mercredi 2 septembre 2020

"Souvenirs d’Olivier Pagès sur son grand-père Victor Auger", L'Arcouest (2020)

L’Arcouest, 28 août 2020

Paul-Eric Langevin : Olivier, c’est quoi vos premiers souvenirs de votre grand-père Victor Auger ? Vous saviez que c’était un professeur à la Sorbonne quand vous étiez petit ?

Olivier Pagès : Bon, je prends un fait précis. J’ai eu un petit frère, qui est né juste après moi, et qui est mort d’une méningite cérébro-spinale, au berceau. Donc mes parents m’ont mis pendant tout ce temps sous la coupe de ma grand-mère Auger. Elle avait un pavillon à Paris, avec un jardin. Leur voisin, c’était un très grand mathématicien, Jacques Hadamard. Donc j’ai vécu pendant au moins six mois, uniquement avec ma grand-mère. Donc je vais vous donner une anecdote, j’étais dans sa chambre, dans un berceau à côté. Et je lui disais « Mamé, t’entends la bête ? ». « Mais non, ce n’est pas une bête, c’est ton grand-père qui ronfle. » C’était Victor.

PEL : Victor, vous me disiez qu’il a commencé par faire des études en Suisse, et qu’il a dû refaire ses études à Paris, parce qu’il n’y avait pas d’équivalences ?

OP : Il a tout refait à Paris. Parce qu’à l’époque, il n’y avait pas de barrières. Tu pouvais passer ton certificat, ton doctorat, tout ça dans l’année. Alors lui, il le passait en allemand, en latin.

PEL : C’est-à-dire qu’on pouvait passer tous les certificats dans une année ?

OP : Oui, parce que jamais personne n’avait essayé. Il fallait un phénomène comme lui pour montrer qu’il pouvait y avoir le problème. En deux ans, il a tout bouclé. Je lui ai dit « Comment tu faisais ? ». « J’avais un répertoire de deux cents mots dans la poche, que j’apprenais par jour ». Deux cents mots. Il faisait de l’Esperanto, et il y avait un autre truc que l’Esperanto, qu’il trouvait très bien.

PEL : Ido ? C’est ça ?

OP : Oui.

PEL : Ca marche encore, l’Esperanto. C’était très à la mode à l’époque.

OP : Il connaissait par cœur les Mille et une nuits. Dans son salon, on était assis sur des poufs. Il y avait des rideaux partout accrochés aux murs. Il était copain avec le docteur Mardrus. Joseph-Charles Mardrus.

PEL : Ah oui, vous m’aviez dit que c’était l’illustrateur des Mille et une nuits.

OP : Les Mille et une nuits. Alors il était imitateur, il arrivait à imiter le cri des petits crapeaux : « Mu, mu, mu, mu ». Alors on cherchait partout où était le crapeau. C’était mon grand-père qui l’imitait. Alors, il avait une très belle propriété à soixante kilomètres de Paris, dans la forêt d’Halatte. Le rendez-vous de chasse de la baronne machin. Avec écuries, chenils, et tout le reste.

PEL : C’était dans quelle ville précisément ?

OP : Pont Sainte Maxence. Bon, il avait un châlet. Il avait des propriétés un peu partout.

PEL : Ah oui quand même. Mais alors, il obtient ses diplômes et il commence comme préparateur à la Sorbonne ?

OP : C’était sa femme qui avait repéré tous les brevets. Elle achetait des actions. Elle était amie avec un très grand chimiste très riche.

PEL : Et donc il commence dans les sous-sols de la Sorbonne ?

OP : Mon grand-père comme technicien, disait ma grand-mère, c’est ça qui va marcher. Il vient de trouver un truc pour faire de l’émail noir, en céramique. Rhône Poulenc. Vous vous rendez compte. Ma grand-mère nous a donné des paquets d’actions Rhône Poulenc.

PEL : Moi, j’avais des actions Air Liquide. Mais alors, il a découvert des trucs en chimie, Victor Auger ?

OP : Toute la cosmétique. C’était son préparateur, Eugène Schueller. En deux ans, Schueller a tout pigé dans son laboratoire. Et au bout de deux ans, il a foutu le camp avec sa préparatrice. Ils se sont installés rue Royale à Paris, ils ont créé L’Oréal. Il y avait deux orthographes, l’Auréal ou l’Oréal.

PEL : Schueller est parti avec la préparatrice. Il s’est marié avec ?

OP : Tout ce qu’il avait appris dans le labo de mon grand-père. Non, pas du tout. Quand elle est morte, mon grand-père a reçu un courrier quand même. Ce n’est pas Schueller qui l’a envoyé mais c’est son chef de service. « Nous savons ce qu’elle représentait pour vous, et nous vous annonçons son décès. »

PEL : Schueller a été, on peut le dire, dans la collaboration.

OP : Ah mais il a été collaborateur en tête. J’ai eu le témoignage de quelqu’un qui était là chez lui. On allait tous chez lui, il était très riche et il recevait largement. Frédéric Joliot appréciait sa deuxième femme.

PEL : Parce qu’il allait les voir, lui aussi.

OP : Oui. Sa deuxième femme. Pas la mère de Liliane, mais sa deuxième femme. Parce que Fred était très séducteur, et les jolies filles, il y était très sensible.

PEL : Les jolies filles s’intéressaient toutes à Fred ?

OP : Fred. Oh ben dis donc. Il a un palmarès, celui-là. Enfin bon, il y avait un monsieur qui était là, et dont les deux fils étaient mobilisés. Il était sans nouvelles de ses fils. Eh bien, Schueller était là, et il y a son valet de chambre ou son majordome qui arrive : « Monsieur, on annonce les premiers motards allemands qui arrivent de Paimpol vers l’Arcouest ». « Eh bien, très bien, mettez du champagne au frais pour ces messieurs. »

PEL : Parce que Schueller était déjà installé ici.

OP : Evidemment. Vous savez pourquoi ? C’est lui qui a lancé, en 1936, je peux vous donner la date, la crème solaire. Mon grand-père m’a dit « Moi, j’avais donné la formule ». C’était un liniment oléo-calcaire parfumé. C’est-à-dire que c’était le liniment oléo-calcaire qu’on mettait sur les fesses des nouveaux nés, irrités par le pipi. C’était simplement de l’huile d’amande douce. Du talc. C’est une pierre broyée, le talc. Et puis un parfum. Mais alors il a fait un coup de maître, c’est qu’il a pris un parfum terriblement animal. Mon grand-père m’a dit que c’était le seul truc qui était plus puissant que l’odeur sui generis que portent les humains. Mon grand-père m’a dit que Louis XIV ne se baignait jamais. Ses médecins lui interdisaient en lui disant que l’eau, c’est très mauvais.

PEL : Vraiment ?

OP : Ben oui, c’est historique. Donc c’est le musc. Le parfum de musc. C’est très animal. Alors c’est très érotique. C’est-à-dire que quand un garçon frotte le dos de sa petite amie avec ça, c’est assez bandatoire.

PEL : D’accord. Le musc. Attendez, je le note.

OP : Bon, écoutez, il y a à la Sorbonne un professeur de sociologie, qui à la fin du congrès sur Sorbonne Plage, m’a sauté dessus en me disant « Attendez, ne partez pas, je tiens, moi, en tant que sociologue et en tant que breton, à vous féliciter doublement. Parce que vous êtes le premier qui ait expliqué comment est né Sorbonne Plage. » Historiquement, à partir de 1900. Avec les quatre frères Lapicque.

PEL : Avec Lapicque et Seignobos.

OP : Voilà. Charles Seignobos. La maîtresse de Seignobos. Il était allé voir un poète et philosophe breton qu’il respectait, je vous ai raconté.

PEL : Anatole Le Braz.

OP : Dont la fille était directrice de l’école maternelle de Paimpol, et les Lapicque, un de leurs frères était à l’école d’hydrographie de Paimpol. A côté de Ploubazlanec.

PEL : Et ici, à l’époque, il n’y avait presque pas de maisons. Il y avait beaucoup de végétation. C’était des panoramas magnifiques.

OP : Bon, alors, ce qui a tout changé, c’est que les francs-maçons sont arrivés au pouvoir. Le ministre de l’Intérieur, Léon Bourgeois, et le ministre de l’Education nationale, son nom me reviendra parce qu’il y en a deux qui portaient le même nom à l’Institut de France. Les Bourgeois. Donc il ne faut pas confondre les prénoms. Un des Bourgeois a nommé, le jour où il a été nommé ministre…

PEL : Bourgeois ?

OP : Oui, l’autre Bourgeois travaillait, avec mon grand-père Pagès, à la responsabilité des Allemands. Il était à l’Institut de France. Alors ce Bourgeois a nommé professeurs Lapicque et Stodel.

PEL : Victor Auger était arrivé à quelle période ?

OP : Il est venu visiter ici en 1914.

PEL : Avant la guerre.

OP : Il faisait le tour de Bretagne à bicyclette.

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