier. Nous sommes en quatre-vingt-dix-neuf, Eric a dix-neuf ans, Hanako a trente-neuf ans. C'est la fin d'une époque, c'est la fin d'un âge, c'est la fin de l'innocence. Les bruits résonnent maintenant sur la rue de Rivoli. Il y a mille feux de voiture sur les Champs-Elysées. L'orchestre peut commencer à jouer, les muses à chanter. Nos deux personnages vont se rencontrer. Un bonjour. Juste un mot échangé. C'est étonnant n'est-ce pas? Les visages sont restés froids, les coeurs n'ont pas commencé à battre et à se battre entre eux, ils sont restés calmes. Une petite foule ce matin-là sur la place. Un groupe. Parmi ce groupe, une personne va changer la vie d'Eric. Parmi ce groupe, une personne va changer la vie de Hanako. Les voyageurs montent dans le car. Un simple bonjour. Pour l'instant, rien ne semble avoir changé pour eux. Le lecteur va se dire, alors à quoi bon raconter des évènements sans signification? Souvent, les évènements n'en ont pas. On ne peut leur en donner une que bien plus tard. Les dés sont je-tés. Mais la partie ne fait que commencer. Eric est habillé d'un manteau bleu, Hanako a mis un manteau rouge. C'est domino bleu et domino rouge qui vont entrer sur la scène du carnaval de la vie. Le soleil se lève, le moteur se met en marche, le voyage commence. Les participants s'assoient. Ils vont commencer à parler. Le public se tait et écoute. Toujours la même histoire depuis l'aube des temps. Depuis que l'homme et la femme ont commencé à se rencontrer. Toujours la même? Non, on ne se baigne jamais dans la même eau.



Le Roman

Eric est un jeune étudiant en sciences. Il est réservé et n'a pas eu beaucoup de succès avec les filles jusqu'ici. Pendant son adolescence, il a été très studieux. Il décide maintenant de vivre. Il décide d'ouvrir son âme aux autres. Il décide de partir en voyage. Dans le car, tous les pays sont représentés. Il y a des japonais, deux américaines, trois espagnoles, un russe. Entre autres. Partir en voyage, c'est aussi partir à la recherche de l'autre. Partir pour construire l'avenir, partir à la recherche du passé. Eric veut vivre une histoire d'amour. L' avenir c'est l'approche de l'an deux mille. Le passé c'est la Vallée aux Loups. L'Histoire de la littérature, la maison de Châteaubriand, but du voyage. Eric discute cette après-midi avec tous. Les américaines sont très bavardes, elles lui parlent d'Hemingway, de Paul Auster. De l'ancienne littérature. Et de la nouvelle. Où en est le Monde? Pourquoi Bill Clinton se laisse-t-il marcher sur les pieds? Qui sera son successeur? Les américaines sont formidables. Elles aiment la vie, elles sont toujours en train de faire quelque chose, de courir ou de discuter. Mais elles manquent de sensibilité. Et elles sont si naïves. Les espagnoles, quant à elles, sont très chaleureuses. Eric découvre Gabriel Garcia Lorca, Cervantes. Il débat de l'avenir de la droite et de la gauche en Espagne. Mais ses interlocutrices semblent superficielles. A l'extérieur, elles semblent passionnées. Mais il ne parvient pas à cerner le fond de leur âme. Le russe est au courant de toute l'actualité. Il veut faire de la politique. Malgré Staline. Malgré la pauvreté. Il parle de Dostoïevski, de Tolstoï. Tout est clair pour lui. Comme la neige. Il est très intelligent. Mais très froid. Il se cache derrière un masque. Eric décide de parler aux Japonais. Après tout, il leur a dit bonjour. Les Japonais semblent distants. Ils sont trois. L'un est plus jeune, il veut faire du cinéma. Il admire les Etats-Unis tandis que l'autre adore le Japon, aime lire Kawabata, Mishima. La femme s'occupe des relations entre la France et le Japon. C'est tout ce qu'il apprendra d'elle durant cette journée. Elle semble assez mystérieuse. Eux aussi sont assez froids mais Eric décèle chez eux une présence, un calme teinté de dignité. Le car est arrivé face à la maison de Châteaubriand. Dans le parc, une ambiance exceptionnelle se dégage des arbres ramenés par l'écrivain durant ses nombreux voyages, encore entourés de brume matinale malgré l'heure avancée. L' herbe est fraîche et la façade de la maison est ornée de cariatides. Dans la maison, un meuble impressionne les visiteurs. Il s'agit du divan ayant appartenu à Mme de Récamier. Les étrangers découvrent l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe. Eric est bouleversé par cette journée. Ses études l'avaient laissé jusqu'à maintenant dans les livres. Il découvre tous les pays en même temps. Que nous réserve l'avenir après la chute du Mur de Berlin? L'Europe a-t-elle un avenir? Tant de questions qui restent sans réponse. Tant de pays mystérieux à découvrir, tant de femmes à aimer. Tant de plats à goûter. Enivrez-vous, disait Baudelaire. Le spleen de Paris a laissé Eric seul jusqu'à maintenant. Seul à mourir. Mais peut-on mourir si on n'a rien vu? Peut-on mourir en ne connaissant que la campagne française et les faubourgs de Paris? L'adolescent de vingt ans est souvent naïf, révolté, angoissé et désireux de tout vivre, de tout expérimenter. Il est la proie des passions les plus dangereuses et ce n'est pas parce que le romantisme a plus d'un siècle qu'il n'est pas toujours d'actualité. On devrait informer mieux les jeunes sur les ravages de la passion, sur les tourments de la folie car ils peuvent mieux surmonter les épreuves lorsqu'ils connaissent les conséquences de leurs actes. On devrait apprendre aux jeunes que tout n'est qu'illusion et qu'il est pourtant toujours possible d'espérer. Que tout peut être découvert et qu'on ne connaîtra finalement jamais rien. Ce qu'on ne leur transmet pas, ils le découvrent finalement par eux-mêmes.



Le théâtre

Soirée au théâtre. Paris. Les grands boulevards. Les quelques personnes qui se sont croisées chez Châteaubriand se retrouvent pour aller voir une pièce ce soir, l'adaptation du Petit Prince de Saint-Exupéry. Rendez-vous à la station de métro. Comme tant de rendez-vous parisiens. Et le chemin qui mène au spectacle est l'occasion pour Eric de discuter avec les Japonais, de mieux les connaître. Et surtout de discuter avec elle. Avec Hanako. Une conversation au gré de la promenade. Ces promenades qui permettent d'échanger, de croiser, de cerner, de raconter. Tout simplement. Une expérience contre une autre. Une histoire, quelques mots échangés permettent de se faire une idée sur l'autre. Sur cette femme un peu distante, un peu mystérieuse. Fragile et profonde. Hanako semble s'intéresser à ce jeune homme un peu timide, un peu passionné qui a habité Paris depuis ses plus tendres années. Quelles différences avec son Japon natal, si traditionnel! Paris, la ville de ses rêves, celle de ses cauchemars. La ville de son exil. En quelques instants, une image plus précise se forme chez l'un comme chez l'autre. Pendant cette courte promenade dans la pénombre d'une soirée d'automne, éclairée par ces lumières des boulevards, scintillantes et éblouissantes. Les liens se tissent entre le Petit Prince et le Renard, entre ces individus si étrangers l'un à l'autre. La pièce est formidable. Le garçon qui joue le rôle du héros de Saint-Ex est d'une candeur et d'un naturel exceptionnels. On ne voit bien qu'avec le coeur; ce coeur qui commence à s'ouvrir de nouveau chez Eric. Ce coeur qui voudrait être à prendre chez Hanako. Ils ne le savent pas encore mais les mots commencent à les rapprocher. D'abord les mots de la pièce. Cet être perdu dans le désert, assoiffé, seul, en proie à des problèmes insolubles, se laisse approcher par un petit garçon curieux et inattendu. Ce petit garçon si solitaire est enchanté par ce renard cruel et charmant. Quelques mots sont glissés entre les deux spectateurs. Puis un échange a lieu avec les acteurs, admirés pour leur justesse. Ce petit garçon si jeune et déjà capable d'incarner le Petit Prince, de faire passer l'émotion du livre. C'est d'émotion qu'il s'agit lors d'une rencontre. Un choc. Un traumatisme presque. Toujours.

 L'émerveillement de l'enfance. Devant cette autre personne, ce miroir de soi-même. La soirée se prolonge au restaurant, entre une japonaise, une américaine, un japonais et un français. Déjà Eric commence à regarder la japonaise avec plus d'attention. Hanako essaie d'écouter avec précision ce que dit le français. Le jeune homme est attiré par ce rouge si dense. La jeune femme est tentée par ce bleu profond. Y aura-t-il une suite? On parle de la France, du Japon, des Etats-Unis, de l'avantage à faire ses études à Paris. Chacun rentre chez soi. Quelques jours plus tard, les hôtes de Châteaubriand, notre petit groupe cosmopolite, se retrouvent autour d'un verre. Eric doute. Il est attiré par cette femme japonaise. Les américaines lui plaisent beaucoup. Et puis surtout, il n'est pas très à l'aise parmi tout ce groupe. Il n'est pas à l'ai-se au milieu d'une foule de gens. Comme tous les jeunes qui font leurs premières expériences des réunions mondaines et de la vie sociale en général. Il ne sait pas tellement vers qui aller. Il cherche ce qu'il désire sans le trouver. Il en a tellement peur. Hanako l'approche. Elle n'a pas de difficultés en société. Son travail à l'Unesco l'a habitué à ce genre de réunion. Mais sait-elle beaucoup mieux ce qu'elle veut? Elle ne veut peut-être plus rien, elle qui passe son temps à courir partout et qui arrive si rarement à bout de ses problèmes. Elle qui a vécu, qui a déjà derrière elle des histoires. Elle ne veut pas répéter. Mais elle veut continuer. Dans tous les cas, elle l'invite. Une exposition sur l'art chinois se tient au Grand Palais. Elle va y aller avec des amis. Elle lui propose. Et puis elle a tant besoin de comprendre ses cours d'économie en français. Peut-être un étudiant en sciences pourrait-il l'aider à en venir à bout? Eric prend son adresse, son numéro de téléphone et note l'heure du rendez-vous pour l'exposition.



Deux civilisations, deux histoires

Le lendemain, Eric appelle Hanako. Il peut l'aider à comprendre ses cours d'économie. Hanako est enchantée. Elle lui propose de venir le jour-même. Un jeune homme qui commence à essayer de plaire aux femmes devrait être filmé par son miroir alors qu'il se prépare pour un rendez-vous: il y a quelque chose de si naïf et de si drôle à imaginer la façon dont on se bichonne, en se parfumant, en se coiffant, en s'habillant, en se rasant dans ces moments-là. Eric est fin prêt. Il dévale les escaliers du métro, court à travers les couloirs, se coince le pied dans les portes de la rame, escalade encore des escaliers. Le voilà en face de chez elle. Une grande et belle maison. Un appartement très simple et si bien décoré. Les japonais font toujours attention aux petits détails du décor. L'ambiance est composée avec subtilité. Aux murs, des piles de dossiers: politique, économie, relations internationales. Après une tasse de thé vert, le cours commence. Les mathématiques sont très simples. Mais comment les expliquer en termes simples? L'économie n'est pas dans les cordes du jeune homme et traduire de façon claire un cours théorique n'est pas très aisé. Des notions techniques, on passe à des considérations politiques puis culturelles. La discussion se rapproche de la sphère de l'intime. Hanako raconte son parcours, son voyage, sa douleur. Elle lui parle de sa jeunesse.A vingt ans, elle aimait un homme. Elle voulait mourir avec lui. Ils souhaitaient partir tous les deux dans la mort, ensemble, comme deux amants maudits. Puis elle a aimé un autre homme. Un pervers. Pendant onze ans. Il voulait qu'elle soit simplement une partie de lui-même. Une femme sans existence propre. Elle dessine devant Eric deux cercles sur une feuille de papier. Le deuxième cercle est contenu dans le premier. Pendant onze ans, elle est restée un cercle contenu complètement dans un autre cercle, un homme qu'elle a choisi de quitter, de quitter pour Paris,pour la France. Pourquoi Paris? Parce qu'elle ne savait pas où aller. Un rêve de jeunesse. Avant son départ, elle a fait un détour par Okinawa, une petite île au Sud du Japon. Elle explique à Eric qu'elle a continué à vivre grâce à la mer d'Okinawa. Arrivée à Paris, elle s'est retrouvée seule, un matin, dans une petite chambre d'hôtel de la rue Saint-Jacques, dans une ville inconnue, un pays inconnu, avec tant d'années à traîner comme des boulets derrière elle. Eric est fasciné. Quelqu'un semble avoir autant souffert de la solitude que lui. Cela fait si longtemps qu'on ne s'est confié à lui. Il lui parle de sa tristesse, de son année en classe préparatoire, passée à travailler. Il était seul parmi tous. Enfin quelqu'un le comprend. Il ne veut pas perdre Hanako. Il veut être son ami, son petit prince. Il ne veut pas que le temps les sépare. Elle l'a apprivoisé. Déjà il la désire. Mais il pense que le désir peut les séparer. Il a déjà eu de mauvaises expériences avec les filles de son âge. Refus, rejets. Il voudrait qu'elle soit son amie, sa mère, sa deuxième soeur. Elle voudrait qu'il soit son ami, son fils, son deuxième petit frère. Elle ne veut pas perdre ce confident si précieux. Eric rentre chez lui le coeur léger. Hanako s'endort tranquillement. Le dimanche suivant, Eric est à l'heure au rendez-vous: le Grand Palais est en proie à une longue file de visiteurs. L'exposition sur l'art chinois a du succès. Hanako est en retard. Il brûle de la revoir. Elle arrive avec des amies. Une panne d'imprimante l'a beaucoup retardée. L'exposition est très riche. Des objets de tous les styles. De toutes les époques. Des paravents, des tissus, des pots, de la calligraphie. Les yeux d'Eric brillent devant tant de beauté mystérieuse. Hanako commente au fur et à mesure.

L'éclat dans les yeux du jeune homme n'a d'égal que la joie de la jeune femme à lui faire découvrir sa civilisation, celle qu'elle éprouve à voir un français s'y intéresser autant. Une complicité se crée, qui va au-delà du simple partage de l'expérience personnelle. Un lien entre deux êtres, un lien entre deux pays. Entre deux civilisations qui n'ont qu'un intérêt, celui de se connaître, de se découvrir, d'échanger pour avancer.



L'architecture
Le week-end d'après, Eric décide de faire découvrir à Hanako l'architecture française. Ils se promènent dans le quartier latin et arrivent à la Place des Vosges. Inévitablement ils se font prendre en photo. C'est essentiel pour une japonaise de photographier chaque instant lorsqu'elle dé­couvre une ville étrangère. Le promeneur un tant soit peu observateur l'aura bien remarqué.

Sous les arcades, le jeune homme photographie son amie marchant tranquillement parmi les passants dans ce beau matin ensoleillé. Une photographie du bonheur. Un cadre splendide. Une architecture somptueuse. Des instants paisibles. Comment construire une vie joyeuse et équilibrée à partir de la solitude, de la douleur et du désespoir? Comment faire avancer la paix entre les nations dans un monde si barbare, si injuste? Les deux compagnons continuent à échanger sur leur histoire. Ils discutent aussi de la situation du Tiers-Monde, de la guerre économique entre les pays dits développés. De la crise économique en Asie, de la construction si fragile de l'Europe. On évoque alors Nagasaki, Hiroshima, l'occu­pation allemande en France, la libération. Leurs pas conduisent les deux marcheurs sur l'île Saint-Louis, la petite soeur de l'île de la Cité, plus intime, plus calme. Nouvelle avalanche de photos. Toutes les maisons méritent d'être admirées. Possédées par quelque riche acteur ou quelque autre notable, elles ne permettent pas à Eric et Hanako d'en admirer l'architecture intérieure. Les façades et les portes, immortalisées avec leur appareil les laisse à leurs rêveries. L'une des maisons est celle habitée anciennement par Camille Claudel. 

Ils se rendent ensuite chez Eric qui vit dans un petit studio du quartier latin. Le dialogue progresse vers l'évocation des parents respectifs, des considérations sur les sentiments. Lui semble être pris dans les filets de l'idéalisation. Elle semble être si rassurée de pouvoir parler vraiment à quel­qu'un. Des photos garderont pour toujours la trace de cette belle amitié. Il la photographie. Elle le photographie. Puis ils se tiennent devant l'appareil, la main dans la main. Le bonheur est à son comble. 

Mais ça n'ira peut-être pas plus loin. Le désir d'Eric est intense. Il essaie d'en faire part à la femme qui se tient assise à côté de lui. Son désir reste informulé, mal formulé, pas en phase avec son désir à elle. Les barrières restent bien en place. La japonaise s'enfuit, laissant Eric avec lui-même, sa culpabilité, son remords, sa tristesse, ses questions, son vide intérieur. 

Ce qui peut construire peut aussi détruire. Ce qui relie peut aussi déchirer. Toute construction humaine a son penchant d'ombre, de mystère, de violence, de souffrance. Comment laisser apparaître les pulsions, que peut-on accepter ou refuser? La question qu'ils se posent alors chacun de leur côté est la suivante: comment construire puisque j'ai au fond de moi un désir de destruc­tion? 

Elle est partie précipitamment, elle ne veut plus faire du mal aux hommes jeunes. Ils tombent amoureux d'elle trop facilement. Elle en souffre, elle ne l'appellera plus, il ne vaut mieux pas. Elle se sent extrêmement seule, encore une fois. Pourquoi répéter toujours la même histoire? Lui se sent coupable. Il pense avoir rompu le lien. Par sa naïveté et son impatience. Il pense qu'il ne la reverra plus. Lorsqu'il reçoit une carte postale d'elle l'invitant à un concert, il n'en revient pas. Il n'y croyait plus. Il ne pensait qu'à elle. Sa pensée s'emballait. Un signe d'elle le soulage enfin. Lorsqu'elle l'appelle, il court chez elle. Il gravit les escaliers précipitamment. Ils se réconcilient. D'ailleurs se sont-ils fâchés? C'est bientôt les vacances de Noël. Ils se voient de temps en temps car ils ont plus de temps libre. Ils passeront le Nouvel An ensemble. Elle est joyeuse car elle va préparer les spécialités japonaises. Ca fait très longtemps qu'elle n'a pas fêté le Nouvel An au Japon. Elle s'ennuie de sa famille. Mais elle a des amis en France. Pas beaucoup, quelques uns. C'est le principal. Ils iront au concert pour le réveillon. Ils vont écouter du jazz, des chansons de Louis Armstrong. Eric l'aime beaucoup. Il a remarqué que la voix de Satchmo le calmait lorsqu'il était stressé. Ils attendent la nouvelle année avec impatience.



La musique

Concert au Petit Journal. Il va d'abord déposer des plats cuisinés chez elle. Puis ils se dirigent vers Saint-Michel. Plusieurs plats les attendent. Des sushis, des préparations traditionnelles japo­naises et françaises. Et un peu de vin rosé. Dans des verres à pied. Dehors il fait froid. Hanako est heureuse, elle va passer un réveillon sympathique. Ca ne lui était pas arrivé depuis longtemps, elle se sent jeune.
Au Petit Journal il y a déjà de l'ambiance. Il n'est que vingt-et-une heures. Ils se dirigent tous les deux vers la salle du bas. Ils prennent un verre de champagne. La conversation tourne autour de l'art japonais. De l'art puis de l'amour. Le champagne fait son effet. Hanako explique qu'elle connaissait un couple qui avait une grande différence d'âge. Elle parle de la difficulté à accepter ces situations de la part de la société japonaise. De la part de la famille japonaise. Au lycée, les élèves qui ont un an de différence se parlent en utilisant des formules de politesse. Ils ne se mé­langent pas tellement. Eric évite un peu le sujet. Ils continuent à parler d'art, de culture japonaise. La musique bat son plein. Les musiciens sont lancés sur "What a wonderful world". Les couples bavardent avec ferveur ou écoutent avec enchantement. La batterie résonne. Le saxophone vibre dans les coeurs. Les tubes anciens s'enchaînent. "When the Saints go marching in", "Dream a little dream of me"... Ils sortent tous les deux enchantés. Marchant dans la nuit, ils sont contents de ce réveillon, con­tents de ce nouveau siècle qui s'annonce. Hanako est dans la nuit mais elle n'est plus seule. Quel­qu'un l'accompagne. Eric est dans la nuit mais il n'est plus seul. Il marche avec quelqu'un à ses côtés. Le repas est délicieux. Les spécialités préparées sont dégustées accompagnées du petit rosé piquant et parfumé comme il se doit. Elle continue de lui parler de ses tourments, de sa situation délicate.

Des difficultés à être japonais à Paris, des choix difficiles à un certain niveau d'é­tudes avancé. Certains de ses amis sont malades. Elle souhaiterait les aider mais elle peut faire si peu de choses. Elle rêve de partir travailler dans un pays pauvre, de s'investir dans l'humanitaire, de faire avancer les choses pour les populations en difficulté qui en ont tant besoin. Mais il y a tant de problèmes à régler à Paris. Diplômes, argent, temps, administration. Sa situation n'avance pas. Lui écoute, fasciné, cette personne qui semble si responsable, si énergique et en même temps si épuisée. Si courageuse et si vacillante. Il essaie de lui parler de sa solitude à lui. De sa propre vie à Paris, une ville merveilleuse et terrifiante. Une énigme. Mais il doit la laisser parler. L'écou­ter. Il est son ami, son petit prince. Il a besoin de se sentir aimé. Il a besoin de l'écouter.

Le rosé est fruité. Il se ressert. Un faux mouvement. Le verre tombe et se brise sur le sol. Un bruit net. Plusieurs morceaux. Ils se taisent. Plus un mot. Il n'y a plus rien à dire. Eric se sent ma­ladroit. Hanako ne lui en veut pas. Le verre n'était pas si précieux. Il doit rentrer. Il est très tard. Le réveillon était formidable. Ils se reverront bientôt. Il s'excuse encore une fois et part dans la nuit du nouveau siècle, tout seul.

Quelques jours plus tard, ils se retrouvent à plusieurs, toujours le même petit groupe. Ils vont faire le tour de Paris sur ces célèbres bateaux-mouches. Une fine pluie sur la capitale. Il est tard dans la journée. Il fait sombre mais les lumières crépitent de tous les côtés, tout s'éclaire, les lampadaires, les lumières du bateau. Tout est splendide, statues, ponts, bâtiments, promeneurs, même les voitures donnent un charme typique à cette bonne vieille ville lumière. Sur le bateau, les japonais photographient, les américaines exultent d'admiration. Le russe est en extase. Le français commente. Les espagnoles courent dans tous les sens. Tout un monde à créer en ce siè­cle nouveau. Un monde si beau et si fragile, qui risque de se briser aussi facilement que le verre de vin rosé, par un simple faux mouvement.


Depuis le verre brisé, Hanako et Eric ne se sont pas vus en tête-à-tête. Ils hésitent à se rappeler. Chacun doute. Que peut-il m'apporter? Que va-t-elle me raconter? Peut-il faire mon bonheur? Peut-elle m'aimer? La liaison est si ténue, si fragile. Chacun est à fleur de peau, chaque mot ré­sonne au fond d'eux-mêmes, semble les rapprocher et pourtant pourrait les éloigner. Où va-t-on, se demande-t-elle. Lui se demande comment l'aimer. Jusqu'au jour où ils se retrouvent au specta­cle de danse de la Maison de la Culture du Japon. Ce soir-là, le spectacle donné est une repré­sentation de danse moderne par des artistes japonais qui parlent dans leur langue d'origine. Eric retrouve Hanako parmi la foule devant la grande maison de verre qui déploie la culture japonaise tout près de la Tour Eiffel, sur les quais de la Seine. C'est un soir de janvier, la neige tombe, ses mains ont froid et son coeur est dans le doute. Lorsqu'il rejoint son amie, ils parlent peu. Quel­ques nouvelles des uns et des autres. Puis le spectacle commence. Deux comédiens arrivent sur scène. Silencieux. Ils tiennent fermement une barre fixe. La scène est une salle de danse. Puis chacun commence par un mouvement. Un simple mouvement, pas une chorégraphie, non, quel­que chose de naturel. La femme doit simuler un handicap. L'homme doit l'aider. Pour l'instant, ils n'ont pas parlé. Eric est pourtant déjà ému. Le mouvement est si spontané, si douloureux, si animal. Puis les mots arrivent. C'est un texte en japonais. Eric connaît quelques mots mais ici le texte est si complexe et si ra­pide qu'il ne peut comprendre quoi que ce soit. Il est cependant transporté par la scène. Hanako lui souffle à l'oreille de temps en temps car elle comprend bien sûr mais elle n'en est pas moins émue par les gestes des danseurs. Parfois lents, parfois rapides, ceux-ci subjuguent en réalité la salle entière. Ils se donnent corps et âme dans leur pièce. Si elle s'affale, lui la relève. Lorsque lui est entraîné vers le bas, elle prie de sa voix la plus claire pour qu'il se redresse. Les personnages sont si justes et si sensuels dans ce ballet d'amour et de mort que le public semble au bord des larmes. Ce qui achève alors de marquer les spectateurs est une définition des larmes que Hanako explique à Eric et qui est alors mise en scène par de multiples gestes. Les comédiens arrivent ici à danser leurs émotions. Le public les ovationne. Dans la salle de réception, les commentaires sont enjoués et passionnés. Hanako présente à Eric plusieurs autres japonais qui parlent un peu français. Eric tente de leur décrire son émotion.I1 est en admiration devant cette culture si différente qui partage avec lui tant de choses. Il leur pose alors une foule de questions. Les japonais tentent de répondre aussi précisément que possible. Hanako décrit sa culture, le théâtre Nô, la richesse de ses costumes, le calme et la lenteur de ses interprètes, la beauté et le mystère de sa langue. Eric décrit les ballets, l'opéra français. Il tente d'expliquer tout cela en des termes assez clairs et assez simples pour que les japonais le comprennent bien. Cependant il souhaite aussi les impressionner, peut-être aussi les faire rêver.I1 est enchanté par cette soirée.
Il sait qu'il aime Hanako, il veut lui plaire, il veut la séduire, lui faire oublier le verre cassé, l'impressionner. Il voudrait la protéger, l'écouter. Elle sait qu'elle aime Eric. Elle doute encore du chemin à suivre. Elle ne sait pas si elle peut se laisser emporter par cet amour mais elle voudrait tant faire quelque chose pour le jeune homme. Peut-être vaudrait-il mieux qu'il ne la revoie plus, peut-être est-ce de la folie de vouloir aimer une japonaise, de vouloir aimer une femme mûre... Peut-être est-il trop tard pour elle pour aimer un jeune homme, peut-être ne peut-il vraiment pas la comprendre... C'est alors que dans cet instant passionné sur lequel vogue tant de doutes, des circonstances extérieures à leur volonté vont les guider et les rapprocher. Hanako ne le sait pas encore mais un de ses amis français se trouve dans la salle. C'est un peintre. Il a une barbe blan­che et une certaine prestance. Il aperçoit la japonaise, la salue, salue ensuite les messieurs japo­nais et se présente à Eric. Il se prénomme Jean-Pierre et explique au jeune homme qu'il habite Montmartre et qu'il connaît Hanako depuis assez longtemps. Il discute encore un certain temps avec ses interlocuteurs puis il leur propose de venir tous manger chez lui dans son atelier sur la butte Montmartre la semaine suivante. La décision est donc prise, Eric et Hanako se reverront la semaine d'après.



La peinture

Eric s'habille élégamment et se dirige vers la butte Montmartre. Il a une impression étrange: qui est ce peintre? Il a réfléchi aussi à propos des amis japonais de Hanako. Un chimiste, un cinéaste, un architecte. En fait il veut surtout la revoir. Il ne connait pas tellement la peinture. Mais il est intrigué. Arrivé à l'atelier de Jean-Pierre, il sonne. C'est une maison assez grande mais pas très large, située entre deux autres maisons qui occupent aussi, semble-t-il, des ateliers d'artistes, à en juger par les deux pans de verre. Jean-Pierre ouvre. Il semble joyeux d'avoir des invités et son sourire traverse son épaisse barbe blanche. Les Japonais sont déjà là. Mais Hanako n'est pas encore arrivée. Eric entre dans l'atelier. Il y a une grande cuisine sur la droite et d'autres pièces, semble-t-il, à l'étage. Sur la gauche, un fouillis de toiles, de plastiques, de tabourets, de chevalets. Le nombre de toiles est impressionnant, peut-être cinquante, peut-être cent. Une dominante de bleu. Des tableaux abstraits. L'une des toiles s'appelle "Cathédrale". C'est une grande toile bleu et noir, tout en dégradés. Il se dégage de cette image une tranquillité et une tristesse difficilement descriptibles. Les autres toiles n'ont pas de nom. Certaines évoquent des paysages mais la plupart sont abstraites. Il y a une grande recherche de couleur et cependant une certaine répétition parmi tout le travail de Jean-Pierre. Eric écoute un peu ses explications. Elles sont vaguement métaphysiques. En réalité il attend Hanako avec impatience. Elle arrive enfin. Avec une demi-heure de retard. Elle s'excuse. A la japonaise, de façon très polie. Puis Jean-Pierre et ses invités passent à table. Le repas est copieux et arrosé. On y discute de peinture française, d'estampe japonaise. Eric pose des questions sur les deux sujets. Jean-Pierre lui raconte Monet, Cézanne mais aussi Picasso et De Staël. Hanako lui parle de Hokusaï, Hiroshige et de la précision des dessins japonais. Les autres invités sont fascinés, comme Eric. Il exprime alors ce sentiment de tranquillité triste qui semble se dégager des toiles de Jean-Pierre. Le peintre pense que l'homme est fondamentalement toujours seul. La conversation devient plus philosophique, le vin n'est d'ailleurs pas étranger sans doute à tout cela. Les japonais se laissent entraî­ner par cette discussion avec Jean-Pierre. Hanako et Eric discutent alors un peu à l'écart. Les yeux de Hanako sont profondément noirs et extrêmement brillants. La conversation philosophi­que n'en finit pas. Ils s'éclipsent tous les deux et vont se promener dans les rues de Montmartre. 

Au fil des marches de la butte, ils s'inventent leur vie, montent, descendent, avancent, trébu­chent, se relèvent, discutent. Enfin, entre deux marches, ils s'embrassent. Passionnément. 
Peut-on croire en l'art? Tout n'est-il qu'illusion?

Hanako décide de rentrer chez elle et lui donne rendez-vous le lendemain. Au cinéma. Hitchcock. "Le crime était presque parfait". Dix-neuf heures. Eric se rappelle la phrase de Jean-Pierre. L'Homme est fondamentalement toujours seul. Il rentre.



Le cinéma
Dix-neuf heures. Eric attend. Devant un cinéma. Sous la pluie. Il repense au baiser. Il repense à elle. Il veut la voir. Puis elle arrive. Il la prend dans ses bras. Ils entrent dans la salle. Le film commence. Il est en trois dimensions. Pendant le film, les amants se tiennent la main. Ils se caressent la main. Chacun leur tour. Juste la main. C'est déjà beaucoup. Les doigts glissent le long de la peau, sur la paume, sur le dos de la main. Légères sensations. Puis les ongles attaquent, douce­ment, calmement mais sûrement. Ils longent les deux côtés. Ils griffent. Doucement. Sans douleur. Sensations profondes. Comme deux âmes qui s'enchevêtrent. Comme deux animaux qui se bat­tent. Puis les deux mains s'arrêtent. Car le film en est à sa scène-clé. Une femme blonde reçoit un appel téléphonique. Un faux. Derrière elle, un homme s'approche. Avec une corde à la main. Il essaie de l'étrangler. La femme se débat. Les deux mains sont tétanisées. Sans mouvement. Puis l'une des deux se saisit d'une paire de ciseaux. La paire de ciseaux se plante dans le dos de l'homme. Eric étouffe un cri. Les yeux de Hanako brillent dans l'obscurité. Le film se poursuit. Les amants s'embrassent. Ils passent la nuit ensemble.

Le lendemain matin, Hanako lui dit qu'il ne vaut mieux pas qu'ils continuent. Qu'ils n'ont pas le même âge. Que ça n'est pas sérieux. Eric reste sans voix. Le film est fini. Eric n'applaudit pas. Il se tait. Il s'en va. Il marche dans la rue tiède et lumineuse toute la matinée. Vers midi, il pleure. Il mange. En pleurant. Tout se mélange. Il s'étrangle avec son sandwich et avec ses émotions. Il décide de continuer à marcher. Il commence à pleuvoir. Il continue de pleurer. Calmement. Comme si le temps s'arrêtait. La phrase du peintre revient dans ses pensées. Elle tourne en boucle. C'est alors qu'il entre dans un cinéma. Le même que la veille. Il espère la retrouver. Il n'a pas osé re­tourner chez elle. Il s'assoit dans la salle. C'est un film de Dario Argento. Dans le film, une jeune femme brune est poursuivie par un tueur sur une musique tonitruante. Une lumière bleue et blan­che envahit l'écran et rappelle à Eric les toiles du peintre de Montmartre. La musique est de plus en plus rapide. La jeune femme brune est étranglée. Puis le tueur court après une autre jeune fem­me. Eric est effrayé. Il est d'autant plus effrayé qu'il se rend compte qu'il prend du plaisir à regarder ce film. Lorsqu'il rentre chez lui, il a l'esprit un peu confus. Le lendemain matin, il se réveille et se demande s'il n'a pas rêvé ce film. Il décide de ne plus y penser.

Quelques jours plus tard, pourtant, il rappelle Hanako et lui donne rendez-vous à la cinémathèque. Il lui apporte un magnifique bouquet de fleurs. La jeune femme est touchée, elle rit, se met à pleurer et se précipite dans ses bras. Ensemble ils regardent un long documentaire sur l'Asie. Tout y est détaillé. Les conditions de vie actuelles. Chine, Japon, Corée, Vietnam, Laos, Cambodge, Thaïlande... Tous les pays, la politique actuelle, les arts, la cuisine, la littérature, l'His­toire. Cependant tout n'est pas vrai. Hanako explique à Eric qu'il s'agit d'une vision de l'Asie qui ne correspond pas forcément à la réalité. Ils échangent sur le film. Il lui dit à quoi ça lui fait penser. Elle corrige les détails qui ne semblent pas vrais du tout actuellement. Le cinéma n'est qu'un trom­pe-l'oeil, une fresque illusoire. Un temple du faux, de l'imaginaire et du romanesque. 

Eric ne veut pas étrangler Hanako. Hanako ne veut pas poignarder Eric. Ce ne sont que des images. Ils le savent bien tous les deux. Chacun se sentirait trop seul sans l'autre. Sans leurs rêves. Il rêve d'une japonaise. Elle rêve d'un européen. Il rêve d'une femme. Elle rêve d'un jeune homme. Et peut-on vivre sans rêves, peut-on vivre sans l'art? C'est lui qui permet de sortir de l'enfer.

Elle lui explique que le petit groupe des hôtes de Chateaubriand va organiser une soirée dédiée spécialement à la culture japonaise. Que chaque japonais va décrire une partie de sa propre culture. Qu'elle fera une présentation de la cérémonie du thé. Et qu'elle lui permet de passer de nou­veau la nuit chez elle. Et toutes les autres nuits s'il veut. Les deux amants s'éloignent de la cinémathèque. La nuit est en train de tomber.



Soirée japonaise
Un bar-restaurant sur la butte Montmartre. Le petit groupe est au complet. Le russe arrive un peu en retard mais pas autant que la japonaise. Hanako est habillée d'un magnifique kimono multicolore. Elle présente une tradition du pays du Soleil Levant: la cérémonie du thé. Chaque personne reçoit un bol préparé avec soin. C'est du thé vert parfumé. Il y a une projection de diapositives par les autres japonais qui décrivent les arts de leur pays. Eric fait aussi une petite présentation de son expérience personnelle du Japon. Par la littérature avec Kawabata, Mishima, mais aussi avec les souvenirs qu'il a de ses amis japonais. Au cours de la soirée, les autres cultu­res sont évoquées ainsi que les pays respectifs et une parenthèse est faite sur les relations amou­reuses interculturelles qui ont pu être relatées dans l'Histoire. Il y a parfois de grands échecs, de grandes réussites aussi. Mais l'issue de l'histoire entre deux personnes ne dépend pas tant de leur origine que de leur caractère, de la chance, des circonstances. Parce que ce vers quoi chacun es­saie de tendre, c'est l'autre, l'inconnu, la découverte, la nouveauté. Que la nouveauté vienne du village voisin, d'une autre province, d'un autre pays ou qu'elle vienne de par-delà les mers n'a pas grande importance.
La soirée se poursuit par un repas très copieux où chacun a apporté des spécialités culinaires. Le Japon est à l'honneur avec des sushis, du tempura, des brochettes, du sake. Puis suivent la cuisine russe, la cuisine espagnole, la cuisine française. Jean-Pierre est là aussi. Il a amené quelques bouteilles de vin rouge. Le vin est très bien accueilli. Une des américaines discute avec le monsieur russe, les japonais draguent les espagnoles. Jean-Pierre est charmé par l'autre américaine. Eric se noie dans le regard de sa japonaise. Ils sont déjà partis vers d'autres pays, d'autres d'autres vies, d'autres histoires, d'autres oeuvres d'art. Par où vont-ils commencer? Que leur ré­serve le vingt-et-unième siècle? Que nous réserve-t-il? Doit-on espérer ou s'inquiéter? Eux deux n'en ont que faire. Il vit dans ses yeux. Elle vit dans son regard. Ils se rechargent mutuellement. Ils s'en vont main dans la main. La soirée est finie. Le restaurant ferme. Les lumières s'éteignent. Le peintre rentre chez lui. Tout seul.



Jean-Jacques Rousseau: "On ne triomphe des passions qu'en les opposant l'une à l'autre."

Friedrich Nietzsche: "Attaquer la passion à la racine, c'est attaquer la vie à la racine. La pratique de l'Eglise est hostile à la vie."

Saint--Augustin: "Mon âme était misérablement avide de se gratter contre le sensible."
"Je souillais la source de l'amitié des ordures de la concupiscence et je voilais
sa blancheur du nuage infernal de la convoitise car aimer et être aimé m'était
encore plus doux si je pouvais en outre jouir du corps de l'être aimé."
















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