vendredi 20 mai 2011

"Une analyse uniforme d’Avant et Après" de David Beaver et Cleo Condoravdi, par Paul-Eric Langevin (2011)

Paul-Eric Langevin 
20/05/11


Sémantique 

Une analyse uniforme d’ «Avant» et «Après» 

Commentaire de l'article de David Beaver et Cleo Condoravdi




Nous nous proposons de résumer et de commenter l’article écrit par David Beaver et Cleo Condoravdi qui traite de la sémantique des mots Avant et Après. David Beaver enseigne la sémantique à Austin à l’Université du Texas et s’intéresse particulièrement à la pragmatique, aux présuppositions et à la sémantique dynamique. Cleo Condoravdi est enseignante à l’Université de Stanford et chercheuse à Palo Alto. Elle travaille entre autres sur la modalité, la performativité et les items à polarité négative, sujet qui va nous intéresser dans le présent article.

Le but de cet article est de décrire et de conceptualiser la différence et la dissymétrie entre le mot Avant et le mot Après, l’hypothèse étant qu’ils ne sont pas simplement contraires mais que la distinction est plus profonde. Pour ce faire, l’exemple pris en premier lieu est le suivant :

(1) Cléo a quitté l’Europe avant David.
(2) David a quitté l’Europe après Cléo.

Selon les auteurs, on a ici dans la phrase (1) une quantification universelle (du type «quel que soit») alors que dans la phrase (2), il s’agit d’une quantification existentielle (du type «il existe»). Selon la philosophe Elisabeth Anscombe (1919-2001) qui fut l’élève de Wittgenstein, les arguments qui s’opposent à l’idée qu’Avant et Après soient contraires sont les suivants :

1. Les propriétés logiques liées aux inférences transitives
2. La polarité négative qui est une propriété d’Avant mais pas d’Après
3. La véridicalité qui est une propriété d’Après mais pas d’Avant

On peut définir la polarité négative de la façon suivante: les items à polarité négative sont les expressions qui ne peuvent s’employer qu’au négatif. La véridicalité est la propriété qu’a un énoncé de pouvoir être vrai. La transitivité s’explique ainsi : une relation est transitive si, à partir de «A est en relation avec B» et «B est en relation avec C», on peut en déduire que «A est en relation avec C». Avant et Après peuvent ainsi être conceptualisés par la relation binaire suivante : pour deux arguments M, M’, [avant](M, M’)=[après](M’, M). Cependant, les deux termes sont assymétriques.  En effet, les exemples étudiés le prouvent, les suivants en particulier:

(1) Cléo était en Amérique avant David.
(2) David était en Amérique avant Cléo.
(3) Cléo était en Amérique après David.
(4) David était en Amérique après Cléo.

On peut dire que la notion de contraire est insuffisante si on considère le schéma suivant, qui indique que Cléo est arrivée avant David mais que par la suite, ils furent en Amérique tous les deux en même temps:                                                                                                                                                                  
Cléo en Amérique
-----------------------------------------
David en Amérique
-----------------------------                                                                       

L’exemple suivant est plus significatif encore puisque la durée est une notion essentielle ici :

---------------------------------------------------------------------------(G)
------------------------(F)
---------------(D)                                                                                   

Trois personnes sont en train de danser selon le schéma ci-dessus : Ginger, Fred et Delores.  Or c’est Ginger qui commence mais elle ne s’arrête pas avant la fin alors que Fred, lui, commence après et finit avant Ginger. Delores commence après Fred mais finit avant Ginger. Nous avons donc les phrases suivantes :

(1) Fred dansait après Ginger.
(2) Ginger dansait après Delores.
(3) Fred dansait après Delores.
(4) Delores dansait avant Ginger.
(5) Ginger dansait avant Fred.
(6) Delores dansait avant Fred.

Or, d’une part, elles ne sont pas toutes vérifiées, en particulier, il semble que (3) et (6) soient fausses. D’autre part, il faut faire attention à la formulation car on aurait préféré que la phrase (1) soit tournée ainsi : Fred commença à danser après Ginger. De plus, on voit bien que, comme il est ici question de temporalité, la traduction des temps employés en anglais n’est pas aléatoire car c’est le passé progressif («was dancing») qui était employé alors qu’en français, on utilisera plutôt l’imparfait ou le passé simple («dansait», «commença»).

(1) Cléo entra en action avant que David ait pu dire un mot/ bouger un muscle.
(2) J’ai passé 10 minutes à regarder Trevor Lock avant d’avoir la moindre idée de qui il était.
(3) Le 9 décembre, la cour suprême des Etats-Unis arrêta le décompte des voix à main levée avant d’avoir terminé.

On voit avec ces exemples la diversité des situations possibles d’utilisation des mots étudiés ainsi que la distinction qui reste à faire entre ces différentes situations. Les propriétés logiques étudiées en relation avec le sujet sont les suivantes:

1. La symétrie : si A est en relation avec B, alors B est en relation avec A
2.La transitivité : cf. plus haut
3. L’antisymétrie : si A est en relation avec B et B en relation avec A, alors A=B.
4. La dissymétrie : négation de la symétrie
5. La non-antisymétrie : négation de l’antisymétrie
6. La non-transitivité : négation de la transitivité

On peut rajouter aussi la propriété de réflexivité puisque les auteurs définissent plus loin des relations d’équivalence qui sont des relations réflexives, symétriques et transitives. Les sémanticiens cités sont les suivants : outre Anscombe, nous avons Heinämäki, Ladusaw, Hinrichs, Higginbotham, Valencia, Landman. Hermann Hinrichs était un philosophe allemand (1794-1861), élève de Hegel. William Ladusaw est un linguiste qui travaille particulièrement sur les items à polarité négative (NPI en anglais). Fred Landman (né en 1956) est un professeur de sémantique qui a travaillé sur le progressif, la polarité et les groupes.

 Les auteurs analysent ensuite la situation sémantique d’avant et après d’un point de vue logico-mathématique en donnant les assertions suivantes dues à Anscombe puis à Heinämäki :

(1) A avant B si et seulement si (il existe t dans A) (quel que soit t’ dans B) t < t’
A après B si et seulement si (il existe t dans A; t’ dans B) t > t’

Ce qui signifie qu’il existe un t dans A qui soit avant tous les t’ de B dans un premier temps, et qu’il existe un t dans A et un t’ dans B classés dans l’ordre inverse, d’où on retrouve bien les définitions formelles d’avant et après, respectivement.

(2) A avant B si et seulement si (il existe J dans A’; K dans B’) tr(A)<I(B)
A après B si et seulement si (il existe J dans A’; K dans B’; J’ dans J) J’ > tr(B)

En particulier, J et J’ sont des intervalles, I(B) est le point initial à partir duquel B est vrai. Cependant, la définition de tr n’est pas très explicite, on supposera alors qu’il s’agit du point de référence donc du point duquel on parle, à partir duquel la phrase est énoncée.

Grâce à Heinämäki, nous avons alors une autre définition formelle d’avant : tr(A) est avant I(B), c’est-à-dire que le point de référence de A est avant le point initial de B. De même, s’il existe J’ dans A pour lequel J’ est après le point de référence de B, on a bien A après B.

Les autres assertions logiques sont les suivantes : 

(3) A avant B si et seulement si (il existe t dans A; t’ dans B) (quel que soit t’’ dans B) tr(A) < t’’
A après B si et seulement si (il existe t dans A; t’ dans B) t >tr(B)

(4) A avant B si et seulement si B n’est pas vide et (il existe t dans A) (quel que soit t’ dans B)   t < t0
A après B si et seulement si (il existe t dans A; t’ dans B) t > t’

(5) A avant B si et seulement si (il existe t dans A) t < premier(B)
A après B si et seulement si (il existe t dans A) t > premier(B)

(6) ‘A avant B’ est vrai dans w si et seulement si (il existe t : <w; t> dans A) t < premierw:B
‘A après B’ est vrai dans w si et seulement si (il existe t : <w; t> dans A) t >premierw:B

(7) ‘A avant B’ est vrai dans w si et seulement si (il existe t:<w; t>dans A)  t < premieralt(w;t):B
‘A après B’ est vrai dans w si et seulement si (il existe t: <w; t> dans A) t > premieralt(w;t):B

Ces différentes définitions formelles sont construites sur le même principe mais varient dans la formulation. Selon Anscombe, nous avons les propriétés suivantes :

1.Avant est antisymétrique
2.Avant est transitif
3.Après est non-antisymétrique
4.Après est non-transitif

Cependant, ceci n’est pas concluant puisque d’après ces propriétés, on pourrait en déduire qu’avant et après sont contraires l’un de l’autre, les propriétés étant les négations les unes des autres.     L’étude des exemples concernant Mozart est par contre assez éclairante, ainsi que les exemples sur les dinosaures. Ces derniers indiquent clairement que l’hypothèse de l’article semble vérifiée. Voici les exemples sur Mozart :

(1) Mozart est mort avant d’avoir fini son requiem.
(2) Mozart est mort après avoir fini son requiem.
(3) Mozart a fini son requiem après sa mort.
(4) Si Mozart n’était pas mort, il aurait fini son requiem.

 Sur les dinosaures:

(1) Les hommes sont des primates, il y avait des dinosaures avant les primates donc il y avait des dinosaures avant les hommes.
(2) Les hommes sont des primates, il y avait des dinosaures après les primates donc il y avait des dinosaures après les hommes.

En ce qui concerne ces deux derniers exemples, on remarque très clairement que l’hypothèse de l’article est plausible. Effectivement, nous avons deux syllogismes dont l’un mène à une vérité et le second à une absurdité. Donc avant et après ne sont vraisemblablement pas simplement contraires l’un de l’autre. Cependant, nous pouvons remarquer qu’il faut faire attention à l’énonciation elle-même : en effet, si dans le premier cas, la formulation semble correcte, dans le second cas, on devrait plutôt dire qu’il y avait des dinosaures avant l’apparition des primates puis après l’apparition des primates. Se situer après les primates ou bien après leur apparition n’est pas synonyme.

Quelques autres exemples permettent sans doute d’approfondir :

(1) Harrison était en vie après Lennon.
(2) La police désamorça la bombe avant qu’elle n’explose.
(3) Je quittai la fête avant qu’il y ait eu le moindre problème.

Dans ce dernier exemple, nous avons tout particulièrement un item à polarité négative. On ne pourrait pas dire : «il y a eu le moindre problème». La négation est nécessaire ici. Les auteurs citent encore quelques sémanticiens, autant dans le corps de l’article qu’en bibliographie : Ogihara, Von Stechow, Fauconnier, Frank, Lewis, Thomason, Wulf. Gilles Fauconnier est un linguiste cognitiviste français né en 1944 qui a défini les notions d’intégration conceptuelle et d’espaces mentaux. David Lewis est un sémanticien américain.

Ensuite, les notions abordées se réfèrent au Lamda-calcul et à la logique des mondes possibles. Nous renvoyons à la sémantique de Kripke et à ses travaux sur les mondes possibles. Nous pouvons citer la phrase suivante contenue dans l’article :

Si A n’avait pas été le cas, B aurait été/ aurait pu être le cas.

Encore une fois, ici on peut se poser la question de la vraisemblance de la traduction et des différentes interprétations de cette phrase. Certaines autres notions de logique sont abordées comme les relations d’équivalence que nous avons définies plus haut, les conditions de normalité, les conditions initiales, les points de branchement, mais aussi la véridicité, la non-commitalité. En particulier, on définira la contre-factualité par le fait de modifier un raisonnement en modifiant ses causes. Par exemple, si James Dean avait pris le train au lieu de sa voiture, il ne serait pas mort ce jour-là.

Nous finirons par la description de trois différents mondes possibles explicités dans cet article. Il s’agit de nouveau de l’exemple de Mozart et de son requiem.

W1 ensemble des mondes dans lesquels Mozart finit son requiem avant sa mort.
W2 ensemble des mondes dans lesquels Mozart ne finit pas son requiem avant sa mort mais dont les alternatives historiques normales contiennent certains mondes dans lesquels il meurt plus tard et a le temps de finir son requiem.
W3 ensemble des mondes possibles dans lesquels Mozart ne finit pas le requiem avant le moment de sa mort et dont les alternatives historiques normales contiennent seulement des mondes dans lesquels il meurt plus tard mais ne finit toujours pas le requiem avant de mourir.

Ces notions de conditions, de possibilités et de mondes possibles peuvent nous renvoyer à différentes disciplines des sciences exactes, de la mécanique quantique à la théorie du chaos en passant par les récentes spéculations de la théorie des cordes. Pour la notion de symétrie, nous pouvons renvoyer à un ouvrage du logicien Bas Van Fraassen appelé «Lois et symétrie».



Paul-Eric Langevin
            
                                                                                                                                                

Sites internet :  

Cleo Condoravdi
http://www2.parc.com/isl/members/condorav/

Voir les livres de:

-Elisabeth Anscombe

-Saul Kripke

-Gilles Fauconnier

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