mercredi 2 septembre 2020

"Souvenirs d’Olivier Pagès sur son grand-père Victor Auger", L'Arcouest (2020)

L’Arcouest, 28 août 2020

Paul-Eric Langevin : Olivier, c’est quoi vos premiers souvenirs de votre grand-père Victor Auger ? Vous saviez que c’était un professeur à la Sorbonne quand vous étiez petit ?

Olivier Pagès : Bon, je prends un fait précis. J’ai eu un petit frère, qui est né juste après moi, et qui est mort d’une méningite cérébro-spinale, au berceau. Donc mes parents m’ont mis pendant tout ce temps sous la coupe de ma grand-mère Auger. Elle avait un pavillon à Paris, avec un jardin. Leur voisin, c’était un très grand mathématicien, Jacques Hadamard. Donc j’ai vécu pendant au moins six mois, uniquement avec ma grand-mère. Donc je vais vous donner une anecdote, j’étais dans sa chambre, dans un berceau à côté. Et je lui disais « Mamé, t’entends la bête ? ». « Mais non, ce n’est pas une bête, c’est ton grand-père qui ronfle. » C’était Victor.

PEL : Victor, vous me disiez qu’il a commencé par faire des études en Suisse, et qu’il a dû refaire ses études à Paris, parce qu’il n’y avait pas d’équivalences ?

OP : Il a tout refait à Paris. Parce qu’à l’époque, il n’y avait pas de barrières. Tu pouvais passer ton certificat, ton doctorat, tout ça dans l’année. Alors lui, il le passait en allemand, en latin.

PEL : C’est-à-dire qu’on pouvait passer tous les certificats dans une année ?

OP : Oui, parce que jamais personne n’avait essayé. Il fallait un phénomène comme lui pour montrer qu’il pouvait y avoir le problème. En deux ans, il a tout bouclé. Je lui ai dit « Comment tu faisais ? ». « J’avais un répertoire de deux cents mots dans la poche, que j’apprenais par jour ». Deux cents mots. Il faisait de l’Esperanto, et il y avait un autre truc que l’Esperanto, qu’il trouvait très bien.

PEL : Ido ? C’est ça ?

OP : Oui.

PEL : Ca marche encore, l’Esperanto. C’était très à la mode à l’époque.

OP : Il connaissait par cœur les Mille et une nuits. Dans son salon, on était assis sur des poufs. Il y avait des rideaux partout accrochés aux murs. Il était copain avec le docteur Mardrus. Joseph-Charles Mardrus.

PEL : Ah oui, vous m’aviez dit que c’était l’illustrateur des Mille et une nuits.

OP : Les Mille et une nuits. Alors il était imitateur, il arrivait à imiter le cri des petits crapeaux : « Mu, mu, mu, mu ». Alors on cherchait partout où était le crapeau. C’était mon grand-père qui l’imitait. Alors, il avait une très belle propriété à soixante kilomètres de Paris, dans la forêt d’Halatte. Le rendez-vous de chasse de la baronne machin. Avec écuries, chenils, et tout le reste.

PEL : C’était dans quelle ville précisément ?

OP : Pont Sainte Maxence. Bon, il avait un châlet. Il avait des propriétés un peu partout.

PEL : Ah oui quand même. Mais alors, il obtient ses diplômes et il commence comme préparateur à la Sorbonne ?

OP : C’était sa femme qui avait repéré tous les brevets. Elle achetait des actions. Elle était amie avec un très grand chimiste très riche.

PEL : Et donc il commence dans les sous-sols de la Sorbonne ?

OP : Mon grand-père comme technicien, disait ma grand-mère, c’est ça qui va marcher. Il vient de trouver un truc pour faire de l’émail noir, en céramique. Rhône Poulenc. Vous vous rendez compte. Ma grand-mère nous a donné des paquets d’actions Rhône Poulenc.

PEL : Moi, j’avais des actions Air Liquide. Mais alors, il a découvert des trucs en chimie, Victor Auger ?

OP : Toute la cosmétique. C’était son préparateur, Eugène Schueller. En deux ans, Schueller a tout pigé dans son laboratoire. Et au bout de deux ans, il a foutu le camp avec sa préparatrice. Ils se sont installés rue Royale à Paris, ils ont créé L’Oréal. Il y avait deux orthographes, l’Auréal ou l’Oréal.

PEL : Schueller est parti avec la préparatrice. Il s’est marié avec ?

OP : Tout ce qu’il avait appris dans le labo de mon grand-père. Non, pas du tout. Quand elle est morte, mon grand-père a reçu un courrier quand même. Ce n’est pas Schueller qui l’a envoyé mais c’est son chef de service. « Nous savons ce qu’elle représentait pour vous, et nous vous annonçons son décès. »

PEL : Schueller a été, on peut le dire, dans la collaboration.

OP : Ah mais il a été collaborateur en tête. J’ai eu le témoignage de quelqu’un qui était là chez lui. On allait tous chez lui, il était très riche et il recevait largement. Frédéric Joliot appréciait sa deuxième femme.

PEL : Parce qu’il allait les voir, lui aussi.

OP : Oui. Sa deuxième femme. Pas la mère de Liliane, mais sa deuxième femme. Parce que Fred était très séducteur, et les jolies filles, il y était très sensible.

PEL : Les jolies filles s’intéressaient toutes à Fred ?

OP : Fred. Oh ben dis donc. Il a un palmarès, celui-là. Enfin bon, il y avait un monsieur qui était là, et dont les deux fils étaient mobilisés. Il était sans nouvelles de ses fils. Eh bien, Schueller était là, et il y a son valet de chambre ou son majordome qui arrive : « Monsieur, on annonce les premiers motards allemands qui arrivent de Paimpol vers l’Arcouest ». « Eh bien, très bien, mettez du champagne au frais pour ces messieurs. »

PEL : Parce que Schueller était déjà installé ici.

OP : Evidemment. Vous savez pourquoi ? C’est lui qui a lancé, en 1936, je peux vous donner la date, la crème solaire. Mon grand-père m’a dit « Moi, j’avais donné la formule ». C’était un liniment oléo-calcaire parfumé. C’est-à-dire que c’était le liniment oléo-calcaire qu’on mettait sur les fesses des nouveaux nés, irrités par le pipi. C’était simplement de l’huile d’amande douce. Du talc. C’est une pierre broyée, le talc. Et puis un parfum. Mais alors il a fait un coup de maître, c’est qu’il a pris un parfum terriblement animal. Mon grand-père m’a dit que c’était le seul truc qui était plus puissant que l’odeur sui generis que portent les humains. Mon grand-père m’a dit que Louis XIV ne se baignait jamais. Ses médecins lui interdisaient en lui disant que l’eau, c’est très mauvais.

PEL : Vraiment ?

OP : Ben oui, c’est historique. Donc c’est le musc. Le parfum de musc. C’est très animal. Alors c’est très érotique. C’est-à-dire que quand un garçon frotte le dos de sa petite amie avec ça, c’est assez bandatoire.

PEL : D’accord. Le musc. Attendez, je le note.

OP : Bon, écoutez, il y a à la Sorbonne un professeur de sociologie, qui à la fin du congrès sur Sorbonne Plage, m’a sauté dessus en me disant « Attendez, ne partez pas, je tiens, moi, en tant que sociologue et en tant que breton, à vous féliciter doublement. Parce que vous êtes le premier qui ait expliqué comment est né Sorbonne Plage. » Historiquement, à partir de 1900. Avec les quatre frères Lapicque.

PEL : Avec Lapicque et Seignobos.

OP : Voilà. Charles Seignobos. La maîtresse de Seignobos. Il était allé voir un poète et philosophe breton qu’il respectait, je vous ai raconté.

PEL : Anatole Le Braz.

OP : Dont la fille était directrice de l’école maternelle de Paimpol, et les Lapicque, un de leurs frères était à l’école d’hydrographie de Paimpol. A côté de Ploubazlanec.

PEL : Et ici, à l’époque, il n’y avait presque pas de maisons. Il y avait beaucoup de végétation. C’était des panoramas magnifiques.

OP : Bon, alors, ce qui a tout changé, c’est que les francs-maçons sont arrivés au pouvoir. Le ministre de l’Intérieur, Léon Bourgeois, et le ministre de l’Education nationale, son nom me reviendra parce qu’il y en a deux qui portaient le même nom à l’Institut de France. Les Bourgeois. Donc il ne faut pas confondre les prénoms. Un des Bourgeois a nommé, le jour où il a été nommé ministre…

PEL : Bourgeois ?

OP : Oui, l’autre Bourgeois travaillait, avec mon grand-père Pagès, à la responsabilité des Allemands. Il était à l’Institut de France. Alors ce Bourgeois a nommé professeurs Lapicque et Stodel.

PEL : Victor Auger était arrivé à quelle période ?

OP : Il est venu visiter ici en 1914.

PEL : Avant la guerre.

OP : Il faisait le tour de Bretagne à bicyclette.

"Souvenirs de Noémie Koechlin sur son grand-père Paul Langevin", L'Arcouest (2020)

L’Arcouest, 27 août 2020

Paul-Eric Langevin : Alors, Noémie, est-ce que tu veux me donner quelques détails à propos des souvenirs que tu as sur notre grand-père, Paul Langevin ?

Noémie Koechlin : J’ai des souvenirs d’enfance parce que, évidemment, on allait déjeuner en général chez lui à l’Ecole de physique et chimie le dimanche, et c’est là qu’on voyait notre grand-père, alors il avait son bureau au rez-de-chaussée, et l’appartement de fonction était au premier étage.

PEL : Ah oui, j’y ai été une fois. 

NK : Tu y as été une fois, tu te souviens. Et on nous disait, bon vous allez descendre appeler Paul pour le déjeuner qui est prêt. Et alors on descendait dans ce bureau qui m’impressionnait énormément, parce que c’était un bureau avec une double porte, pour avoir le silence évidemment. Alors on frappait à la première porte, et en général il ne répondait pas parce qu’il n’entendait pas. Et on frappait à la deuxième porte ensuite pour se faire inviter à entrer.

PEL : Mais à ce moment-là, tu avais quel âge ? Dix ans ?

NK : Ben, c’était avant la guerre.

PEL : Mais est-ce que tu te rendais compte que c’était un personnage important ?

NK : Oui et non, je vais te dire. Un jour, j’ai été interviewée par une journaliste qui écrivait dans Marie-Claire, c’était un journal féminin qui a précédé Elle, c’est devenu Elle par la suite. Et alors elle m’avait interviewé sur mon grand-père et elle m’avait demandé est-ce que tu sais que tu as un grand-père célèbre ? J’ai dit oui je sais c’est un grand savon.

PEL : Mais tu avais quel âge à ce moment-là ?

NK : Oh j’avais huit ans.

PEL : Et au moment du Front populaire, tu avais neuf ans.

NK : Oui mais ça, j’ai pas du tout vécu le Front populaire. Non absolument pas. Tu sais, à neuf ans.

PEL : Tu avais treize ou quatorze ans quand la guerre s’est déclaré.

NK : Pendant la guerre, oui. Je suis née en décembre 1927. Alors en 1939, j’avais douze ans.

PEL : Alors c’est quoi tes souvenirs, si tu veux bien me dire quelques mots, comment ça s’est passé à ce moment-là ?

NK : De la guerre. Oh bien si, j’ai des souvenirs très précis de la guerre et de l’Occupation. L’Occupation, je vais te dire, c’était terrible parce que les Allemands affichaient dans les rues des petites affiches où ils disaient ont été exécutés des traîtres à la Nation untel, untel, untel. Et je vois ça en sortant pour aller au lycée. Et qu’est-ce que je vois ? Le nom de mon oncle, Jacques Solomon.

PEL : Tu m’avais raconté, oui.

NK : C’est terrible. C’est des souvenirs terribles.

PEL : Tu as des souvenirs de lui ?

NK : Très bien. C’était un oncle très gentil, qui nous racontait des histoires. Parce que, tu sais, on allait souvent, comme mes parents sortaient beaucoup et faisaient beaucoup de sport, le week-end ils partaient, et nous étions invités à ce moment-là rue Vauquelin, à l’Ecole de physique et chimie, et on restait le week-end chez Paul et Jeanne. J’ai des très bons souvenirs de mes oncles, et de mon oncle Jacques Solomon, bien sûr.

PEL : Il aimait les enfants.

NK : Il aimait les enfants, il nous racontait des histoires, je me souviens.

PEL : Il travaillait beaucoup avec Paul à ce moment-là ?

NK : Oh eh bien ça, j’étais incapable de m’en rendre compte à l’âge que j’avais. Mais il travaillait à l’Ecole de physique et chimie.

PEL : Et Jacques et Hélène Solomon se sont installés en face.

NK : Oui. Je sais que Paul estimait énormément Jacques Solomon. J’ai eu une lettre entre les mains, justement après la mort de Jacques, que Paul Langevin a écrit à tante Hélène. Il estimait énormément Jacques Solomon, qui était pour lui une figure scientifique, c’était un futur grand scientifique.

PEL : C’était un peu comme son élève préféré.

NK : Je ne sais pas mais il le considérait comme quelqu’un de très intelligent et de très valable. Evidemment…

PEL : Ils s’étaient rencontrés grâce à Georges Politzer.

NK : Ca, je ne sais pas du tout. Je ne peux pas savoir parce que j’étais petite à ce moment-là. Je ne sais pas.

PEL : Et alors à ce moment-là, vous habitiez ?

NK : J’habitais à Paris avec mes parents, rue Larrey, c’était un appartement qui était en face de la Mosquée de Paris. Très bien placé.

PEL : Et donc tu allais voir Paul et Jeanne toutes les semaines ?

NK : J’allais très souvent à l’Ecole de physique et chimie, d’autant plus que mon père, Jean, qui était professeur de physique et chimie au Lycée Henri IV, était en plus rédacteur en chef du Journal de physique et le Radium, qui avait son siège à l’Ecole de physique et chimie, ce qui fait que Jean avait deux professions si tu veux, et moi j’allais voir Jean, j’allais voir Paul, on allait tous seuls rue Vauquelin, mon frère aîné Tiapa et moi.

PEL : Donc il collaborait avec son père.

NK : C’est-à-dire que non, il ne collaborait pas avec Paul Langevin, mais il était le rédacteur en chef du Journal de physique et le Radium, qui était un journal, je suppose qu’il existe toujours mais je n’en sais rien, qui était un journal qui relatait les différentes découvertes physiques et chimiques de l’époque, à la pointe, si tu veux, de la recherche. Et effectivement, j’allais très souvent rue Vauquelin, parce qu’il y avait mon père là-bas, et parce que j’allais voir mes grands-parents. On y était très souvent les week-ends, mes parents partant souvent pour faire du canoë, pour faire du ski. Nous, on allait à l’Ecole de physique et chimie et on couchait chez les grands-parents. Quand on couchait à l’Ecole de physique et chimie, on se précipitait dans le lit avec Paul et Jeanne pour avoir le petit déjeuner avec eux.

PEL : Il y a une question que je me pose quand même. Est-ce que c’était quelqu’un d’autoritaire ?

NK : Paul ? Pas du tout, mais alors absolument pas. En tous cas, en ce qui concerne ses relations avec ses petits-enfants. Pas du tout. Il nous préparait des choses intéressantes à voir, par exemple, après le déjeuner, il avait trouvé des petites figurines japonaises qu’on mettait dans l’eau et qui s’épanouissaient en étant mouillées. Il avait toujours quelque chose de gentil et de sympathique à nous montrer. Mais il n’était pas du tout autoritaire avec nous en tous cas.

PEL : Avec les enfants, non. Mais est-ce qu’avec ses élèves, tu crois qu’il était autoritaire ?

NK : Ecoute, il n’avait pas un caractère autoritaire, pas du tout.

PEL : Il avait une autorité naturelle, une aura naturelle, donc il n’avait pas besoin de l’être.

NK : Je pense que c’est plutôt ça. On n’a absolument pas de souvenirs de lui autoritaire. Absolument pas. Non, c’était quelqu’un de patient, de doux, au contraire. Il nous est arrivé plusieurs fois, et à moi entre autres, de frapper à la porte de son bureau, pour aller lui dire que le déjeuner était prêt, et puis même une fois, j’avais une petite correspondante anglaise, je voulais aller lui présenter mon grand-père, parce qu’il était célèbre et elle avait envie de le rencontrer, eh bien je ne me suis pas gênée, j’ai frappé à sa porte et puis voilà, il m’a reçu gentiment.

PEL : Il recevait tout le monde.

NK : Tout le monde, je n’en sais rien, mais en tous cas, ses petits-enfants, sûrement.

PEL : Je me rappelle d’un souvenir que m’avait raconté ma mère, il faisait quelque chose avec les papiers qui enroulaient les oranges.

NK : Oh oui, les chandelles. Autrefois, les oranges étaient emballées, maintenant c’est fini. Elles étaient emballées dans une espèce de papier de soie un petit peu raide. Et alors il faisait une cheminée avec. Il mettait avec une allumette le feu en haut de la cheminée, et le papier brûlé se recouvrait vers l’intérieur et faisait comme une mongolfière. Et l’air chaud poussait et faisait monter en l’air cette espèce de tube de papier d’orange, c’était magnifique.

PEL : Jusqu’à ce que le papier brûle complètement.

NK : Jusqu’à ce que le papier brûle et qu’il tombe du papier brûlé.

PEL : Il avait des idées sur tout en fait.

NK : Oh ben c’est surtout qu’il nous amusait toujours. Et alors il avait trouvé ces petites figurines japonaises qui étaient en papier découpé, qui étaient extraordinaires, elles se présentaient comme des petits bâtons, on mettait ces petits bâtons sur l’eau, dans un bol d’eau, et le petit bâton s’élargissait et s’épanouissait, et faisait un personnage, une fleur, un bateau, un objet, c’était extraordinaire, je ne sais pas où il avait trouvé ça. Mais il avait toujours quelque chose à nous montrer, quelque chose à nous faire, quelque chose à nous dire. Ce n’était pas un grand-père fictif, tu sais, c’était un vrai grand-père.

PEL : Il était très présent. 

NK : Il était très présent, très très présent.

PEL : Et ton père, Jean, lui, il travaillait tout le temps ?

NK : Jean, oui, il travaillait, il était professeur au Lycée Henri IV.

PEL : Non mais dans tes souvenirs, il était tout le temps occupé ?

NK : Jean, non. Je vais te dire. En tant que professeur au Lycée Henri IV, il avait les vacances scolaires. Et ma mère aussi. Elle était professeur de dessin dans les écoles de la ville de Paris. Elle avait les vacances scolaires. Et mes parents ont fait beaucoup de ski, ont fait beaucoup de canoë. Le printemps, ils faisaient du canoë et l’hiver, ils faisaient du ski. Mes parents avaient beaucoup de vacances. Et puis ils avaient trois mois l’été, il ne faut pas oublier.

PEL : Trois mois ?

NK : Pratiquement trois mois, du premier juillet jusqu’au premier octobre.

PEL : Ici, à l’Arcouest, ils passaient tout l’été ?

NK : Pas tout l’été. En général, ils allaient dans le Midi, un petit peu, dans une maison qui était à Cavalaire, une maison qui avait été louée par Madame Curie, c’était une maison qui appartenait aux Borel, les amis des Curie, les amis de mes parents, et ils louaient leur maison à des copains, en particulier à mes parents, ce qui fait que j’ai connu le Midi de la France quand j’étais jeune.

PEL : Mais Paul et Jeanne passaient leurs vacances où ? Je crois qu’ils faisaient beaucoup de balades en Ile-de-France dans les forêts ?

NK : Oui, Paul marchait, et même, si tu veux, mon père m’a raconté qu’avec André, Paul a emmené ses deux fils, Jean et André, pour traverser les Pyrénées, de l’est à l’ouest, de l’ouest à l’est exactement, ils ont fait à pied en faisant transporter leurs bagages d’hôtel en hôtel si tu veux, ils se promenaient, ils ont fait pratiquement toutes les Pyrénées à pied, André, Paul et Jean.

PEL : C’étaient des bons marcheurs.

NK : Paul marchait beaucoup.

PEL : C’est ce qui est raconté un peu dans le livre d’André, la biographie. Et à cette période, est-ce que tu voyais un peu ma grand-mère, Eliane, sa compagne, et mon père, Paul-Gilbert ? Ou plus tard ?

NK : Non, je l’ai connue plus tard, ta grand-mère. Je l’ai connue plus tard. Honnêtement. Tu sais, nous, les enfants, on n’était pas au courant.

PEL : Et donc, en 1942, tu vois cette affiche qui indique que Jacques a été fusillé. Et en 1940, tu apprends que Paul a été arrêté.

NK : Alors ça, tu sais, non seulement on l’apprend, mais on l’a pratiquement vécu. Parce que les Allemands, avant de l’emmener à Troyes, ils l’ont d’abord arrêté à la Santé, et il est resté quelques jours à la Santé, et il était vieux, il était enrhumé, ils ont eu probablement peur qu’il crève à la Santé. Alors ils l’ont retiré de la Santé et ils l’ont ramené chez lui. Et c’est là que tout le monde est venu, parce que naturellement, Hélène, Madeleine, Jean, on a appelé tout le monde pour venir voir Paul Langevin, parce que les Allemands étaient là, ils étaient dans l’appartement, et ils ont dit on va venir le chercher pour l’emmener quelque part.

PEL : Il était déjà coincé, quoi. 

NK : Il était prisonnier, en quelque sorte. Et alors, il était chez lui, pour qu’il puisse prendre une valise avec ses affaires. Pendant ce temps-là, mon père, mon oncle, mes tantes se sont précipité pour faire venir les gens pour essayer de faire pression si tu veux, pour empêcher les Allemands d’emmener Paul Langevin, surtout que les Allemands ont dit on l’emmène, mais ils n’ont pas voulu dire où. Et on n’a su qu’il était à Troyes que quand Paul a pu écrire qu’il était à Troyes. Autrement, il est parti sans laisser d’adresse. Non, ça, c’était très émouvant, ce moment-là.

PEL : Très dur.

NK : C’était quand même une période terrible. Tu sais que Paul a été le premier intellectuel arrêté par les Allemands. Il faut dire qu’il avait fait, j’ai vu des photos, il avait fait des conférences contre le nazisme, contre le fascisme pardon, en Allemagne. Alors il était connu et repéré comme le loup blanc.

PEL : D’après ce que j’ai lu, c’était un des ennemis principaux du Reich, quasiment.

NK : Non, je ne pense pas que ce soit un des ennemis principaux, il y en avait beaucoup, mais c’était un anti nazi notoire, si tu veux, qui avait fait des conférences, qui avait pris la parole, qui s’était mouillé beaucoup.

PEL : Et on lui avait interdit de parler à Berlin, je crois.

NK : Je ne sais pas. Je n’étais pas au courant.

PEL : Quand il a été arrêté, il y a eu des réactions internationales à son sujet.

NK : Ben c’est-à-dire que, quand il a été arrêté, oui, mais il y a eu surtout des réactions en France. Mais qu’est-ce que tu voulais faire ? Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse ?

PEL : Ben oui, rien.

NK : On était quand même sous l’Occupation.

PEL : Et donc, vous, vous venez ici, à l’Arcouest ? Vous êtes venus pendant un an ?

NK : On a vécu pendant la guerre un an ici. Mais on venait souvent à l’Arcouest. Mes parents avaient pratiquement trois mois de vacances. Alors ils allaient dans le Midi.

PEL : Mais vous êtes quand même restés un an ici ?

NK : Ah ben on est restés un an ici pendant la guerre, parce que Jean était mobilisé, et il faut que tu te souviennes que quand les hommes étaient mobilisés, ils ne gagnaient pas leur croûte. Ils n’avaient pas un centime. Il fallait que ma mère travaille si on voulait manger, tu comprends. L’armée te donne une solde ridicule quand tu es mobilisé, mais rien du tout. Le jour où les hommes sont mobilisés, ils ne gagnent plus leur vie. On ne les paie plus. Et ma mère gagnait sa vie. En 1939, on est resté là, mon père était mobilisé, ma mère est partie travailler à Paris, elle revenait tous les week-ends, et nous, on était sous le contrôle d’une de nos grands-mères, pas ma grand-mère Langevin, ma grand-mère Grandjouan, qui habitait une maison à côté de la nôtre, avec mes cousins Grandjouan, et nous, on est restés tout l’hiver à l’Arcouest. Mon frère Tiapa a été au lycée en vélo, et les petits, dont mon petit frère Sylvestre, allaient à l’école communale à Ploubazlanec.

PEL : Alors il est resté quatre ans à Troyes. 

NK : Non, il n’est pas resté quatre ans. Ecoute, je n’ai plus les dates en mémoire, la date de son arrestation. Et ensuite il est parti en Suisse en 1944. Il est parti en Suisse, il s’est sauvé, avec deux FTP qui lui ont fait passer la frontière en le portant parce qu’il était fatigué.

PEL : Et il avait la réforme Langevin-Wallon dans un sac. C’est ce qui est marqué sur une photo.

NK : C’est possible.

PEL : Et alors, c’est la Libération.

NK : Oui, alors nous, pendant la Libération, on était en Vendée, exactement dans les Deux-Sèvres, au moment de la Libération. On a vécu la Libération, mais pas à Paris. On est rentrés après quand Paris a été libéré.

PEL : Et c’était formidable ?

NK : Formidable ? Euh, je ne dirais pas ça. On est rentrés à Paris, tout était calmé si tu veux quand on est rentrés. Non, ce qui était formidable, c’était d’apprendre le débarquement, tu ne peux pas savoir l’espoir que ça pouvait nous faire.

PEL : En juin 1944. Et après, donc, vous vous réinstallez à Paris.

NK : Après on est rentrés. Alors problème pour rentrer, il n’y avait pas de trains. Alors mon père, en cherchant à droite et à gauche, a fini par trouver une petite voiture, une petite Lancia, dans laquelle ma mère a fourré moult bagages, on n’avait plus de place pour s’y mettre. On s’est coincés entre les valises. Et on est rentrés en voiture. Et alors le retour en voiture, il n’y avait plus de ponts sur la Loire, les ponts avaient sauté, alors il y avait des bacs pour passer les voitures. C’était plutôt acrobatique.

PEL : Et à cette période, vous retrouvez Paul et Jeanne.

NK : Je ne sais plus à quel moment Paul est rentré de Suisse. Je ne sais pas exactement quand on l’a revu pour la première fois.

PEL : Est-ce que tu as eu conscience des bombardements de Hiroshima et Nagasaki ?

NK : Bien sûr, on a entendu ça. Ca a été très très émouvant, si tu veux.

PEL : A Paul, ça a dû lui faire un gros effet.

NK : Je ne sais pas, mais quand même, c’étaient des bombes atomiques. Il ne faut pas l’oublier. Et c’était quand même impressionnant. Qu’on ait osé jeter une bombe atomique.

PEL : Et dans la presse, ils étaient grandiloquents.

NK : Je ne me souviens plus, parce que c’est loin, tout ça.

PEL : J’avais lu la réaction d’Albert Camus, qui était indigné. Et la réforme Langevin-Wallon, vous en entendiez parler ?

NK : On savait très bien que le grand-père avait beaucoup travaillé, c’était important.

PEL : Tu avais quel âge à ce moment-là ? Quinze ou vingt ans ?

NK : Oui, en 1937, j’avais dix ans, en 1940, j’avais treize ans. Moi, mes souvenirs de guerre, c’était surtout des souvenirs de course pour trouver à bouffer. On m’envoyait, moi, toute seule, petite, j’avais treize ou quatorze ans, on m’envoyait dans une espèce de pension de famille qu’on avait trouvée et dans laquelle on pouvait manger, on pouvait manger sans donner des tickets.

PEL : Ah bon ? Toute seule ?

NK : Bien sûr. D’abord, j’y suis allée avec mes parents, parce qu’on a été pour les vacances de Pâques, et on a connu des fermes aux alentours, et ensuite mes parents m’envoyaient, et alors je te ferais remarquer que moi, on m’envoyait, mais on n’envoyait jamais mon frère aîné. Remarque, ils avaient peut-être raison, parce que les Allemands arrêtaient les gens qui arrivaient dans les gares, et qui arrivaient avec leurs paquets et leur colis, pour leur prendre leurs affaires. Et alors, ils arrêtaient les hommes surtout.

PEL : Est-ce que tu as eu le sentiment à cette période d’être en danger ?

NK : Oui, à Paris, mais pas quand j’étais partie pour chercher de la bouffe en Normandie. Mais à Paris, oui. Parce que tu sais que les Allemands défilaient dans les rues partout, partout, partout, en chantant, il y en avait partout, il y avait des Allemands partout. Même dans notre petite rue Larrey, il y en avait partout, sur tous les trottoirs, il y avait des Allemands. Et moi, j’avais peur. Je ne risquais absolument rien, mais j’avais peur.

PEL : A priori.

NK : A priori et en fait. Ils n’allaient pas m’arrêter, j’étais une petite jeune fille.

PEL : Donc, quand même, la Libération, ça a été marquant.

NK : Bien sûr, bien sûr. Nous n’avons pas vécu la Libération de Paris, parce qu’on était en Vendée, dans les Deux-Sèvres.

PEL : Et donc, le Plan Langevin-Wallon.

NK : Tu l’as toi, le Plan Langevin-Wallon ?

PEL : Oh oui, je dois avoir un livre.

NK : Moi oui, je l’ai. A ma grande honte, je ne l’ai jamais lu.

PEL : Oui, j’ai dû en lire des passages. Vous en parliez en famille quand même.

NK : A peine.

PEL : Non, pas tellement. Et donc, après, le décès de Paul, en 1946.

NK : Oh ben écoute, je ne sais pas si tu es au courant, mais ils ont exposé son cercueil sur le porche du Collège de France. Et tout le monde venait, et pouvait passer, et saluer. Et ensuite, ils sont allés à pied, avec le cercueil, pour l’enterrement, au Père Lachaise. Et je me souviens de l’immense foule qui a suivi, et même des petits vieux qui étaient des gens de l’époque de Paul, qui se souvenaient de lui, on fait à pied le chemin depuis le Collège de France jusqu’au Père Lachaise.

PEL : Et tous les parisiens défilaient.

NK : Ils ont emmené une voiture au pas, avec tous les gens qui défilaient derrière. Et si tu avais vu, moi je me souviendrai toujours de ça, tous ces petits vieux qui étaient des contemporains de Paul, qui étaient là et qui ont suivi depuis le Collège de France jusqu’au Père Lachaise à pied, en traversant tout Paris. C’était impressionnant.

PEL : Tous les parisiens l’aimaient.

NK : Tous ceux qui l’aimaient étaient là.

PEL : Et vous avez fait le trajet aussi.

NK : Oui, moi, je l’ai fait.

PEL : Et ça, c’était en 1946, et au début de 1947. Et un an plus tard, ils ont décidé de le mettre au Panthéon. 

NK : Je ne sais plus quand exactement, mais ça, tu trouveras ça n’importe où.

PEL : Enfin, c’est en 1948 qu’ils l’ont mis au Panthéon. Et là, tu m’as raconté que tu avais assisté, avec mon père, à la cérémonie.

NK : Oui. Au Panthéon.

samedi 7 mars 2020

"Recueil de poèmes", par Jean-Louis Desbat (1951-1972)






























Jean-Louis Desbat (1951-1972) était le frère cadet de l'architecte Jean-Paul Desbat (1946-) et d'Anne-Marie Desbat-Langevin (1941-2016). Il était passionné par le théâtre et se destinait à une carrière d'architecte, comme son frère. Il est décédé à l'âge de 20 ans dans un accident de la route.

jeudi 9 janvier 2020

"Entretien avec Noémie Koechlin à propos de son grand-père Jules Grandjouan", Paris (2020)

Rue des Boulangers, Paris, 8 janvier 2020



Paul-Eric Langevin : Noémie, ton grand-père paternel, c’était Paul Langevin, comme moi. Et ton grand-père maternel, c’était Jules Grandjouan, et tu as publié neuf volumes d’archives de Grandjouan.

Noémie Koechlin : Oui, c’était un dessinateur et il a eu toute sa vie une production très abondante, il dessinait vite et bien. 

PEL : Et toi, tu étais proche de lui quand tu étais petite.

NK : On était très proches de lui parce qu’il habitait aux environs de Paris, il avait un grand jardin, et moi et mon frère aîné, Bernard Langevin (Tiapa), on a très souvent été avec lui passer le week-end, très souvent, c’était inespéré. Donc j’ai fait neuf fascicules, par thèmes, comme il avait une production très variée de dessins, j’ai fait un thème sur ses dessins de la ville de Nantes, il était nantais.

PEL : Il était né à Nantes ?

NK : Il était né à Nantes et il a vécu, disons, les deux tiers de sa vie à Nantes.

PEL : Il était né à Nantes dans une famille bourgeoise.

NK : Tout à fait bourgeoise et conventionnelle.

PEL : Et il avait fait du droit.

NK : Ah non, il avait fait semblant de faire du droit, c’est-à-dire qu’il avait effectivement été inscrit à la Faculté de droit, à Paris, mais je crois qu’il n’a pas dû y rester très longtemps parce qu’il aimait beaucoup mieux dessiner, et heureusement parce qu’il dessinait beaucoup mieux qu’il ne faisait du droit. Et il a dessiné plutôt que de faire des études de droit, et c’est très bien.

PEL : Il a été politisé très tôt ?

NK : Oui, il a été politisé très tôt.

PEL : Et j’ai vu qu’il avait perdu son père très jeune.

NK : Oui, il a perdu son père, il avait sept ans, et il a été élevé par trois femmes, sa mère, sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Il avait quand même son grand-père, Félix Chatelier, qui était coutelier de la marine et horticulteur amateur.

PEL : Comment se fait-il qu’il ait été politisé très tôt ?

NK : Parce qu’à Nantes, dans les années 1900, il y avait des groupes politiques très actifs, il a été mêlé aux histoires de Jules Guesde, les guesdistes à Nantes, et après il s’intéressait à la politique. Donc au début, il était très à gauche, en fait il était complètement anarchiste.

PEL : Si j’ai bien compris, il a été d’abord anarchiste, ensuite communiste et socialiste.

NK : Non, il n’a jamais été communiste, il a fait des affiches pour le Parti Communiste, mais il n’a jamais été communiste.

PEL : Il n’était pas encarté.

NK : Ah non, ça jamais de la vie, Grandjouan, jamais.

PEL : C’était, comme Paul Langevin, un compagnon de route du Parti Communiste.

NK : Oui, il était très actif mais pas du tout encarté, ça pas du tout. C’était un homme beaucoup trop indépendant. Mais c’était quand même un homme très politisé.

PEL : Comment il vous parlait de tout ça quand vous étiez petits ?

NK : Ah bien, nous, quand on était petits, il ne nous parlait pas de politique, non quand on était petits, il nous racontait des histoires, et en particulier, je me souviens toujours qu’il nous racontait les mille et une nuits, à sa façon, et il nous racontait ça le soir tard parce que quand on allait chez lui aux environs de Paris, on faisait tout ce qui était défendu chez mes parents, on se couchait tard, on se levait tard, enfin bon, c’était merveilleux. Et il nous emmenait aux ventes aux enchères, il nous emmenait fouiller dans les décharges, parce qu’il trouvait toujours des trucs formidables. Il nous emmenait aussi, pour trouver des fossiles. Il avait l’œil, dès qu’on se promenait quelque part, il trouvait quelque chose d’intéressant.

PEL : Il s’intéressait à tout.

NK : Oui effectivement, il s’intéressait à tout, c’était un homme universel.

PEL : Et il n’a pas fait des études de dessin, il a appris tout seul.

NK : Ah si, il a quand même été un peu aux Beaux-Arts, au lieu d’aller faire son droit à Paris, il est allé un peu aux Beaux-Arts, mais effectivement pas longtemps. Il a appris à dessiner tout seul. Et il faut dire qu’il était relativement doué, parce que j’ai deux dessins de lui à quinze ans, à quinze ans déjà, il a fait un portrait de sa mère, et un autoportrait, absolument épatants, déjà à quinze ans. Ah oui, il était très doué.

PEL : Et il a commencé à faire des dessins engagés à quel âge. 

NK : Très tôt. Dix-neuf ou vingt ans. 

PEL : C’était en relation avec son activité, son engagement ?

NK : Oui, mais disons qu’avant de faire des affiches, parce qu’il a fait pas mal d’affiches, avant de faire des affiches politiques, il a fait des affiches, comment dirais-je, commerciales, alimentaires, il en a fait trois ou quatre. Mais c’est quand même lui qui est le précurseur de l’affiche politique illustrée, parce que les affiches politiques, il y en avait plein, mais il n’y avait pas de dessins. Et Grandjouan a commencé à faire des affiches avec des dessins. C’est lui, vraiment, le précurseur de ce genre de chose.

PEL : Donc c’est là qu’il a commencé à illustrer « L’assiette au beurre » et « Le rire ».

NK : Alors il a signé dans l’Assiette au beurre pendant les dix ans qu’a duré l’Assiette au beurre. Il a écrit dans le premier numéro et jusqu’au dernier numéro. Il faut dire qu’il a fait plus de mille dessins dans l’Assiette au beurre. C’était un dessinateur très prolifique.

PEL : Ah tu vois, il y a quand même un numéro qui s’appelle inventaire. Et ça, c’est les portraits de famille.

NK : Oui, c’est les portraits de famille, tout ça. 

PEL : Et alors, à partir d’un moment, il s’est mis au service du PCF. Il a commencé à dessiner pour le PCF. D’ailleurs, le PCF, ça date de 1920.

NK : Oui mais il n’a pas été au service de, il a fait quelques affiches pour les communistes, il a fait des affiches un peu anarchisantes, mais il n’a jamais été au Parti Communiste, ni à aucun autre parti, parce que ce n’était pas du tout un homme de parti. Il n’a jamais été au Parti Communiste, mais il a fait des affiches pour eux, ça c’est sûr.

PEL : En fait, si j’ai bien compris, en lisant des résumés, il essayait, d’un point de vue personnel comme public, de réunir des forces de gauche un peu hétéroclites, les anarchistes, les libertaires, les communistes.

NK : Il était même tout à fait anarchiste, si tu veux, il était anarchiste de pensée, mais il n’avait pas une activité politique énorme, il n’allait pas faire des conférences dans les réunions, il dessinait, en fait c’était un dessinateur.

PEL : Oui, il s’exprimait comme ça.

NK : D’ailleurs, heureusement qu’il dessinait parce que ses écrits ne sont pas extraordinaires. Tout ça, c’est donc les portraits de famille que j’ai réunis en allant partout dans la famille voir ce qui restait. Il a fait quelques autoportraits. Ah voilà, ces deux-là, si tu veux, si ça t’intéresse, je peux t’en donner un puisque j’en ai deux. 

PEL : Oui, c’est comme tu veux.

NK : Je peux te faire refaire les autres. 

PEL : Là, il y a un gros volume sur les dessins de presse. 

NK : C’était un dessinateur de presse très prolifique.

PEL : Antimilitariste, anticlérical et antipatriotique.

NK : Anti patrons, anti partis, anticlérical.

PEL : Alors là, sur la couverture, on voit des gens qui crachent sur un militaire.

NK : Il a écrit dans des tas de journaux.

PEL : Récapitulatif de la presse.

NK : Il a écrit dans une soixantaine de journaux, et en particulier dans l’Assiette au beurre. Il a fait à peu près mille dessins dans l’Assiette au beurre, comme je te dis. Et puis le Rire.

PEL : La Revue nantaise, la Révolution, le Réveil social, la Raison, le Populaire. C’est une production énorme. Il a dessiné toute sa vie en fait.

NK : Toute sa vie, et sur n’importe quoi. On apportait un paquet de jambon, il nous expliquait, il parlait en dessinant, il dessinait sur le papier de jambon, tu vois. Il n’était pas soigneux, et ça c’était le drame. Heureusement que ma mère était soigneuse et qu’elle a conservé beaucoup de ses dessins qui auraient été perdus sans ça, parce que lui n’était pas soigneux. Il dessinait vite, bien et sur n’importe quoi. C’est terrible.

PEL : Et alors, il a eu trois enfants avec Bettina Simon : Edwige, Jacques et Henri. Et sa fille, Edwige Grandjouan, ta maman, a épousé Jean Langevin et est devenue Vige Langevin.

NK : Ah alors, ma maman, elle a été professeur de dessin, il lui a appris à dessiner, il a aussi appris à dessiner à mon oncle Jacques, qui était dessinateur animalier, il a appris à dessiner à ses enfants, ça c’est sûr. Heureusement.

PEL : Alors est-ce que tu peux me parler un peu de son fils Jacques ?

NK : Alors Jacques-Olivier Grandjouan, il était grammairien, il était intellectuel littéraire, c’était un littéraire complet. Alors, comme métier, il a été censeur des lycées français dans les ex colonies, au Maroc, au Liban, il a été aux Antilles, alors il était proviseur de lycée, les lycées français, et en plus, il était un des grands promoteurs du scoutisme en France, et il a organisé des quantités de camps de scouts dans tous les endroits où il était, aussi bien au Maroc, qu’au Liban, que partout. 

PEL : Et vous, enfants, vous étiez scouts ou pas ?

NK : Ben non, mes parents n’étaient pas tellement pour qu’on soit scouts, et moi je mourais d’envie mais mes parents n’ont pas accepté.

PEL : Et ses enfants à lui ?

NK : Ah oui bien sûr, il a eu deux filles.

PEL : Et je reviens là-dessus, Grandjouan avait mis ses enfants à l’Ecole de la Ruche, qui était une école libertaire, créée par Sébastien Faure.

NK : C’est ça, voilà, ils y ont été, je le sais, pas longtemps parce qu’après, ils ont été au lycée, je le sais. Ils ont eu une éducation tout ce qu’il y a de plus normal. Alors que les enfants de mon oncle Jacques n’ont pas été au lycée. Mon oncle leur a enseigné lui-même, ses deux filles. Oui, ça, c’est tout à fait étonnant. 

PEL : Il leur apprenait tout, quoi.

NK : Oui, il leur apprenait tout. L’une de ses filles est devenue archéologue, elle était très connue en Amérique, et l’autre, alors non, elle est toujours vivante et elle est mariée à un kenyen. Elle vit au Kenya. 

PEL : Ah oui, donc aussi les pays chauds. 

NK : Oui, c’est ça, c’est-à-dire qu’elle a rencontré ce kenyen, qui est extrêmement bien, un scientifique, à l’Université à New-York, et comme elle est tombée amoureuse de lui, mon oncle lui a dit, un mariage mixte, une blanche et un noir, ne vivez pas en Amérique, à l’époque, allez plutôt vivre au Kenya. Et effectivement, au Kenya, ils ont eu une vie très facile, lui tu penses, physicien, qui est arrivé au Kenya, aussitôt on l’a nommé directeur d’université. Et il a été journaliste international. Le mari de ma cousine Fleur. Il s’appelle Hilary Ngweno. Il a été un grand journaliste là-bas, il a fondé un journal et une émission de télévision.

PEL : Et concernant Henri Grandjouan ? Il était ingénieur ?

NK : Henri a fait l’Ecole des Mines, il est devenu ingénieur, et c’est lui qui s’est occupé au départ de la pose de câbles entre la France et l’Amérique. Il a été ingénieur des Ponts et Chaussées, et il était à l’Ecole des Mines, au départ.

PEL : Il a fait beaucoup de choses dans sa vie ?

NK : Ben oui, il est devenu ingénieur des mines, alors il s’est occupé de la pose de câbles dans l’Atlantique comme je te dis, qu’est-ce qu’il a fait d’autre ? Je ne sais pas. En tous cas, c’était un navigateur et un marin pêcheur de prédilection, il n’avait qu’une idée, c’était de pouvoir s’acheter un bateau et d’aller à la pêche en Bretagne. Dès qu’il a pu s’acheter un bateau, il l’a fait.

PEL : Alors revenons un peu à Jules Grandjouan. Donc il dessine dans l’Assiette au beurre, dans le Rire, dans plusieurs autres revues, il fait des dessins pour les communistes mais sans être inscrit au Parti, il a été en Russie.

NK : Il a été en Russie deux fois dans sa vie. La première fois, c’était au moment de la rencontre entre le Président de la République et le Tsar de Russie, c’était en 1901 je crois, et la deuxième fois en 1926, et à la suite de cette visite en Russie, où il est resté six mois, il a écrit un livre qui s’appelle « La Russie vivante », je ne sais pas si je te l’ai montré, je vais te le montrer, je n’en ai malheureusement qu’un exemplaire.

PEL : C’était quelques années après la Révolution de 1917, ah oui c’était l’anniversaire des dix ans de la Révolution de 1917.

NK : Oui, de 1917, et il est dithyrambique, il dit tout n’est pas parfait mais ça le sera bientôt, il est très enthousiaste et très optimiste. Je vais te montrer ce livre sur la Russie vivante. 

PEL : Et son optimisme s’est modifié par la suite ?

NK : Non, il n’a jamais abandonné son optimisme, ça c’est extraordinaire.

PEL : Non mais je veux dire son optimisme politique.

NK : Ben politiquement, il n’était inscrit à aucun parti, bien entendu, il n’était pas anarchiste pour rien, mais il était très optimiste en ce qui concerne la Russie. Je vais te montrer ça.

PEL : Donc le journal « La Russie vivante », par Grandjouan : les ouvriers délégués du monde entier, les soirs de congrès, un document exact sur l’époque présente, à conserver en prévision des temps futurs, édition populaire et première à dix francs, se trouve aux amitiés franco-soviétiques.

NK : La Russie vivante, ce n’est pas n’importe quoi. Il a une centaine de dessins dedans.

PEL : Et pendant la guerre, il se retire à la campagne, c’est ça ?

NK : Oui, alors pendant la guerre, il a fait son retour à la terre, il a loué les communs d’une grande propriété au nord de Nantes, à la Boissière, et il a cultivé la terre, un petit peu, et puis il a élevé une vache je crois, et une chèvre. Alors il était dans les communs de cette ferme, et il y avait une petite chapelle, et c’est là qu’il a mis sa vache. C’est Grandjouan.

PEL : Ah oui c’est beau, cette revue.

NK : Oui c’est plein de dessins, il doit y en avoir une centaine. Il a passé six mois en Russie.

PEL : Et Paul Langevin a été plusieurs fois en Russie aussi.

NK : Oui, mais il n’y a pas été en séjour comme Grandjouan, Grandjouan y a passé six mois.

PEL : Il était où ?

NK : Il a été à Moscou, il a été à Kiev, il a voyagé.

PEL : J’ai un ami qui a été l’année dernière à Khabarovsk, c’est de l’autre côté à dix mille kilomètres. Kiev, c’est en Ukraine, alors à l’époque, ça devait être en Russie. Donc il revient de Russie enthousiaste.

NK : Extrêmement enthousiaste. Et il écrit ça.

PEL : Et alors, après la guerre ?

NK : Après la guerre, il est retourné à Nantes, il est resté à Nantes, il est pas revenu dans les environs de Paris, et il a un peu dessiné, sa mère était propriétaire de plusieurs maisons à Nantes, elle vivait de ses loyers, et alors quand elle est morte, c’est Grandjouan qui a hérité de ses maisons, c’est de ça qu’il vivait, Grandjouan, parce qu’il ne dessinait plus beaucoup pour la presse.

PEL : Et il s’était présenté à un moment donné aux municipales.

NK : Oui c’est ça, mais sans aucun succès, non, il a abandonné, il n’avait aucune raison d’avoir du succès, parce que Grandjouan était comme ça.

PEL : Mais du coup, il a laissé son engagement politique après.

NK : Ben tu sais, il devenait vieux, il est quand même né en 1875, la même année que ma grand-mère, Bettina Simon, d’ailleurs. 

PEL : Mais ça reste quand même pour pas mal de gens, dans les milieux libertaires et anarchistes, une image importante.

NK : Oui, Grandjouan, bien sûr. D’abord, il a peu écrit mais il a un peu écrit quand même, et surtout par ses dessins. Il valait mieux qu’il dessine, parce qu’il faisait ça très bien, tandis que le reste, il le faisait moins bien. Il dessinait merveilleusement, et ce qui était étonnant, c’était la vitesse à laquelle il saisissait le détail caractéristique du dessin. Il avait un don extraordinaire pour la ressemblance. C’était effectivement une grande qualité. Il dessinait partout, sur les murs, sur les papiers qui traînaient, pour trouver et pour récolter tous ses dessins, il aurait vraiment fallu fouiller partout. Et quand il nous racontait une histoire, à nous les petits, il avait toujours un papier et un crayon, ou alors de la pâte à modeler, il fallait le voir, il modelait immédiatement le personnage qu’il était en train de décrire. C’était fabuleux. 

PEL : Et donc, il disait ce fameux conseil, un dessin par jour.

NK : Oui, pas un jour sans un dessin. Il disait si tu veux t’exprimer par le dessin, c’est à ce prix-là. Il avait tout à fait raison.

PEL : Et vous trois, vous en avez profité.

NK : Ah ben moi, j’ai beaucoup dessiné pour mon plaisir et surtout pour mon métier. J’ai beaucoup dessiné au tableau, j’ai beaucoup dessiné sur le papier.

PEL : Pour la biologie.

NK : Et mon petit frère, Sylvestre Langevin, qui est architecte naval, il a appris à dessiner aussi. Il faut dire que ma mère, qui était professeur de dessin, nous a appris à dessiner, elle nous faisait dessiner.

PEL : Elle a fait des choses pour l’Unesco.

NK : Non, pas beaucoup, mais elle a fait des dessins, elle a fait des expositions. Au départ, dans la jeunesse de ma mère, elle faisait des peintures à l’huile. Elle a des tableaux qui sont absolument merveilleux. Et puis ensuite, elle a dessiné. Elle a fondé un petit journal pour enfants avec d’autres dessinateurs. Elle était professeur, elle dessinait tout le temps. Elle dessinait vraiment très facilement, ma mère. Il faut dire que mon grand-père avait fait ce qu’il fallait. Parce qu’elle dessinait, et son frère, Jacques-Olivier Grandjouan, dessinait très bien aussi.

PEL : Et Henri aussi peut-être. 

NK : Henri dessinait moins, de par son métier d’abord, et puis il était moins enclin à dessiner. Mais ma mère et mon oncle Jacques dessinaient beaucoup et très bien. Et ça a été prolongé dans la famille, si tu veux, par mon petit frère et moi, qui avons dessiné pour notre métier. 

PEL : Et les dernières années, Grandjouan était à Nantes.

NK : Alors il a passé, depuis la guerre, jusqu’à la fin de ses jours, en 1968, il a vécu à Nantes.

PEL : Vous le voyiez encore à cette période.

NK : Bien sûr. On allait le voir, d’abord, et ensuite il venait à Paris, et quand il venait à Paris, il venait chez moi. C’était chez moi qu’il habitait.

PEL : Chez Yves et toi.

NK : Oui, bien sûr. Il venait chez nous. Il aimait beaucoup ses petits-enfants. Il s’est beaucoup occupé de ses petits-enfants. C’était un grand-père idéal.

PEL : Il est mort âgé.

NK : En 1968, à 92 ans. Il a eu une fin de vie assez difficile parce qu’il est devenu aveugle. Pour un peintre ou un dessinateur, c’est un peu triste. 

PEL : C’est un peu comme Monet, il avait trop utilisé ses yeux.

NK : Oui, il est devenu aveugle et il est mort en 1968.

PEL : Les dernières années, il était aveugle.

NK : Oui, il était aveugle, il voyait de moins en moins bien, et à la fin, il a quand même eu beaucoup de mal à survivre. C’était un grand-père merveilleux.

PEL : Moi, j’avais écouté l’émission dans laquelle on t’avait interrogée sur Radio Libertaire, et ça, ça fait un petit complément.

NK : Oui, je me souviens.

PEL : Voilà, merci.

NK : Je t’en prie.


Noémie Koechlin est professeur de biologie retraitée, spécialiste en biologie marine. Elle a enseigné à l’Université Pierre-et-Marie-Curie et a été chercheuse au sein de l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN) de Gif-sur-Yvette. 

Elle a passé une dizaine d’années à rééditer les œuvres complètes de son grand-père maternel, le dessinateur anarchiste libertaire Jules Grandjouan. Cette réédition comporte neuf tomes :

1) Inventaire

2) Portraits de famille

3) Les ouvriers et les métiers

4) Vendée et Bretagne

5) Nantes

6) Jules Grandjouan affichiste

7) Isadora Duncan, l’Egypte et Venise

8) Dessins et légendes dans l’Assiette au beurre

9) Jules Grandjouan, dessinateur de presse et illustrateur


Jules Grandjouan (1875-1968)


Jules Grandjouan sur Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Grandjouan

Jules Grandjouan sur le Maitron: http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article155015


Introduction de "Jules Grandjouan affichiste":