L’Arcouest, 28 août 2020
Paul-Eric
Langevin : Olivier, c’est quoi vos premiers souvenirs de
votre grand-père Victor Auger ? Vous saviez que c’était un professeur à la
Sorbonne quand vous étiez petit ?
Olivier
Pagès : Bon, je prends un fait précis. J’ai eu un petit
frère, qui est né juste après moi, et qui est mort d’une méningite
cérébro-spinale, au berceau. Donc mes parents m’ont mis pendant tout ce
temps sous la coupe de ma grand-mère Auger. Elle avait un pavillon à Paris,
avec un jardin. Leur voisin, c’était un très grand mathématicien, Jacques
Hadamard. Donc j’ai vécu pendant au moins six mois, uniquement avec ma
grand-mère. Donc je vais vous donner une anecdote, j’étais dans sa chambre,
dans un berceau à côté. Et je lui disais « Mamé, t’entends la bête ? ».
« Mais non, ce n’est pas une bête, c’est ton grand-père qui ronfle. »
C’était Victor.
PEL : Victor, vous me
disiez qu’il a commencé par faire des études en Suisse, et qu’il a dû refaire
ses études à Paris, parce qu’il n’y avait pas d’équivalences ?
OP : Il a tout refait à
Paris. Parce qu’à l’époque, il n’y avait pas de barrières. Tu pouvais passer
ton certificat, ton doctorat, tout ça dans l’année. Alors lui, il le passait en
allemand, en latin.
PEL : C’est-à-dire qu’on
pouvait passer tous les certificats dans une année ?
OP : Oui, parce que jamais
personne n’avait essayé. Il fallait un phénomène comme lui pour montrer qu’il
pouvait y avoir le problème. En deux ans, il a tout bouclé. Je lui ai dit « Comment
tu faisais ? ». « J’avais un répertoire de deux cents mots dans
la poche, que j’apprenais par jour ». Deux cents mots. Il faisait de l’Esperanto,
et il y avait un autre truc que l’Esperanto, qu’il trouvait très bien.
PEL : Ido ? C’est ça ?
OP : Oui.
PEL : Ca marche encore, l’Esperanto.
C’était très à la mode à l’époque.
OP : Il connaissait par cœur
les Mille et une nuits. Dans son salon, on était assis sur des poufs. Il y
avait des rideaux partout accrochés aux murs. Il était copain avec le docteur
Mardrus. Joseph-Charles Mardrus.
PEL : Ah oui, vous m’aviez
dit que c’était l’illustrateur des Mille et une nuits.
OP : Les Mille et une
nuits. Alors il était imitateur, il arrivait à imiter le cri des petits
crapeaux : « Mu, mu, mu, mu ». Alors on cherchait partout où
était le crapeau. C’était mon grand-père qui l’imitait. Alors, il avait une
très belle propriété à soixante kilomètres de Paris, dans la forêt d’Halatte.
Le rendez-vous de chasse de la baronne machin. Avec écuries, chenils, et tout
le reste.
PEL : C’était dans quelle
ville précisément ?
OP : Pont Sainte Maxence.
Bon, il avait un châlet. Il avait des propriétés un peu partout.
PEL : Ah oui quand même.
Mais alors, il obtient ses diplômes et il commence comme préparateur à la
Sorbonne ?
OP : C’était sa femme qui
avait repéré tous les brevets. Elle achetait des actions. Elle était amie avec
un très grand chimiste très riche.
PEL : Et donc il commence
dans les sous-sols de la Sorbonne ?
OP : Mon grand-père comme
technicien, disait ma grand-mère, c’est ça qui va marcher. Il vient de trouver
un truc pour faire de l’émail noir, en céramique. Rhône Poulenc. Vous vous
rendez compte. Ma grand-mère nous a donné des paquets d’actions Rhône Poulenc.
PEL : Moi, j’avais des
actions Air Liquide. Mais alors, il a découvert des trucs en chimie, Victor
Auger ?
OP : Toute la cosmétique. C’était
son préparateur, Eugène Schueller. En deux ans, Schueller a tout pigé dans son
laboratoire. Et au bout de deux ans, il a foutu le camp avec sa préparatrice.
Ils se sont installés rue Royale à Paris, ils ont créé L’Oréal. Il y avait deux
orthographes, l’Auréal ou l’Oréal.
PEL : Schueller est parti
avec la préparatrice. Il s’est marié avec ?
OP : Tout ce qu’il avait
appris dans le labo de mon grand-père. Non, pas du tout. Quand elle est morte,
mon grand-père a reçu un courrier quand même. Ce n’est pas Schueller qui l’a
envoyé mais c’est son chef de service. « Nous savons ce qu’elle
représentait pour vous, et nous vous annonçons son décès. »
PEL : Schueller a été, on
peut le dire, dans la collaboration.
OP : Ah mais il a été
collaborateur en tête. J’ai eu le témoignage de quelqu’un qui était là chez
lui. On allait tous chez lui, il était très riche et il recevait largement.
Frédéric Joliot appréciait sa deuxième femme.
PEL : Parce qu’il allait
les voir, lui aussi.
OP : Oui. Sa deuxième
femme. Pas la mère de Liliane, mais sa deuxième femme. Parce que Fred était
très séducteur, et les jolies filles, il y était très sensible.
PEL : Les jolies filles s’intéressaient
toutes à Fred ?
OP : Fred. Oh ben dis donc.
Il a un palmarès, celui-là. Enfin bon, il y avait un monsieur qui était là, et
dont les deux fils étaient mobilisés. Il était sans nouvelles de ses fils. Eh
bien, Schueller était là, et il y a son valet de chambre ou son majordome qui
arrive : « Monsieur, on annonce les premiers motards allemands qui
arrivent de Paimpol vers l’Arcouest ». « Eh bien, très bien, mettez
du champagne au frais pour ces messieurs. »
PEL : Parce que Schueller
était déjà installé ici.
OP : Evidemment. Vous savez
pourquoi ? C’est lui qui a lancé, en 1936, je peux vous donner la date, la
crème solaire. Mon grand-père m’a dit « Moi, j’avais donné la formule ».
C’était un liniment oléo-calcaire parfumé. C’est-à-dire que c’était le liniment
oléo-calcaire qu’on mettait sur les fesses des nouveaux nés, irrités par le
pipi. C’était simplement de l’huile d’amande douce. Du talc. C’est une pierre
broyée, le talc. Et puis un parfum. Mais alors il a fait un coup de
maître, c’est qu’il a pris un parfum terriblement animal. Mon grand-père m’a
dit que c’était le seul truc qui était plus puissant que l’odeur sui generis
que portent les humains. Mon grand-père m’a dit que Louis XIV ne se baignait
jamais. Ses médecins lui interdisaient en lui disant que l’eau, c’est très
mauvais.
PEL : Vraiment ?
OP : Ben oui, c’est
historique. Donc c’est le musc. Le parfum de musc. C’est très animal.
Alors c’est très érotique. C’est-à-dire que quand un garçon frotte le dos de sa
petite amie avec ça, c’est assez bandatoire.
PEL : D’accord. Le musc.
Attendez, je le note.
OP : Bon, écoutez, il y a à
la Sorbonne un professeur de sociologie, qui à la fin du congrès sur Sorbonne
Plage, m’a sauté dessus en me disant « Attendez, ne partez pas, je tiens,
moi, en tant que sociologue et en tant que breton, à vous féliciter doublement.
Parce que vous êtes le premier qui ait expliqué comment est né Sorbonne Plage. »
Historiquement, à partir de 1900. Avec les quatre frères Lapicque.
PEL : Avec Lapicque et
Seignobos.
OP : Voilà. Charles
Seignobos. La maîtresse de Seignobos. Il était allé voir un poète et philosophe
breton qu’il respectait, je vous ai raconté.
PEL : Anatole Le Braz.
OP : Dont la fille était
directrice de l’école maternelle de Paimpol, et les Lapicque, un de leurs
frères était à l’école d’hydrographie de Paimpol. A côté de Ploubazlanec.
PEL : Et ici, à l’époque,
il n’y avait presque pas de maisons. Il y avait beaucoup de végétation. C’était
des panoramas magnifiques.
OP : Bon, alors, ce qui a
tout changé, c’est que les francs-maçons sont arrivés au pouvoir. Le ministre
de l’Intérieur, Léon Bourgeois, et le ministre de l’Education nationale, son nom me reviendra
parce qu’il y en a deux qui portaient le même nom à l’Institut de France. Les
Bourgeois. Donc il ne faut pas confondre les prénoms. Un des Bourgeois a nommé,
le jour où il a été nommé ministre…
PEL : Bourgeois ?
OP : Oui, l’autre Bourgeois
travaillait, avec mon grand-père Pagès, à la responsabilité des Allemands. Il
était à l’Institut de France. Alors ce Bourgeois a nommé professeurs Lapicque et
Stodel.
PEL : Victor Auger était
arrivé à quelle période ?
OP : Il est venu visiter
ici en 1914.
PEL : Avant la guerre.
OP : Il faisait le tour de
Bretagne à bicyclette.
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