mardi 15 novembre 2016

"Hommages à Paul Langevin pour le centième anniversaire de sa naissance" (1972)


















Quelques souvenirs sur Paul Langevin,
par Jean Saphores,
Professeur honoraire à l'École supérieure de Physique et Chimie

En 1904, j'entrai à l'École de Physique et de Chimie, qui n'avait guère plus de vingt ans. A cette époque, Langevin suppléait Pierre Curie. La dure discipline qui régnait alors au collège Chaptal, m'était devenue intolérable. C'est au fond le désir de m'y soustraire au plus vite qui décida de mon sort. Dans ces temps lointains, on pouvait, sans difficulté, être reçu à l'École l'année même du baccalauréat de mathématiques élémentaires. Et j'y entrai, «résigné» à devenir chimiste, tout naïvement, pour échapper à des contraintes que je ne voulais plus accepter et sans lesquelles j'aurais sans doute fini agrégé d'histoire! Mon premier semestre à l'École me déçut. La plupart des enseignants n'avaient pas le «métier» des agrégés du secondaire. A l'un d'eux va cependant toute ma reconnaissance: Albert Lévy. C'était un ancien polytechnicien, alors dans la soixantaine, qui avait versé vers la chimie. Je lui dois certainement d'avoir commencé à comprendre le rôle et l'esprit des mathématiques et d'avoir appris à les aimer. Au second semestre de cette première année, je vis pour la première fois Paul Langevin. Il était chargé du cours d'électricité générale. Ayant naturellement mesuré l'inévitable ignorance de trop jeunes élèves, il ouvrit son enseignement par quelques généralités de mécanique et d'énergétique indispensables à une claire compréhension des théories qu'il allait exposer. Dans une carrière d'un demi-siècle, jamais je n'ai connu un enseignant aussi totalement dévoué à sa tâche et aussi peu ménager de son effort. Ses cours d'une heure et demie en duraient deux, ce qui désespérait les chefs de travaux pratiques, qui nous attendaient, et ses soixante leçons en devinrent quatre-vingt-dix. Si quelque éclaircissement nous paraissait nécessaire, il nous recevait au Collège de France, où il suppléait alors Mascart (qu'il devait bientôt remplacer), et même chez lui. Le cours de Langevin fut pour moi une éblouissante révélation. De la vieille salle à demi obscure où il opérait, je sortais souvent dans un état de transe, un peu comme Moïse redescendant du Sinaï. Cet admirable enseignement décida définitivement de ma vocation. Entré à l'École résigné à être chimiste, à l'heure du choix entre les deux spécialités, c'est rempli d'enthousiasme que j'optai pour la physique. Langevin m'avait totalement converti! Quelques mois après ma sortie de l'École, en 1908, il me proposa de diriger les travaux pratiques de son laboratoire d'enseignement. Je l'ai fait jusqu'en 1925, avec une interruption de quatre ans imposée par la guerre. Entre ces deux dates, je suivis ses cours au Collège de France et participai activement aux «séminaires» qu'il y avait instaurés pour organiser, entre jeunes physiciens, des exposés suivis de discussion sur les problèmes du moment. Ces réunions connurent un tel succès que souvent se joignaient à nous des savants chevronnés, mathématiciens ou physiciens. J'ai, par exemple, souvenir d'avoir rencontré autour de la table Hadamard et Borel. Je crois incontestable que Langevin fut, à cette époque, l'homme qui, en France, a le plus efficacement œuvré pour former des physiciens. L'École de Physique et Chimie, créée en 1882 par la Ville de Paris, fut en 1926 rattachée à la Faculté des sciences. L'année précédente était disparu Albin Haller, membre de l'Institut, professeur de chimie organique à la Sorbonne, qui dirigeait l'École depuis vingt ans. Paul Langevin le remplaça, après avoir collaboré avec lui, depuis 1906, date de sa nomination jusqu'en 1925, au moment de sa mort, en qualité de Directeur des études de l'École. Sans avoir fait acte de candidature, je fus, à sa demande, proposé par le Conseil d'administration de l'École pour lui succéder dans sa chaire d'électricité générale. J'allais l'occuper pendant trente-trois ans. Je mesurai alors tout le poids d'un aussi lourd héritage, que seuls, ses conseils m'ont souvent aidé à porter. Dès cette époque, chaque jour, je voyais, en attente à la porte de son bureau directorial, d'innombrables visiteurs. Il les accueillait toujours tous avec une inlassable bonté et n'en décourageait aucun. Je m'efforçais à être discret et à ne le consulter que pour l'indispensable. De ce fait, mes contacts avec mon «maître à penser» devinrent moins nombreux. Il n'en demeurait pas moins l'homme que j'ai le plus profondément admiré et aimé, mises à part mes attaches familiales. Je n'ai évoqué jusque-là que des souvenirs professionnels; j'en ai des centaines d'autres concernant «l'homme» plus que le savant. Il me faudrait écrire un livre pour les conter. C'est un peu au hasard que j'en vais évoquer quelques-uns. La déclaration de guerre d'août 1914 m'éloigna de lui; je partis au front comme sous-lieutenant d'infanterie et en septembre 1915, j'étais devenu capitaine: on en manquait, car les pertes avaient été lourdes. Vers la fin de cette année, le ministre de l'Armement, Albert Thomas, peu satisfait du dynamisme de certains services, créa trois Commissions de dix membres qui examineraient les inventions et suggestions techniques pouvant intéresser l'armée en guerre. Dans chacune de ces commissions devait, entre autres, siéger un officier combattant. A la demande de Langevin, je fus, à ce titre, désigné pour l'une d'elles. Le même emploi, pour les deux autres, fut attribué à Jolibois, qui enseignait la chimie à l'École des mines, et à Canac, physicien, du laboratoire de Madame Curie. Il ne s'agissait pas de «planque», comme on disait alors dans l'armée. Nous ne venions à Paris que pour deux ou trois jours lors de réunions très espacées, tout en conservant au front nos affectations. J'ai, du début de cette affaire, souvenir d'un agréable déjeuner, organisé par Madame Curie, Langevin et Blaise, qui enseignait alors la chimie organique à la Faculté des sciences et à l'École, pour nous recevoir tous les trois. Bien des idées, concernant inévitablement la guerre en cours, furent échangées à travers la table. Et à l'heure du café, sur les trois invités s'abattit une question : «Tous trois, vous êtes capitaines et faites la guerre en première ligne. Combien de temps jugeriez-vous nécessaire pour être en état de commander une division? » De toute évidence, il ne s'agissait, pour nos «patrons» civils, que de mieux comprendre les problèmes de commandement. Après quelques minutes de réflexion, je répondis : «Trois mois» avec le sentiment d'être audacieux. Jolibois le fut davantage, un mois lui paraissait suffire. Canac, plus prudent et peut-être plus sage, se réfugia dans des formules dilatoires. Langevin souriait, Blaise éclata de rire et se tourna vers lui en s'écriant : «Eh bien, rappelez-vous ce que je vous avais dit!» De toute évidence, ils avaient entre eux déjà discuté de ce problème. L'âge avancé de la plupart de nos généraux les inquiétait, comme bien d'autres Français. Au cours de ce repas, Madame Curie, renseignée certainement grâce à ses attaches extérieures, nous conta les atrocités commises par les armées du tsar, qui, pénétrant dans l'Empire austro-hongrois, avaient entrepris de convertir au sabre les «uniates» à l'orthodoxie. C'est aussi d'elle que j'appris les ténébreuses entreprises de Raspoutine à la cour de Saint-Pétersbourg. Les «Commissions» d'Albert Thomas, après quelques réunions efficaces et souvent tumultueuses, car les militaires professionnels les supportaient mal, disparurent discrètement. C'est le lot commun des commissions. Vers la fin d'octobre 1917, après maintes vicissitudes, je vivotais en Alsace sur un front exceptionnellement calme. Allemands et Français ménageaient les Alsaciens et évitaient les violences, qui auraient entraîné des destructions. Les coups de fusil étaient rares et les tirs au canon exceptionnels. Recevant un matin la journalière «Décision du régiment», j'y lus cette phrase miraculeuse : «Le capitaine Saphores, commandant la 18e compagnie, par décision du G.Q.G. et à la demande du ministre de l'Armement, est détaché, pour une période de trois mois renouvelable, et mis à la disposition de M. le Professeur Langevin pour l'assister dans des travaux de balistique expérimentale intéressant la Défense nationale.» Le colonel commandant le régiment, sous lequel je servais depuis plus de trois ans, n'avait pas même eu la courtoisie, dans ce secteur où rien ne se passait, de décrocher la veille son téléphone pour m'annoncer la nouvelle. Après l'avoir salué au passage, très froidement, je gagnai Belfort à cheval et partis pour Paris. C'est par Painlevé, alors président du Conseil, que Langevin avait arraché cette décision très exceptionnelle. A l'époque, le G.Q.G. s'était fait une règle absolue de ne jamais «lâcher» un officier d'infanterie, le recrutement en devenant trop difficile. Il s'en fallut d'ailleurs de peu que je ne pusse conserver cette affectation. J'étais à Paris depuis deux semaines et j'y recevais, par la poste, très régulièrement la «Décision» de mon régiment. J'y trouvai un jour ce paragraphe me concernant encore : «Par décision du G.Q.G., le capitaine Saphores, du 360ème R.I., est affecté à l'état-major français à Iassy (Roumanie). Il sera transporté par mer à Arkhangelsk (Russie), d'où il gagnera Iassy par ses propres moyens.» C'était d'une invraisemblable stupidité. Jamais je n'ai compris comment un officier français, ne parlant pas un mot de russe, aurait la moindre chance de parcourir individuellement des milliers de kilomètres à travers un pays en pleine révolution Tout de suite, je devinai l'origine de l'affaire. Lors de l'entrée en guerre de la Roumanie, on avait demandé, sur le front, des capitaines d'infanterie volontaires pour être adjoints, avec le grade temporaire de lieutenant-colonel, aux chefs de corps roumains. Je m'ennuyais alors mortellement dans les tranchées et j'étais volontaire pour tout ce qui pouvait me tirer de là. Je l'ai été pour l'armée d'Orient, pour les tirailleurs indochinois et pour tout le reste. Après mon départ d'Alsace, mon brave colonel furieux avait repêché dans un tiroir une de ces demandes jamais transmises. En dix jours, elle avait magnifiquement abouti! Militairement, je dépendais alors, à Paris, du général Moschot commandant les Études et expériences d'Artillerie. Décision en mains, je lui fis visite et lui contai l'affaire en m'excusant de ce départ probable. Très gentiment, il me dit "Laissez tomber, je vais tout de suite au téléphone régler cela avec Chantilly. Si votre colonel en ramasse quelques éclaboussures, il ne les aura pas volées!" Et jusqu'à ma démobilisation en avril 1919, j'ai de mon mieux assisté Langevin dans ses travaux de balistique expérimentale. Ce retour à Paris m'avait remis en contact avec une École devenue squelettique. La plupart des élèves reçus aux concours successifs étaient mobilisés. La direction avait cependant réussi à maintenir, tant bien que mal, un enseignement de première année. A une date que j'ai oubliée, je venais voir un matin Langevin clans son bureau de la rue Vauquelin. Il me dit : «Me voilà dans un grand embarras. Pour suppléer Debierne dans son cours de Physique générale, j'avais trouvé un de nos anciens condisciples mobilisé à Paris. On l'expédie en province. Puisque vous êtes ici, je vous demande de vous charger de ce cours. Moi-même, je l'ai fait pendant deux ans, voici toutes mes fiches, je vous les remets.» Ce n'était pas le moment de discuter et ma seule question fut : «Quand dois-je commencer?» Et avec son sourire que j'aimais tant, sa réponse tomba : «Demain matin, à 8 h 30.» Inutile de dire ce que furent pour moi le reste de la journée et la nuit qui suivit. Le lendemain matin, fraîchement rasé et en uniforme, j'entrai dans l'amphithéâtre, longuement et bruyamment applaudi par mon tout jeune auditoire. Vers la fin de 1918, un peu après l'armistice, les règlements militaires m'octroyaient une semaine de permission. Langevin, qui dirigeait à Toulon les recherches sur l'emploi des ultrasons pour la chasse aux sous-marins allemands, allait y partir; il m'invita à l'accompagner. Là, je retrouvai mon très cher ami Marcel Tournier et Fernand Holweck, qui travaillaient avec lui. J'y retrouvai aussi son vieil ami Jean Perrin, dont j'avais naguère suivi et admiré l'enseignement à la Faculté. Jamais je n'étais venu auparavant sur cette belle côte et si j'y achève aujourd'hui mes jours, c'est peut-être à ce lointain voyage que je dois mon choix. Très souvent, nous prenions tous ensemble nos repas, à la terrasse ensoleillée d'un petit restaurant, installé en bordure d'une large place, aux pieds de vieux platanes, en bavardant joyeusement à bâtons rompus. Comme tous parlaient à la fois on se faisait difficilement entendre et je revois Perrin, assis à côté de Langevin, lui pinçant le bras jusqu'à le faire crier : «Paul, disait-il, tu n'écoutes rien de ce que je te dis!» La guerre enfin terminée, toutes nos pensées volaient évidemment vers les conditions de la paix. Le soleil aidant et sans doute aussi le vin rosé du Var, j'émis à un moment cette stupide suggestion : «On devrait tout d'abord contraindre les Allemands à changer de langue!» Ensemble, Langevin et Perrin, éclatant de rire, s'écrièrent : «Quel sauvage!» Démobilisé en avril 1919, je repris à Physique et Chimie mes fonctions. En 1920, n'étant pas encore marié, je passais en famille mes vacances dans la région de Royan; un matin, je reçus de Langevin, installé à Lamalou-les-Bains dans l'Hérault, une lettre se résumant à ceci : «Nous sommes presque voisins, acceptez donc de venir passer une semaine dans ma famille.» La voie ferrée de Bordeaux à Cette (aujourd'hui Sète) ne comportait plus qu'une seule voie, les rails de la seconde avant été démontés et expédiés vers le front. Les vitres des wagons, toutes cassées, avaient été remplacées par des panneaux de bois. On ne pouvait donc voyager que dans l'obscurité, en les fermant, ou dans la fumée, fenêtres ouvertes. En dix-huit ou vingt heures d'un invraisemblable voyage, le rejoignis enfin mon voisin. Langevin et toute sa famille habitaient, au milieu des vignes, une vaste et délicieuse maison ancienne. Tout près de la maison trônait une Vierge localement renommée, qui était l'objet d'un pèlerinage au 15 août. Vers l'heure du café, j'appris du «maître», qui avait horreur de l'immobilité, que très tôt le lendemain, avec ses deux fils Jean et André, nous allions partir pour une longue randonnée pédestre à travers les Causses du Tarn. Pendant une semaine, nous les avons parcourus en tous sens. La résistance physique de Langevin était extraordinaire. Vieux fantassin, devenu presque «professionnel», jamais je n'ai pu lui faire accepter le principe de la halte horaire. Il affirmait que cet arrêt coupait les jambes du marcheur! Et de six ou sept heures jusqu'à midi et plus, nous arpentions le désert, nous amusant de loin en loin à regarder quelques moutons sucer des cailloux. En trois années de vie militaire, où j'ai si souvent parcouru toutes les routes de l'arrière-front, jamais je n'ai autant souffert que dans les premiers jours de cette expédition. Heureusement, à Sainte-Enimie, une bonne vieille religieuse moustachue me soigna les pieds et m'encouragea à continuer pour plaire au Seigneur. Au long du rude chemin ensoleillé, nous échangions de rares propos et j'ai souvenir qu'un jour en marchant, la discussion s'ouvrit sur le problème de la vocation. Jean Langevin disait son scrupule de n'être pas rigoureusement certain de la sienne et son père, tout en riant, lui répondit : «Comment pourrais-tu l'être? Je ne le suis pas encore!» Il avait alors quarante-huit ans et était universellement reconnu comme un des grands physiciens de ce temps. Si, pendant la première guerre mondiale, Langevin consacra toute son intelligence et tout son dynamisme aux problèmes que posaient la résistance et la riposte à l'agression allemande, il n'en avait pas moins conservé ses idées. La veille du jour de décembre 1919 où nous partions ensemble pour Toulon, il avait à Paris participé à un meeting pour la défense des marins français mutinés à Odessa. Si dans l'entre-deux guerres, il consacra une partie plus grande de son activité à la défense de ses conceptions politiques et sociales, il le fit toujours dans le plus total respect de celles que pouvaient avoir ses collaborateurs. Je me rappelle avec quelle joie nous nous sommes serré les mains au lendemain des élections de 1924, qui balayaient enfin la Chambre «bleu horizon» et, pensions-nous, les résidus d'un nationalisme absurde. Il n'en choisit pas moins l'année suivante, pour assurer la Direction des études à l'École, Copeau, chimiste, qui affichait un catholicisme pratiquant et des opinions conservatrices. Lorsque vers 1934, avec Alain et Paul Rivet, il créa le Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes, jamais il ne fit la moindre propagande en sa faveur dans le corps enseignant qu'il dirigeait. Lorsque j'y adhérai, quelques mois plus tard, il me dit très simplement en souriant : «Je savais bien que vous viendriez à nous.» Et puis ce fut l'abominable Seconde Guerre mondiale. Séparé de lui pendant l'exode, je ne le revis qu'à Paris au début d'octobre 1940. Je fus extrêmement surpris de retrouver cet homme, qui avait soixante-huit ans, encore rempli d'espoir et animé d'un dynamisme qui déjà le poussait à refuser totalement d'accepter la défaite. Quelques semaines plus tard, les Allemands l'incarcéraient à la Santé, puis, un mois plus tard, l'expédiaient à Troyes en résidence surveillée. C'est seulement en 1943 que je fus autorisé à lui faire visite; malgré les très lourds chagrins familiaux qui l'avaient alors atteint, je le retrouvai là exactement aussi plein de confiance dans l'avenir de notre pays. Il était sous la surveillance de la police allemande et chaque semaine recevait la visite d'un officier de la Gestapo. Au cours du déjeuner que nous prîmes ensemble, il me conta la dernière: Langevin aimait au réveil fumer un cigare, lorsqu'il avait pu s'en procurer. Sonnant à sa porte, c'est dans une atmosphère enfumée qu'entra le lourdaud, qui n'était pas totalement inculte. Et la conversation commença : — «Monsieur Langevin, je ne comprends pas pourquoi vous nous avez si souvent traités de barbares.» Et gêné par la fumée, l'homme se dirigea vers la fenêtre, qu'il ouvrit. Ce geste fournit la réplique : — «Monsieur, dans un monde civilisé, un visiteur ne se permet pas votre geste. Il demande pour le faire l'autorisation de celui qui le reçoit!» Je ne devais plus revoir mon maître qu'après la Libération, lorsqu'il reprit ses postes à Paris, pour un temps, hélas! trop court. Si sa magnifique intelligence était demeurée intacte, la maladie qui allait bientôt l'emporter, le rongeait déjà. Tout près de vingt-cinq ans ont passé depuis qu'il a disparu et il y a bien peu de jours où ma pensée ne voyage vers lui. Non seulement je lui dois tout sur le plan de la connaissance scientifique, mais jusqu'à mon dernier jour, je lui serai reconnaissant surtout de m'avoir appris à penser et peut-être davantage encore de m'avoir enseigné, par l'exemple, l'amour des hommes.

Nice, 1970


L'homme que j'ai connu,
par René Lucas,
Directeur de l'École Supérieure de Physique et Chimie

La première image gravée dans mon souvenir remonte à 1915-1916, alors que j'étais jeune élève à l'École de physique et de chimie. A cette époque, Paul Langevin poursuivait des recherches relatives à la conversion des oscillations électriques en oscillations mécaniques afin d'obtenir des ondes ultrasonores. Ces recherches étaient faites avec l'ingénieur Chilowski et deux de ses anciens élèves, Fernand Holweck et Marcel Tournier. Souvent, dans le cadre de l'école, je voyais passer le savant admiré et respecté. J'étais frappé par sa haute silhouette, le visage éclairé par un regard plein du rayonnement où se mêlaient la douceur et la pénétration de la pensée. Son front vaste était dominé par une chevelure noire taillée en brosse, où quelques rares cheveux blancs adoucissaient la fermeté de la physionomie. Tant était forte la sensation de puissance de pensée que je garde intacte dans mon souvenir cette première image. Plus tard, après trois années de séparation, j'eus la joie de connaître Paul Langevin comme professeur, d'abord à l'École de physique et de chimie, puis au Collège de France. La rigueur de sa pensée, la clarté admirable de ses exposés lui valaient une attention quasi religieuse de la part de ses auditeurs. Au Collège de France, où les problèmes les plus fondamentaux de la physique étaient magistralement traités, se pressaient de nombreux jeunes physiciens: Louis de Broglie, Léon Brillouin, Francis Perrin, pour n'en citer que quelques-uns. Des savants parvenus au faîte de leur renommée scientifique, tels que Elie Cartan, Charles Manguin, Edmond Bauer, ne manquaient pas de venir suivre avec une attention scrupuleuse les développements sur la théorie de la relativité. Malheureusement, ces admirables exposés où le maître repensait devant son auditoire les fondements de la physique ne firent pas l'objet d'ouvrages imprimés. J'ai également gardé un souvenir très vif de la belle réunion où Albert Einstein, de passage à Paris, vint au Collège de France prendre part à une discussion sur les fondements de la relativité, réunion à laquelle Paul Painlevé et Jacques Hadamard apportèrent des éléments de discussion. Nommé assistant de Paul Langevin en 1922 à l'École de physique et de chimie, j'avais eu l'occasion de mieux connaître le savant par de nombreuses conversations. Que de fois ai-je été frappé par sa rapidité de pensée, qui lui faisait deviner les questions que je me préparais à lui poser! En 1925, j'eus la joie de passer avec lui, dans sa famille, la majeure partie de mes vacances d'été. Cette fois, ce n'était pas le savant que je découvrais, mais l'homme, au sens le plus large et le plus élevé, fait de bonté, de simplicité; c'était pour moi un enchantement. Paul Langevin était heureux de faire en pleine nature, dans ce magnifique pays des contreforts des Cévennes, de longues promenades en compagnie de ses enfants. Parfois ces promenades, trop longues pour un retour avant la chute du jour, se trouvaient coupées par une nuit passée le plus simplement du monde dans une grange qu'on avait découverte le soir. Les années qui suivirent, furent peu à peu assombries par l'évolution politique en Europe. Sentant le péril mortel qui menaçait l'humanisme du fait de la marée montante des idéologies fascistes et raciales, Paul Langevin et quelques savants prirent une position qui devait les désigner un peu plus tard aux coups des services hitlériens. De nombreux intellectuels, menacés en Allemagne ou en Autriche, quittaient leur pays. Beaucoup passaient à Paris et venaient voir Paul Langevin, dont la bonté et l'inépuisable générosité se dépensaient sans compter pour aider à tous points de vue ces premières victimes de l'hitlérisme. Après la défaite de 1940, les épreuves les plus dures devaient s'abattre sur Paul Langevin et révéler son courage et sa force d'âme. La Libération de 1944 permit enfin de mettre un terme à ce cauchemar et le retour à Paris de Paul Langevin fut une source d'immense soulagement pour sa famille et ses amis. De retour à sa chère École de physique et de chimie, il devait, hélas! pour peu de temps, donner le meilleur de son activité aux travaux de la Commission Langevin-Wallon consacrée à la réforme de l'enseignement. En effet, Paul Langevin était pénétré de l'idée qu'il était profondément juste et de la plus haute importance pour le pays de permettre à toutes les intelligences de s'accomplir pleinement. Un jubilé magnifique devait, en 1945, dans le cadre du grand amphithéâtre de la Sorbonne, célébrer cet homme dont les qualités d'intelligence n'avaient d'égales que les qualités de cœur. Une maladie implacable devait l'emporter en 1946. La nation fit, en une même cérémonie dédiée à Paul Langevin et à Jean Perrin, les grandioses obsèques qui réunissaient deux des plus grands de ses fils.


Une grande figure de savant et d'humanisme,
par Léon Brillouin,
Professeur au Collège de France

Cher ami, je vous ai promis quelques souvenirs sur votre père, dont j'ai tant admiré la grande figure de savant et d'humaniste. Mais par où commencer? Comment trier toutes ces images qui m'assiègent, et où faire la distinction? Ces réminiscences se mélangent avec tous mes souvenirs d'enfant et d'étudiant, avec le début de ma propre carrière. Je ne sais comment classer ces fantômes; je renonce à y mettre un ordre artificiel et laisse courir ma plume, au hasard des reflets du temps perdu. Car c'est toute une époque perdue, disparue, qui se reforme devant moi. Ce n'est pas seulement ma jeunesse, lointaine, c'est l'époque d'avant les guerres mondiales. Après la guerre européenne de 1870, il fut une période de paix, ou de semblant de paix, où les guerres n'étaient plus que coloniales et lointaines; la vie en Europe était stable, tranquille et sans tempêtes. Un étudiant partait avec sa bécane et circulait à travers toute l'Europe sans papiers. Un passeport? Balzac en parlait, mais qu'était-ce au juste? Personne ne s'en souciait. Pour toucher un peu d'argent, ou recevoir ses lettres à la poste restante, il suffisait de montrer une vieille enveloppe timbrée; les contrôles de police n'existaient pas, et les changes étaient basés sur le taux d'or contenu dans les monnaies. Le guide Baedeker donnait ces taux avec trois décimales, immuables. Les passeports, les soucis, bref, la barbarie, commençaient aux frontières russes et turques. J'ai circulé seul dans ce monde révolu, rendant visite à des
savants célèbres, amis de mon père ou de mon grand-père. Paul Langevin était allé étudier en Angleterre et aimait raconter ses impressions de voyage. J'allai moi-même travailler à Munich chez Sommerfeld. A ce propos, laissez-moi corriger une fausse impression que vous avez eue sur ce grand savant : il était Prussien de Koenigsberg et portait en travers du front une balafre d'étudiant bagarreur, mais c'était un esprit libéral et extrêmement indépendant. Il refusa, en 1914, de signer la trop fameuse déclaration des 93 savants germaniques en faveur de l'armée allemande, et quand vint Hitler, il se rendit très suspect au régime, en soutenant avec obstination tous ses élèves ou collègues juifs : Pauli en avait eu personnellement la preuve. Mes souvenirs personnels sur votre père remontent aux années de lycée, tout au début du siècle présent. Mes parents avaient loué, au-dessus de Palaiseau, une petite maison à flanc de côteau, style chalet suisse, d'où la vue s'étendait au loin jusqu'à Corbeil. Vos parents, un été, s'installèrent dans le même village, qui avait gardé son aspect vieillot, et semblait tellement loin de Paris. Les deux familles se retrouvaient souvent, et je me souviens d'accueils très cordiaux et de goûters plantureux chez vos parents. Ils habitaient un assez grand logement dans une ancienne ferme, et il y avait une cour, où de petits singes jouaient dans une cage. On allait aussi, sur l'Yvette, jusqu'à la maison de George Sand. J'étais alors au lycée, et je prenais le train avec mon père le mercredi et le samedi, vers 17 heures; les trains du vendredi ou lundi matin me ramenaient aux études. A ces départs des mercredis et samedis soirs, mon père retrouvait souvent Pierre Curie ou votre père, et c'étaient entre eux de longues conversations scientifiques, où revenaient des mots magiques: électrons, cristaux, radium. Je devinais un monde inconnu, plein de merveilles inimaginables, et dépassant de loin les surprises de l'Exposition de 1900 ou la hauteur de la Tour Eiffel (ma contemporaine). J'avais pris l'habitude, tout enfant, de lire de vieux traités de physique empruntés à mon père, où les figures représentaient des rayons lumineux placés à travers l'espace et zigzaguant parmi les miroirs, lentilles, prismes, télescopes, etc. Et j'allais souvent retrouver mon père à son labo, à l'École normale (j'y ai même une fois brisé un cristal précieux!). Tous les instruments de physique m'étaient des amis familiers. Ce fut une grande déception quand j'eus mes premières leçons de physique au lycée : poids, balances, pressions... Quel ennui! «Comment peux-tu passer ta vie à ces études? » dis-je un jour à mon père. Il fut ému de ma détresse. «Attends un instant», et il chercha dans sa bibliothèque un petit livre : les lettres de Pascal à son beau-frère sur la découverte de la pression atmosphérique et la fameuse expérience du Puy-de-Dôme. Cela m'enchanta comme un roman-feuilleton. Je retrouvai plusieurs fois dans ma vie cette merveilleuse impression de découverte : tout d'abord, comme élève à Normale, j'avais eu à suivre les cours de physique de la Sorbonne: sinistres, inintéressants, mal présentés (les étudiants n'avaient pas idée de se révolter alors!). A cette époque, votre père fut appelé à remplacer mon grand-père Mascart, souffrant, et commença une suite de leçons au Collège de France : électricité, magnétisme, Maxwell, puis (une fois nommé professeur titulaire) électromagnétisme dans les corps en mouvement, relativité, radioactivité. Quel émerveillement! J'avais bien de la peine à suivre au début, mais je n'hésitais pas à venir déranger votre père pour demander quelques explications, et je lui amenais, le cas échéant, quelques copains de l'école (Foch, Pérès, Canac, etc). Il y eut bientôt aussi les cours de Jean Perrin, puis de Madame Curie. Tout cela me redonna l'enthousiasme et l'éblouissement de la recherche. J'ai bien souvent, par la suite, consulté les vieux cahiers de notes de Langevin, ainsi que ceux des cours de Sommerfeld à Munich (ces derniers étaient très étranges, notés en français pendant un mois, ensuite en charabia franco-allemand, puis en allemand à la fin de l'année 1913). Mais revenons aux cours de Paul Langevin : bien souvent, dans ses leçons au Collège de France, il présenta des développements théoriques entièrement neufs, et déjà merveilleusement clairs... Nombre de ces recherches personnelles ne furent pas publiées, quoique certaines eussent été rédigées par ses élèves d'après leurs notes de cours. En 1911, par exemple, Langevin nous exposa le principe de relativité et la fameuse relation entre masse et énergie. Il avait, à ce sujet, établi une discussion extrêmement originale, beaucoup plus générale que la démonstration d'Einstein: ce travail resta longtemps sans publication, mais fut heureusement repris bien plus tard (en 1932) par Francis Perrin, dans le fascicule numéro 41 des Actualités scientifiques Hermann (pp. 11-18). En 1911 aussi eut lieu le premier congrès Solvay de physique à Bruxelles. Sommerfeld y présenta une remarque tout à fait nouvelle, insistant sur le fait que la constante de Planck h représentait un «quantum d'action», au sens donné à ce terme en mécanique. Saisissant la balle au bond, Langevin montra comment tirer parti de cette conception pour calculer la valeur du magnéton. Il restait un coefficient arbitraire dans la formule (comme dans l'exposé de Sommerfeld), de sorte que la valeur de Langevin comportait un facteur incorrect de 2, mais le raisonnement était déjà celui par lequel on obtient maintenant le magnéton dit «de Bohr». A peine rentré de Bruxelles, Langevin nous émerveilla en résumant ces discussions et en nous mettant au courant des tout derniers problèmes de physique. Avec ces enseignements de Langevin, puis de Sommerfeld se closent mes années d'étudiant. J'avais entamé mon travail de doctorat sur les théories quantiques, et présenté une note aux Comptes-rendus, au printemps 1914, note qui contenait l'amorce de la découverte de la «diffraction Brillouin», effet maintenant classique. Et tout à coup, ce fut la guerre, interrompant soudainement nos paisibles études, et nous plongeant dans la brutalité. Pour ma part, je m'absorbai dans les problèmes de radio militaire. Langevin s'en prit à la détection des sous-marins, et inventa les ultrasons, découverte d'importance primordiale où il dépensa une étonnante ingéniosité. Son habileté d'expérimentateur m'émerveillait, et je le rencontrais souvent, soit à Paris dans son labo, soit à Toulon, où j'étais appelé par la marine. La science pure, que nous avions cultivée avec passion, était déviée de son cours et tournée en science industrielle, engins de guerre, bombes et contre-bombes. Enfin, la paix revint; aussitôt démobilisé, je courus à mes vieilles notes... et je n'y compris plus goutte. Ce fut un effort incroyable que de reprendre pied dans ce domaine, où tout avait changé de fond en comble, avec la théorie des quanta. A partir de cette époque, je fus constamment soutenu par votre père. Il avait une intelligence brillante et une douceur, un charme irrésistibles. C'était un grand caractère et un homme sensible, extrêmement affectueux. Tous ceux qui l'approchèrent gardent de lui un souvenir ému, et se rappellent des gestes touchants, si naturellement tendres. Lorsque je le retrouvai, après la deuxième guerre, le sort nous avait séparés pendant de longues années. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre, et dans cette simple embrassade, nous sentions la profonde émotion qu'aucune parole ne pouvait exprimer. Il fut mon maître, mon directeur scientifique et mon très cher collègue. Sa grande et noble figure reste devant mes yeux et son souvenir ne me quitte pas.




















Léon Brillouin (1889-1969)


Dans la lignée de d'Alembert,
par Marcel Tournier,
professeur à l' E.S.P.C.I.,
chef de division de recherche à l'ONERA,

Texte publié en 1958 dans la revue "Physique et chimie" des élèves de l'École supérieure de Physique et Chimie.

Notre École fête cette année son soixante-quinzième anniversaire (1957). Paul Langevin a appartenu à la septième promotion. Il est mort en 1946. Pendant cinquante-sept ans, il a mis avec amour sa puissante intelligence, son sens aigu de la vie collective, au service de l'amélioration constante de l'enseignement à l'École. Aujourd'hui, en 1957, au cours d'une journée de travail, un élève récemment entré, occupé par ses activités scolaires, cours, laboratoire, interrogations, peut ignorer Paul Langevin. Pourtant c'est sa propre volonté qui a presque entièrement organisé notre vie actuelle. Les tendances scientifiques, les méthodes de travail sont les siennes. Ceux qui, comme moi, l'ont connu, l'ont vu à l'oeuvre, l'ont connu, ont pénétré sa pensée, l'évoquent à chaque instant en le retrouvant. En vérité, son âme est présente ici. J'essaie de rassembler, en ce moment, après tant d'années, mes souvenirs de bizuth. Tout joyeux d'avoir réussi à passer le concours, c'est avec une espérance passionnée de découvrir un univers inconnu, peuplé de savants authentiques, qu'on entrait à l'École au mois d'octobre. Hélas! la réalité était assez loin du rêve. Mes nouveaux maîtres étaient simplement des hommes. Au milieu d'eux, les dominant tous, ce jeune homme, Paul Langevin, apparaissait déjà comme une grande figure. Il m'avait fait passer l'examen de physique au concours d'entrée, et déjà, une remarque qu'il m'avait faite, m'avait impressionné. Déjà j'avais senti que la physique était bien autre chose qu'un programme d'examen bien su, des problèmes plus ou moins réussis, mais une réalité vivante, multiple, profonde, toujours nouvelle, toujours incomplète, chaque jour plus riche et plus magnifique. Dans les profonds yeux noirs de Paul Langevin, au regard si pénétrant et si bon, j'avais déjà pressenti la grandeur et la beauté d'une foi intense dans la puissance de la connaissance scientifique. Il venait d'être nommé directeur des études lorsque j'étais élève. Une des premières personnalités qu'il fit entrer, fut Paul Boucherot, qui avait déjà à son actif de brillantes réalisations industrielles dues justement à son esprit scientifique. Il ne se contentait pas de la description des machines connues à son époque, mais il avait le permanent souci, comme en témoignent les théorèmes célèbres qui portent son nom, de dégager les idées générales pouvant servir de guide à l'invention. Grâce à Langevin, aussi, Debierne venait d'entrer comme conférencier. Il fut un des savants créés par l'enseignement de l'école. Il eut une grande importance comme directeur de recherches à l'Institut du radium et contribua efficacement comme professeur à l'École à la culture scientifique d'un grand nombre de nos camarades. Plus tard, l'enseignement des mathématiques devait être entièrement modifié. D'illustres mathématiciens entrèrent dans la maison, Élie Cartan, Henri Lebesgue, pour ne citer que ceux qui sont disparus. Le choix que fit Paul Langevin de tous les membres du personnel enseignant fut toujours guidé par le souci de faire de notre maison la plus efficace dans ses deux spécialités. A chaque nouvel arrivant, Langevin donnait d'ailleurs des directives précises et sûres, qui contribuaient à l'homogénéité et à la valeur de ce grand instrument de travail et de découverte que représente l'ensemble de ses anciens élèves. Une des caractéristiques dominantes de son caractère était la perspicacité. Quand il m'arrivait de venir lui demander conseil pour un travail, je pouvais être sûr que, bien avant que la question fut finie d'exposer, sa réponse était prête. Son érudition était énorme et sa mémoire extraordinaire. Dans ma dernière année d'études, je le rencontre rue Lhomond; il m'interroge sur mon travail au laboratoire. Je faisais alors en chimie organique un projet sur les composés d'acide acétylacétique. "Ah oui, me dit-il, ce sont tous ces corps étranges à hydrogène acide." Venant de la part d'un physicien, cette réponse m'avait vivement frappé. Quelques années plus tard, j'étais venu lui parler d'une question assez épineuse de propagation d'ondes dans un milieu anisotrope. «Voyez donc, dans le tome III des oeuvres de Lorentz, qui sont à la bibliothèque; je crois que vous trouverez une réponse à ce que vous cherchez.» Son savoir ne se bornait d'ailleurs pas aux connaissances scientifiques; il avait retenu, je crois, toutes les parentés des personnages de Balzac et leurs noms de famille. Musique, histoire, géographie, philosophie, il avait approfondi tous les sujets. Discutant dans un dîner vers 1922 avec un économiste : "Vous aviez fait quelque erreur, disait Langevin; au moment de la guerre de 14, n'aviez-vous pas dit qu'elle ne pourrait pas durer plus de quinze jours pour des raisons financières?" - "C'est, répond l'économiste, que nous n'avions pas prévu qu'on pourrait utiliser de la monnaie fiduciaire." - "Pourtant, répond Langevin, on s'en était déjà servi pendant les guerres puniques." S'il avait envie, dans une conversation privée, d'aborder un sujet  de physique un peu difficile, il pressentait que son interlocuteur pourrait être gêné en ignorant la question. Pour ne pas le mettre en état d'infériorité, il s'arrangeait toujours pour rappeler à l'interlocuteur en une ou deux phrases ce qu'il aurait dû savoir et lui éviter la gêne due à son ignorance. Je lui parlais un jour du jeu d'échecs : "Vous devez certainement jouer très bien", lui dis-je. "Non, je n'ai presque jamais joué, il m'est très désagréable d'entrer en compétition avec un ami pour un sujet aussi futile, et pour lui montrer que je suis plus malin que lui." Par contre, pendant une traversée vers l'Amérique du Sud, on lui avait enseigné le jeu des allumettes. Il avait réussi à ce sujet à établir une très jolie théorie qui était basée sur la numération à base deux et dont l'application permettait à coup sûr de gagner. Ce travail l'avait beaucoup amusé. Il lui est arrivé plusieurs fois, à ma connaissance, d'avoir le premier l'idée d'inventions célèbres, avant leur auteur officiel, et sans y attacher beaucoup d'importance, en raison même de sa modestie. En 1909, je crois, quelque temps après la découverte par Fleming de la diode comme détectrice des signaux de radio, j'en construisais une au laboratoire de Debierne. Langevin passe et me demande quel est l'objet que j'ai entre les mains. Je le lui décris avec le peu de connaissances que je pouvais avoir à cette époque : «Si on mettait une troisième électrode entre les deux autres, dit Langevin, cela donnerait probablement des possibilités intéressantes.» C'était avant que Lee de Forest inventât la grille. Lorsque, plusieurs années plus tard, nous eûmes des triodes entre les mains, Langevin en décrivait quelquefois le fonctionnement à des visiteurs en comparant le fonctionnement de la grille à celui du tiroir de la machine à vapeur. Pendant la guerre de 14-18, j'avais rencontré un dimanche un ancien élève devenu célèbre depuis : Lucien Lévy, qui m'a confié quelques années plus tard que quelques paroles prononcées ce jour-là avaient été à l'origine de sa découverte de la super-hétérodyne, dont l'importance a été et est toujours considérable. Dès la publication de la théorie de la relativité, Langevin s'enthousiasma pour elle et en fit au Collège de France un exposé lumineux, qui restera longtemps dans la mémoire de ceux qui ont eu le bonheur d'y assister. Développant les conséquences de la théorie en dynamique, il en vint à découvrir la relation fondamentale de l'inertie de l'énergie. Il montra les calculs à un de ses amis, qui ne pouvait croire à l'extraordinaire nouveauté du résultat. Cela fit hésiter Langevin, qui retarda cette publication; elle ne fut faite que plusieurs mois après par Albert Einstein. Au moment de son emprisonnement, un officier allemand qui l'interrogeait, lui reprochait d'avoir joué en France un rôle comparable à celui des philosophes au XVIIIème siècle. «Je n'avais jamais pensé, disait Paul Langevin, à me comparer à d'Alembert.» C'était pourtant la vérité, Langevin était bien de la lignée de d'Alembert, Lagrange, Laplace, Carnot, Fresnel, qui ont donné à la France une place éminente dans la contribution aux progrès l'humanité. Soyons fiers d'appartenir à l'École qu'il a dirigée. Rendons-lui souvent hommage en évoquant sa mémoire dans le fond de nos coeurs.


Un esprit d'élite,
par Henri Le Boiteux,
professeur à École supérieure de physique et chimie

J'ai toujours pensé que si l'on me demandait de résumer dans une formule brève le souvenir que je garde de celui qui fut mon maître vénéré, je dirais : Paul Langevin fut un "aristocrate" de l'esprit. Je pense que, seule, cette expression peut traduire ce qu'il y avait en lui de noblesse de pensée et de coeur, de hauteur de vues, et montrer quelle était l'étendue de son génie, qui ne se limitait nullement au domaine de la science où il fut l'un des plus grands de son époque. J'ai eu l'honneur et le bonheur d'être, au début de ma carrière, parmi ses collaborateurs, après avoir été son élève, l'un de ceux qui l'appelaient «le Patron» avec ce que ce terme, trop oublié de nos jours, comporte de respect, d'admiration et de désir de travailler avec ardeur pour se rapprocher de ce qui, humainement et scientifiquement, était pour nous un idéal. l'ai souvent constaté, par la suite, que des hommes appartenant à des milieux divers, mais qui, tous, se trouvaient en désaccord avec Paul Langevin, dans le domaine politique notamment, lui rendaient ce même hommage et s'inclinaient devant sa noblesse de pensée autant que devant son génie scientifique. Sa bonté était évidente et telle que je me souviens qu'à l'époque où j'étais son préparateur, il avait fallu organiser autour de son bureau une garde vigilante pour en interdire l'accès à des quémandeurs sans scrupules qu'il n'avait pas eu le courage de chasser. Cette bonté, je l'ai moi-même éprouvée lorsque, jeune ingénieur, je dus renoncer à un poste de chercheur qu'il m'avait fait proposer au laboratoire de la Marine à Toulon, mais qui, hélas! attendait pour se concrétiser le vote d'un budget en retard d'une année, comme il arrivait souvent à cette époque. Le professeur était de la même qualité que le savant. La clarté de l'exposition n'avait d'égale que la profondeur des vues exposées. Nous avions l'impression qu'il pensait son cours devant nous et qu'il entraînait son auditoire sur le cheminement le plus caché de cette pensée. Alors, tout était lumineux, d'une lumière qu'hélas! on ne retrouvait pas toujours aisément une fois seul. Je me souviens d'avoir suivi pendant une année son cours au Collège de France. Il s'agissait d'un exposé extraordinaire sur l'équilibre du rayonnement et de la matière. Je pense que, s'il était besoin d'un argument pour défendre ce qu'aujourd'hui on appelle avec quelque mépris le cours magistral, l'exemple de Paul Langevin à lui seul y suffirait car l'influence de sa personnalité se retrouve à un haut degré dans la plupart de ceux qui furent ses élèves. Il me revient que, prononçant en public ma première conférence sur un sujet scientifique, j'eus la surprise, après la séance, de voir s'avancer vers moi un inconnu, qui me dit : "Monsieur, n'avez-vous pas été l'élève de Paul Langevin?" Et sur ma réponse affirmative, il me dit : "Je l'ai deviné à votre méthode d'exposition." Mimétisme? Non. Mais j'avais admiré suffisamment sa méthode et reconnu sa valeur pour m'en faire, délibérément, une règle. Il n'est pas, dans cet ordre d'idées, de détail qui n'ait son importance. Ainsi l'habitude, que j'ai toujours gardée, de développer les calculs sur le tableau, dans un ordre parfait, de la gauche en haut au bas à droite et de sorte que, à la fin du cours, tout l'ensemble reste visible et parfaitement ordonné. Après quoi, la dernière relation écrite, le tableau bien rempli, Langevin disparaissait sans bruit. Un autre trait me revient, dont la méditation serait, je crois, fort utile aujourd'hui. Élèves à l'École de physique et chimie au moment où la relativité commençait à faire grand bruit parmi les physiciens, nous avions, avec l'enthousiasme de la jeunesse, souhaité que Paul Langevin, dont l'autorité dans cette matière s'affirmait brillamment, ajoutât à son cours des leçons sur cette passionnante nouveauté. Je fus de ceux qui, délégués par leurs camarades, allèrent le solliciter. A mon camarade et ami Frédéric Joliot et à moi-même, il répondit qu'il n'était pas souhaitable d'introduire trop tôt un enseignement qui était encore en pleine évolution et qu'il serait préférable d'assimiler parfaitement les bases essentielles pour pouvoir aborder ensuite les théories plus hautes. Cette leçon de sagesse, je l'ai retenue et en ai reconnu toute la valeur. Paul Langevin était un homme de haute culture, ce qu'aux siècles passés, on eût appelé un philosophe et, sur tous les sujets, sa conversation était un régal pour l'esprit. Je me souviens qu'un jour, priés à dîner avec lui chez son fils, mon vieil ami André Langevin, nous eûmes la joie, une soirée entière, de l'entendre parler sur les sujets les plus variés. Au moment du départ, il continuait en descendant l'escalier, puis sur le trottoir et nous ne nous lassions pas de l'écouter. Venue l'heure des adieux, il s'adressa à chacun de nous. Or la rue était peu éclairée; nous formions un petit groupe compact, auquel vint se joindre un clochard, qui passait par là et qui tendit la main dans un geste rien moins que désintéressé. Le confondant avec nous, Paul Langevin lui tendit la main et lui dit comme à chacun :  «Au revoir, mon ami.» L'autre s'éloigna sans se douter qu'il venait de serrer la main d'un des plus grands esprits de ce siècle. Lorsque le transfert des corps de Paul Langevin et de Jean Perrin au Panthéon fut décidé, une veillée funèbre fut organisée au Palais de la Découverte. Tandis qu'avec d'autres élèves du maître, je montais une garde émue près de son cercueil, la musique de la Garde joua l'une des oeuvres les plus grandioses de Beethoven : la Marche funèbre de la Symphonie héroïque. Un tel hommage du génie de la musique au génie scientifique et à l'homme complet que fut mon maître a toujours eu pour moi une valeur de symbole et je n'entends jamais ce magnifique passage sans revivre cet instant où Paul Langevin entrait dans la gloire.


Mon éminent maître Paul Langevin,
par le Professeur Georgi Nadjakov,
membre de l'Académie des Sciences de Sofia

Non seulement le peuple français, mais toute l'humanité s'incline avec respect devant l'ampleur et la variété de l'oeuvre scientifique de Paul Langevin. Il est admiré en premier lieu de ses nombreux élèves, amis et collègues dispersés partout dans le monde. Moi aussi, j'ai eu l'heureuse chance de le connaître de près, de travailler sous sa direction et de me former par son exemple lorsque, il y a plus de quarante ans, en 1925-1926, je fus admis dans son laboratoire pour y achever ma formation scientifique, — ce qui, aujourd'hui, me donne le droit de me dire son élève. L'oeuvre de Paul Langevin est extrêmement vaste et riche dans sa diversité. C'est avec pleine raison qu'on peut le considérer comme un continuateur des encyclopédistes français du XVIIIème siècle. A notre époque, en ce XXème siècle caractérisé par un développement spectaculaire de toutes les sciences, en particulier de la physique, — cette dernière, en quelques décennies, ayant donné naissance à tant de sciences nouvelles, expérimentales, techniques et théoriques, qui sont venues se greffer sur elle et, s'irradiant comme des tentacules, ont pénétré profondément dans toutes les directions des sciences naturelles, au siècle qu'on dit être celui de la spécialisation poussée, il est étonnant de constater qu'il y a eu un savant dont l'activité de recherche s'est portée sur tant de problèmes divers dans toutes les branches de la physique. L'importance de Paul Langevin pour la France et l'univers est immense. La science française et la science mondiale avaient connu une brillante époque rattachée aux noms de toute une pléiade de grands mathématiciens, mécaniciens et physiciens français de la fin du XVIIIème et de la première moitié du XIXème siècle, comme Laplace, Lagrange, d'Alembert, Poisson, Coulomb, Carnot, Fresnel et beaucoup d'autres, qui avaient poussé surtout la mécanique à un puissant épanouissement. Après une période de pause relative survenue en France au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, nous voyons au début du siècle courant renaître avec Paul Langevin ces grandes traditions françaises, qui se traduisent par l'obtention simultanée sur le plan expérimental et le plan théorique d'importants résultats. Paul Langevin est le fondateur de la physique théorique moderne, de la recherche expérimentale approfondie et de l'application à la pratique et à la vie de certains résultats scientifiques remarquables qu'il avait obtenus. C'est un de ses élèves que Louis de Broglie, l'un des plus éminents physiciens théoriciens contemporains; de Broglie avait travaillé auprès de lui avant de soutenir son illustre thèse. Parmi ses élèves figure encore l'un des plus grands expérimentateurs de notre époque, Frédéric Joliot-Curie; Langevin, dès le début, l'avait avec beaucoup de clairvoyance orienté vers la physique atomique. Parmi ses élèves, directs ou indirects, on doit ranger presque tous les physiciens français actuels, ainsi qu'un nombre considérable de physiciens étrangers des générations qui ont suivi. Citons parmi ses plus proches et chaleureux amis Albert Einstein, le plus grand physicien de notre temps, ainsi que l'académicien Abram Fiodorovitch Ioffé, le père de la physique soviétique. A l'énorme prestige scientifique dont jouissait Paul Langevin auprès de toute l'opinion scientifique mondiale venait s'ajouter aussi, comme un heureux complément, une activité publique non moins importante au service du progrès et de la justice sociale. Paul Langevin restera pour toujours un grand exemple à cet égard. Inoubliable est son discours prononcé lors de la dernière cérémonie en son honneur à la Sorbonne, quand il a dit : «Je devais partager mes forces entre le service de la science et le service de la justice, né que je suis d'un père républicain jusqu'au fond de son âme et d'une mère dévouée jusqu'à l'abnégation à cet admirable peuple parisien avec lequel je me suis toujours senti si profondément solidaire. Mon père m'avait inspiré la soif des connaissances; lui et ma mère, témoins de la sanglante répression de la Commune parisienne, par leurs récits, m'avaient inspiré l'aversion vis-à-vis de la violence et un penchant passionné pour la justice sociale.» Et en effet, notre éminent maître suivit simultanément deux voies que la vie lui avait tracées, avec une prédominance marquée des intérêts scientifiques au cours de ses jeunes années et une activité publique un peu plus prononcée pendant sa maturité et son âge avancé. Je ne puis oublier le grand trouble qui se saisit de moi lorsqu'en septembre 1925, jeune assistant de physique à l'université de Sofia, je fus envoyé à l'étranger pour y recevoir ma formation scientifique et que je me trouvai face à la porte du bureau directorial du grand savant Paul Langevin, qui venait d'assumer les fonctions de directeur de l'École de physique et de chimie industrielles à Paris. Mon émotion était profonde, puisqu'à peine au début de mon activité scientifique, je prétendais être reçu par un savant aussi éminent. Enfin je me décidai à frapper à la porte de son bureau, j'y fus reçu très aimablement et, à ma grande surprise, je fus interrogé très en détail par Paul Langevin sur mes intérêts scientifiques, cela malgré son peu de temps libre et ses innombrables préoccupations; d'ailleurs, sa table de travail était chargée d'un tas de lettres et de plis divers venus du monde entier. J'ai pu m'en rendre compte à nouveau quelques jours après lorsque, entrant dans un des laboratoires, j'ai vu son assistant personnel à cette époque, aujourd'hui le professeur Pierre Biquard, en train de fouiller et de trier, noyé jusqu'à la ceinture, toute cette masse de plis, de lettres et de tirés-à-part parvenus de tous les coins du monde. A cette première rencontre, je n'obtins pas de réponse définitive à ma requête d'être accueilli dans le laboratoire de Paul Langevin pour y faire mon stage de formation scientifique, mais la recommandation me fut adressée de réfléchir encore une fois à ce sujet, d'ordonner mes intérêts scientifiques, de les formuler par écrit dans un bref exposé que je devrais présenter dans trois jours. C'est ce que j'ai fait, lorsque je me suis présenté pour la deuxième fois à Langevin trois jours plus tard, il a pris mon exposé, y a jeté un coup d'oeil rapide et m'a dit : «J'examinerai votre exposé et dans trois jours, vous aurez ma réponse définitive.» Il est inutile, me semble-t-il, de dire avec quelle impatience j'ai attendu que ces trois jours s'écoulent. Me voilà de nouveau devant sa porte, plein d'émotion, je lève la main pour frapper. II m'accueille, le visage souriant et me dit : «Ce que vous avez écrit me plaît et de même, la branche que vous avez choisie pour vos recherches; je vous donnerai un coin de mon laboratoire.» C'était le comble du bonheur pour moi! C'était aussi le début de ma vraie activité scientifique. A l'instant même, Paul Langevin appuya sur le bouton d'une sonnette et dit à son secrétaire d'appeler tout de suite chez lui le professeur Saphores, chargé du cours sur l'électricité, ainsi que le docteur René Lucas, alors chef du laboratoire et actuellement professeur, membre de l'Institut, devenu directeur de l'École supérieure de physique et de chimie après le décès de notre maître. Tous les deux ne tardèrent pas à paraître. Langevin me présenta à eux en mentionnant que j'étais un jeune travailleur scientifique venu de la lointaine et petite Bulgarie pour me spécialiser chez eux. Et, en ma présence même, il leur donna des indications sur la place qui devait m'être réservée dans son laboratoire, tout en n'omettant pas de dire qu'après une conversation avec moi, on devrait faire tout le possible afin que mon petit coin soit équipé de tous les appareils et matériaux nécessaires. En effet, tout cela fut fait en un laps de temps très court. Dès le lendemain, j'avais déjà sur ma table, fournis par la société «Poulenc frères», tous les matériaux dont j'avais besoin pour commencer mes recherches; on m'accorda la possibilité d'utiliser tous les appareils du laboratoire d'électricité, en même temps qu'on me prêtait le concours nécessaire pour que je puisse me servir de certains appareils du laboratoire voisin, celui d'optique; d'autre part, quelques jours après, j'avais aussi à ma disposition certains instruments et appareils tout neufs qu'on avait pris le soin de commander spécialement pour moi. Dans ce laboratoire, dont le souvenir restera à jamais gravé dans ma mémoire, travaillaient à cette époque André Langevin et un autre jeune scientifique, R. Hocart, actuellement professeur de cristallographie à la Sorbonne, qui étaient tous les deux pour moi d'admirables collègues et compagnons. Une chambre voisine servait de siège au conseil de rédaction du «Journal de physique», dont le directeur scientifique à cette époque était Paul Langevin, mais dont la direction courante était exercée par son autre fils, Jean. Au conseil de rédaction, on recevait à titre d'échange toutes les revues scientifiques d'alors, des encyclopédies et beaucoup de livres de physique parmi les plus récents; j'eus accès aussi à toute cette littérature scientifique, ce qui, de concert avec les ressources de la bibliothèque de l'École de physique et chimie, de la bibliothèque de la Sorbonne et de la Bibliothèque nationale, contribua à un haut degré à ma formation scientifique. Ce remarquable accueil et la direction scientifique extrêmement compétente et adroite de mon maître — qui avait sa façon à lui de diriger ses élèves, moi y compris, avec une laconique question, «Ça marche, le travail?» et, après avoir reçu les explications nécessaires : «Bon, bon, travaillez, travaillez!» — visaient, comme je l'avais deviné et comme je le comprends mieux encore aujourd'hui, à former avant tout de jeunes chercheurs habitués à réfléchir et à travailler par eux-mêmes, d'une façon indépendante et libre. Un exemple puisé dans ma propre expérience vint m'en convaincre définitivement. Au cours de mes recherches sur l'effet photoélectrique sur des diélectriques, lors de mon travail avec l'électromètre à quadrants de Curie-Debierne, j'avais observé un phénomène latéral très faible, qui avait été relevé pour la première fois par Röntgen et mentionné dans son dernier travail, partiellement effectué en collaboration avec Ioffé, et intitulé : «Sur la photoconductivité du sel gemme naturel». Le phénomène se manifestait par une déviation continue de l'aiguille de l'électromètre à l'état isolé, indépendamment du fait qu'il fût en cours de mesures ou avant. L'explication donnée par Röntgen à ce phénomène consistait à l'imputer à une ionisation de l'air dans l'électromètre lui-même, dont l'origine est inconnue. Venu informer mon maître Paul Langevin des observations que j'avais faites et qui troublaient à un certain degré les résultats de mes mesures, je le vis vivement intéressé par ce phénomène, peut-être parce que le premier groupe de ses propres travaux scientifiques était du domaine des rayons de Röntgen et de l'ionisation des gaz. Et puisqu'il était question d'une ionisation éventuelle de source inconnue, Paul Langevin se demanda s'il ne s'agissait pas dans notre cas d'un effet dû aux déchets radioactifs restés du temps de Pierre et Marie Curie, dont la baraque, à l'époque de leurs premières expériences, était placée précisément là où, aujourd'hui, sont bâtis les immeubles de l'École de physique et chimie. Il me conseilla d'aller m'adresser à Madame Curie et de lui demander son avis — ce que j'ai fait. Elle, cependant, exprima le doute que cette ionisation puisse être due à des déchets radioactifs du temps de ses premières recherches. Tout ceci me poussa à chercher une autre origine à ce phénomène. Le stage scientifique dans le laboratoire de Paul Langevin sous son oeil vigilant et ses soins directs me permit de bien choisir mon domaine de recherche, et j'en suis à jamais reconnaissant à mon maître. Cette période de ma vie et quelques autres rencontres plus tard avec lui, en 1934 et 1938, ont laissé des traces indélébiles dans ma vie et mon activité. A la fin, je voudrais évoquer encore un souvenir lié indirectement à la mémoire de Paul Langevin, directement à l'activité que Frédéric Joliot-Curie et moi avons déployée au sein du Mouvement mondial de la Paix. A chacune de nos rencontres, lors des congrès et des sessions des partisans de la paix, nous ne pouvions nous retenir d'échanger des souvenirs sur notre maître commun Paul Langevin. Ainsi, pendant le congrès des peuples à Vienne en 1952, lorsque, avec d'autres membres de la délégation bulgare, je présentai à Frédéric Joliot-Curie le diplôme de membre honoraire de l'Académie bulgare des sciences et un deuxième diplôme lui conférant le titre de docteur honoris causa de l'Université de Sofia, Joliot-Curie, dans sa réponse à mon discours de salutation, ne put s'empêcher d'évoquer celui qui nous avait quittés et de me dire : «Mon cher Nadjakov, tu te rappelles, bien sûr, quelle grande tête était notre maître, Paul Langevin.» Hommage respectueux et profonde gratitude au grand savant que fut mon cher maître, Paul Langevin!




















Georgi Nadjakov (1896-1981)



Un partisan énergique des idées nouvelles,
souvenirs d' Assène Datzeff,
membre de l'Académie des Sciences de Sofia

A la fin de 1934 au début de 1939, je me suis spécialisé en physique théorique à l'Institut Henri Poincaré à Paris, sous la direction de M. Louis de Broglie. Mais en 1935, pour la première et la dernière fois, j'ai essayé d'être expérimentateur, et ainsi j'ai eu la possibilité de connaître de plus près Ie professeur Paul Langevin, de me rapprocher de lui et de son milieu, ce qui a laissé en moi des souvenirs inoubliables. Je connaissais bien le nom du professeur Langevin; je savais que c'était celui d'un physicien célèbre, qui avait donné des résultats importants sur le paramagnétisme, sur les ultrasons, qui avait contribué au développement de la relativité restreinte, l'avait fait connaître et défendue activement. J'avais entendu parler de ses idées avancées, de son ample activité progressiste. C'était pour moi une grande figure, pour laquelle on éprouve un sentiment d'estime profonde. Son visage caractéristique et imposant m'était connu par son portrait, voilà pourquoi il ne m'était pas difficile de le reconnaître à la première occasion sans qu'on me l'ait présenté. Je garde dans ma mémoire des souvenirs précis comme celui-ci: Paul Langevin et Jean Perrin, déjà blanchis, surtout le second, venant de l'Institut du radium, traversant la rue Saint-Jacques en se tenant bras dessus bras dessous, absorbés dans une conversation animée. J'étais frappé par l'amitié qui liait les collaborateurs et les élèves de Langevin, parmi lesquels il y avait pas mal de noms connus. On savait que
c'étaient des progressistes, et pour certains, d'ardents militants antifascistes. «C'est l'esprit de l'école de Langevin», disaient parfois mes collègues. Voilà pourquoi j'étais impressionné en voyant Langevin entouré de ses élèves et d'autres chercheurs, en sentant l'estime bien marquée de toute cette élite intellectuelle pour le «patron». Cette atmosphère très humaine soutenait le courage de beaucoup de jeunes gens, surtout celui des étrangers chassés de leur pays. Ils se sentaient ici des hommes, tandis qu'à l'est de l'Europe et chez des voisins de la France régnait déjà l' «ordre nouveau». La première fois que j'ai rencontré personnellement Paul Langevin, c'était pour lui transmettre le salut de son élève de Sofia, Georgi Nadjakov. A l'automne de 1935, je lui ai adressé une demande en vue de travailler dans un des laboratoires de l'École de physique et chimie. Je lui ai présenté un rapport sur l'application de mon idée pour déterminer la vitesse des électrons libres dans les métaux. Voici de quoi il s'agissait: on touche la périphérie d'un disque métallique en rotation avec l'arête d'une lame métallique mince pliée, dont les deux branches sont reliées par des fils à un galvanomètre différentiel, puis à une source à tension constante, et toute la chaîne se ferme par le disque même. Je m'attendais à ce que la vitesse mécanique transmise par le disque tournant aux électrons qui en sortent, crée une dissymétrie dans les deux courants. Elle devait être décelée par le galvanomètre, dont l'indication dépendrait de la vitesse des électrons dans le métal constituant le disque. J'avais mal prévu la grandeur de l'effet attendu, ce dont je me suis rendu compte plus tard seulement. Le professeur Langevin a par deux fois ajourné l'acceptation de mon projet afin d'y réfléchir encore, et puis il m'a dit : «Je ne suis pas convaincu que vous trouverez le résultat attendu, mais l'idée de l'expérience est très simple et elle vaut la peine d'être essayée.» Ainsi étais-je reçu à l'École. On a mis à ma disposition une pièce, où j'ai travaillé environ six mois. La partie essentielle de l'appareil a été construite dans l'atelier de l'École. Quand la précision de l'expérience a été amenée à ses possibilités extrêmes et que plusieurs phénomènes troublants n'ont pas pu être éliminés, il est devenu clair que l'effet attendu ne serait pas perçu, et j'ai interrompu l'expérience. Au cours de mon travail, j'étais aidé par le personnel du laboratoire, y compris le fils du patron, André Langevin, avec qui nous avons souvent discuté. Langevin faisait au Collège de France son cours sur l'électrodynamique et la relativité restreinte, ce qui était, semble-t-il, sa branche préférée. Quand il développait les conséquences curieuses de la relativité concernant les déformations réciproques entre deux observateurs en deux systèmes d'inertie, Il se produisait, inévitablement, un remous dans la salle, étant donné qu'il n'est pas facile de rester sans réagir à ces inclusions surprenantes. A ce propos, il a dit une fois pendant son cours : «Ces choses vous semblent incompréhensibles et étranges, et en contradiction avec le bon sens. Mais je vous dirai qu'à la fin du siècle dernier, quand nous apprenions comme étudiants la théorie électromagnétique de Maxwell, elle n'était pas facile à comprendre. La notion de potentiel électromagnétique introduite par Maxwell et employée couramment aujourd'hui nous apparaissait alors tout aussi inhabituelle et difficile à saisir que les effets de la relativité restreinte à vos yeux. Ainsi s'habitue-t-on difficilement aux nouvelles notions, mais l'usage les rend ordinaires.» Cette idée me faisait réfléchir, quoique je fusse persuadé (ce qui est encore le cas maintenant) que les difficultés découlant de la relativité restreinte sont d'une autre nature et qu'il ne s'agit pas uniquement d'habitude. Les auditeurs n'étaient pas nombreux : dix, quinze personnes, ce qui arrivait souvent pour les cours spécialisés du ColIège de France ou de la Sorbonne. Ils étaient pourtant bien divers: des jeunes gens en spécialisation, des étudiants isolés, des gens assez âgés. Parmi eux, on voyait le mathématicien  Jacques Hadamard, dont les intérêts très étendus se portaient aussi sur la physique théorique, et qui prenait des notes régulièrement. Au séminaire de physique dirigé par Langevin, on exposait des travaux relevant de branches variées de la physique, souvent très théoriques. Parfois, surtout au début, je perdais le fil. J'admirais la compétence avec laquelle Langevin intervenait souvent dans les discussions et donnait le ton. A noter la participation d'Hadamard, qui, comme à son propre ordinaire, avec le tempérament et la mobilité qui lui étaient propres, suivait les discussions, sans se gêner pour poser des questions quand il n'était pas informé, sur des points physiques, mais en prononçant le mot décisif sur les aspects mathématiques. Je me rappelle Paul Langevin présidant des réunions organisées par l'Union Rationaliste à la Sorbonne ou à la salle de la rue du Four. Il ouvrait la séance en peu de paroles, il intervenait brièvement au cours de la discussion, mais en gardait la direction. Une fois, je crois en 1937, il présidait à la Sorbonne une conférence publique de Fournier sur un thème délicat: une tentative de chercher une explication physique de la célèbre constante de la structure fine, 1/137, à l'aide d'un certain modèle géométrique du noyau, un type de structure cristalline. Dans son introduction, Langevin a déclaré que dans ce domaine nouveau et difficile, il faut encourager les tentatives hardies et les idées nouvelles. Je ne sais pas si l'hypothèse en question a été plus tard soutenue quelque part, mais à l'époque elle me semblait intéressante et bien propre à faire réfléchir. Dans mon for intérieur, je me réjouissais qu'il fût permis de présenter devant un large public des idées semblables, même quand elles ne sont qu'hypothétiques. Cet appui énergique accordé aux nouvelles idées par Langevin provoquait mon admiration. Nous, les jeunes chercheurs de l'Institut Henri Poincaré, nous savions naturellement qu'il avait été du jury pour cette célèbre thèse de doctorat de de Broglie en 1924 qui a marqué le début de la mécanique ondulatoire, et qu'il avait vite apprécié l'idée nouvelle. Il saisissait vite les idées qui méritaient l'attention, mais il se retrouvait aussi dans les fausses apparences. Une fois, en 1936, il y eut à la salle de la rue du Four une conférence et des discussions sur certains problèmes nouveaux du noyau, je pense. Jacques Solomon avait pris part à la discussion très animée, et son analyse approfondie avait fait impression. Paul Langevin en avait souligné l'importance, et il avait dégagé les conclusions générales de la discussion. C'est alors que la parole a été demandée par un monsieur de grande taille, un ingénieur, que j'avais vu quelquefois à la bibliothèque de l'Institut Henri Poincaré. Il a déclaré qu'il pouvait éclaircir les difficultés en discussion, et il a commencé à présenter les bases de sa théorie, qui reposait sur un certain modèle mécanique compliqué de l'éther à partir duquel on pouvait édifier les corpuscules élémentaires, etc. L'agitation s'est emparée de la salle. Alors Paul Langevin a aimablement interrompu l'orateur en lui disant que ses idées étaient très intéressantes et qu'il pourrait les exposer à une réunion spéciale, mais qu'ici il fallait discuter en prenant pour base l'état réel de la science. Il a sans plus levé la séance et les auditeurs ont vidé la salle, pendant que l'ingénieur continuait à dessiner au tableau et à exposer fébrilement sa «théorie» devant une paire de curieux ironiques. Puisque j'étais un des travailleurs «intérieurs» de l'École de physique et que je jouissais de la bienveillance du patron, je pouvais entrer chez lui par la porte de derrière quand il était nécessaire de le consulter. Dans le couloir, je trouvais bon nombre de visiteurs attendant leur tour d'être reçus: des représentants de mouvements antifascistes, des défenseurs de la République espagnole et d'autres personnes inconnues de moi. J'avais entendu dire par beaucoup qu'ils étaient reçus avec compréhension et cordialité, et qu'ils trouvaient de l'appui. Pendant ma conversation avec Langevin dans son cabinet, le téléphone sonnait souvent. On l'appelait de différents endroits, des rédactions de divers journaux. Son horaire à l'École était très chargé. Mais, je le savais bien, ce n'était pas seulement à l'École que sa vie était sous tension. J'ai assisté plusieurs fois dans la grande salle de la «Mutualité» aux meetings organisés par le Front populaire. Le professeur Paul Langevin avait une place d'honneur à la tribune. J'ai écouté ses discours ou ses interventions sur différentes questions. Ils étaient en général pas très longs, mais précis, pleins de sens et frappants. J'étais impressionné par la grande estime que lui témoignaient les participants, dont la plupart étaient des ouvriers. Bien des fois, j'ai vu Paul Langevin aux manifestations organisées par le Front populaire en 1937 et après. Il était au premier rang avec les dirigeants. Il se formait alors dans mon esprit de jeune physicien l'idée qu'il n'y a peut-être pas pour un savant de destinée plus honorable que celle-là: partager les émotions des masses, être un élément actif dans le mouvement populaire. Je l'ai invité un jour à faire tout son possible pour venir présenter en Bulgarie quelques conférences, en l'assurant qu'il serait chaleureusement reçu par des étudiants, des intellectuels, des ouvriers, par une large couche de notre peuple. Il a souri et m'a dit qu'il avait beaucoup entendu de mon pays et qu'il y serait venu avec plaisir, mais que cela ne lui serait pas possible pour l'instant, parce qu'il fallait traverser des pays fascistes et qu'il n'aurait pas de visa. L'axe Rome-Berlin barrait déjà l'Europe du nord à l'est. Sa visite en Bulgarie a été ajournée à un temps indéterminé, malheureusement ce fut pour toujours. Au début de mars 1939, j'étais de retour à Sofia. Peu de temps après s'est déchaînée la deuxième guerre mondiale. Sur sa fin, quand les nouvelles de France recommencèrent a arriver, une des premières informations qui provoquèrent notre émotion eut trait au professeur Paul Langevin: nous sûmes que, pendant l'occupation allemande, il avait activement participé à la Résistance et qu'il avait pu être sauvé à temps, pour la joie générale. Ainsi le fils du républicain de 1871 n'a-t-il jamais trahi l'idéal de son père, gagnant du même coup l'amour des générations futures. Il a laissé son nom inscrit non seulement parmi ceux des savants éminents, mais aussi dans la glorieuse cohorte des défenseurs de la justice et des droits humains pour tous.




















Assène Datzeff (1911-1994)


Source: "Paul Langevin, mon père", par André Langevin, les Editeurs Français Réunis, Paris, 1971.

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