lundi 11 avril 2016

"Cours sur l'oeuvre de Baruch Spinoza", Ecole normale supérieure (2003)

Cours sur l'oeuvre de Baruch Spinoza, Ecole normale supérieure, 23 mai 2003.



1. Repères chronologiques

Galilée (1564-1642), Descartes (1596-1667), Spinoza (1632-1677), Leibniz (1646-1716), Newton (1642-1727), Cromwell (1599-1658), Louis XIII (1601-1643), Louis XIV (1638-1715)



2. Introduction

Contrairement aux autres exposés, celui-ci ne porte pas sur un mathématicien philosophe ou un philosophe mathématicien, en tout cas quelqu'un activement engagé dans la recherche mathématique
de son temps, ce qui pour nous ajoute une difficulté.

Mais précisément nous avons affaire à un Spinoza non mathématicien réalisant ce que sans doute, par pragmatisme, aucun mathématicien ne ferait : écrire un ouvrage dans une forme mathématique excluant tout symbole (tout l'opposé de Bourbaki !).

Ainsi, son ouvrage fondamental, l'Éthique, est dite écrite ''more geometrico'', à la manière des géomètres, et pourtant elle n'est d'aucune façon, comme le souligne son titre même, un texte mathématique.

Je ne vais pas parler ici de la vie de Spinoza, non qu'elle ne soit intéressante, ne serait-ce que parce que c'est l'un des rares, sinon le seul philosophe moderne dont la vie soit en accord avec la pensée. Mais parce précisément on a eu tendance à faire de lui une sorte de saint laïc, il est toutes sortes de mythes à son propos. Depuis une tentative d'assassinat (à coups de poignard précise-t-on), et le manteau frappé à sa place conservé toute sa vie, jusqu'à une tentative de collage d'affiches subversives lors du lynchage des frères de Witt, dirigeants de la république de Hollande, par la foule suite à la défaite devant les troupes françaises en 1672.

En fait, c'est de quelques points de sa philosophie dont je voudrais parler.



3. Formation de Spinoza

Ce qui distingue la philosophie de Spinoza, c'est l'absence de grands ancêtres, de maîtres archaïques par rapport auxquels il se positionnerait.

Alors que la plupart des philosophes soulignent leur appartenance à une certaine famille de pensée, on ne trouve rien de tel chez lui, si ce n'est un rejet quasi-méprisant de ces grandes figures. Ainsi dans
une lettre à Boxel, considéré comme un illuminé protestant, il écrit : ''L'autorité de Platon, d'Aristote, de Socrate, etc.... n'a pas grand poids pour moi (...) Rien d'étonnant à ce que des hommes qui ont cru aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, aux formes substantielles et mille autres niaiseries aient imaginé des spectres et des esprits et cru les vieilles femmes... '' (lettre 56, p. 1247-8, Pléiade).

Sa formation était très inorthodoxe ; études hébraïques très poussées, évidemment sans apprentissage du latin auquel il s'initiera à partir de 20 ans, et donc sans connaissance des philosophes classiques.

Le seul auquel il se réfère régulièrement, et pour le critiquer, est Descartes qui a effectivement un rôle crucial dans la construction de sa philosophie.

Curieusement, le seul dont il parle positivement dans son oeuvre, est non pas un philosophe, mais un historien, Machiavel. D'ailleurs une partie de ses connaissances sur les philosophes grecs ou latins est
due, comme on le voit dans l'inventaire de sa bibliothèque après sa mort, à des historiens de la philosophie (Diogène Laërce par exemple).

On ne s'étonnera donc pas que sa pensée apparaisse comme une ''singularité'' dans le champ lisse de la philosophie. On a pu parler à son propos de ''scandale philosophique'', ''d'anomalie sauvage''... Qu'en est-il réellement ?



4. La singularité spinoziste

Ce qui fascine chez Spinoza, c'est une certaine forme d'extrémisme qui pousse à bout des pensées et des réflexions qui peuvent autrement apparaître comme banales ou que l'on peut retrouver chez d'autres auteurs, principalement Descartes, mais avec comme conséquence un retournement complet de sens.

On pourrait y voir une ''Übriz'', une forme de démesure qui est l'inverse de la sagesse pour les anciens Grecs.

Ce n'est pas totalement inexact, dans le sens où sa pensée est celle de l'absolument ''un'' ou de l'unique.

C'est pourquoi on peut la relier jusqu’à celle de Parménide (vers -500) et l'hypothèse du ''eç Õn estin'' (''si l'un est''), autrement dit ''si la seule chose qui existe est l'unité''.



5. L'impossibilité de ''l'Un'' ou de ''l'Unique''

Comme à l'habitude, la plus formidable réfutation à cette position se trouve chez Platon.

Celle de l'Un de Parménide est développée dans le texte du ''Sophiste''. Parménide y est présenté comme le père philosophique de l'interlocuteur principal, ce qui n'empêche pas ce dernier de le mettre à mort, de se livrer, dit-il lui-même, au (premier) parricide (philosophique).

En effet, comment concilier la seule existence de l'Un et la possibilité du ''logos'', d'un discours rationnel sur lui, qui est au centre de la philosophie (suivant Platon, mais aussi bien Parménide) ? Dès lors que l'on admet qu'un nom n'est pas rien qu'un son sans lien à ce qu'il désigne. On est devant l'alternative suivante :

- si le nom ''Un'' est différent de l'Un, on aura déjà 2 choses ;

- et si le nom et la chose sont identiques, alors on aura un nom qui est nom de rien et l'Un s'évanouira, et avec lui toute chose. Il n'y aura donc Rien !

Pourtant telle est la position radicale que tient Spinoza et qu'il faut essayer de comprendre.



6. Les grands paradoxes de l'Éthique

Si l'Éthique écrite à la manière des géomètres n'est pas l'unique oeuvre de Spinoza, puisque des textes importants concernent la société politique et la structure religieuse, il n'en demeure pas moins qu'il est certainement au centre de sa réflexion. Le premier paradoxe est situé dès les premières lignes de l'Éthique, avec la première définition, celle de ''causa sui'' (''cause de soi'').

1. Cette définition constitue le début de l'Éthique et donc de son livre I intitulé ''de Dieu'' est la suivante :

- ''ce dont l'essence enveloppe l'existence autrement dit [sive]

[surtraduction de sive, alors que l'on traduit (et là peut-être précisément à tort) Deus sive Natura, Dieu ou la Nature]

- ce dont la nature ne peut être conçue qu'existante''.

Deux problèmes : un problème de fond et un problème de forme. Problème de fond : qu'est-ce qui peut donc exister de par sa seule définition ?

Comme dans tout bon roman policier, la réponse se trouve beaucoup plus loin, c'est Dieu ou la Nature ou la totalité des choses ou des êtres.

Mais pourquoi devrait-on admettre l'existence de Dieu ? Il y a des athées, et si un philosophe a été accusé d'athéisme, c'est bien Spinoza.

Sa réponse est la suivante : celui qui nie cette existence doit aussi nier qu'il existe quoi que ce soit, ce que seul un dément peut faire ; or Spinoza ne s'adresse qu'à des êtres ayant leur pleine raison.

D'où une seconde objection, qui est aussi une autre formulation du problème de forme : Pourquoi l'équivalence entre les deux énoncés, en quoi l'un est-il dit autrement, c'est-à-dire avec d'autres mots, que l'autre ? Ou encore pourquoi Dieu peut-il être identifié à la Nature comme totalité des choses ou des êtres ?

C'est précisément une des objections que l'on retient contre Spinoza qui, ajoute-t-on, poserait subrepticement, dans ses définitions des équivalences non démontrées.

Celles-ci seraient donc des théorèmes sans démonstration. Cela prouverait à l'évidence le peu de sérieux de sa prétendue écriture ''à la manière des géomètres''. Critique provenant non seulement d'adversaires, mais également de commentateurs très bien disposés envers lui, mais sceptiques sur sa tentative de philosophie ''more geometrico''.

Une solution de ce second problème, et donc une réponse à l'objection précédente, est beaucoup plus complexe car elle met en jeu la structure même du monde spinoziste, et passe par la notion des attributs de Dieu. En gros, ce sont les caractères essentiels de Dieu selon Spinoza. Il est une infinité d'attributs de Dieu, dont les hommes perçoivent deux, à savoir l'étendue (i.e. l'espace) et la pensée.

Et ces attributs sont à la fois absolument disjoints, autrement dit aucune pensée ne peut influer sur le corps et inversement aucune cause corporelle n'a d'effet sur la pensée ou le psychisme.

Ce qui choque bien évidemment l'opinion commune, le bon sens, le ''oà polloç'', puisque l'on sait bien que malade nous ne pensons pas de même que bien portant et inversement le stress peut avoir les conséquences les plus graves sur notre santé corporelle !

La prétendue unité absolue se diviserait alors entre ce qui est de l'ordre corporel et de l'ordre psychique, et l'on retrouverait la pensée cartésienne récusée par Spinoza.

Mais pour Spinoza, il faut distinguer disjonction et dissymétrie ou inéquivalence. Deux choses peuvent être absolument disjointes et pourtant absolument symétriques ou équivalentes.

Il en est ainsi de l'infinité des attributs de Dieu qui sont à la fois absolument disjoints, mais en même temps, exprimant la nature de Dieu (Un), sont absolument symétriques ou équivalents. En particulier, ils suivent le même ordre causal.

Ainsi donc, à un stress ''correspond'' (bi-univoquement) de manière équivalente un certain état du corps lequel aura pour conséquence une maladie (corporelle), état de maladie auquel correspond également une certaine pensée, ou encore pourrait-on dire un certain état psychique.

Mais alors la seconde objection s'évanouit également, puisque la prétendue preuve que nécessiterait, d'après l'esprit géométrique, le ''sive'', est simplement la traduction textuelle de l'équivalence des attributs ou du moins de deux d'entre eux, puisqu'en toute réalité on devrait avoir une infinité de ''sive''.

D'où enfin le rejet du dualisme cartésien et par là même surtout, la réfutation de l'objection platonicienne.



Un exemple de la subtilité de la pensée de Spinoza

La métaphore du chien qui est, par ailleurs, un excellent exercice de logique (non formelle !) :

''J'ajouterai aussi quelque chose sur l'entendement et, la volonté que nous attribuons d'ordinaire à Dieu : Si, donc, l'entendement et la volonté appartiennent à l'essence éternelle de Dieu, il faut entendre par l'un et l'autre de ces attributs autre chose, certes, que ce que les hommes entendent généralement par ces termes. Car l'entendement et la volonté qui constitueraient l'essence de Dieu devraient différer, de toute l'étendue du ciel, de notre entendement et de notre volonté, et ne pourraient rien avoir de commun avec eux en dehors du mot qui les désigne, c'est-à-dire comme le Chien, constellation céleste, et le chien animal aboyant ont quelque chose de commun.'' (Eth., I.17, coro. 2, scolie, p. 329-330, Pléiade).

Ce double sens et cette métaphore n'ont rien de nouveau et surtout, contrairement à ce qu'on trouve chez certains commentateurs, n'est pas due à Spinoza ni à Descartes, ni même à Maimonide, mais est déjà présente chez Aristote (Réfutations sophistique, 4, 166a16) ; son intérêt est donc ailleurs. Il est dans la conclusion qu'on en tirait à savoir que précisément l'entendement et la volonté divins étaient sans commune mesure avec l'entendement et la volonté humaines. Pourtant il est désormais admis que les conditionnels ''deberent'' (devraient) et ''possent'' (pourraient) signifient précisément que l'hypothèse, à savoir que ''l'entendement et la volonté appartiennent à l'essence éternelle de Dieu'' est fausse, et en effet
Spinoza écrit explicitement que l'un et l'autre ne sont pas parties de l'essence divine.

Plus généralement, contrairement à l'habitude philosophique (suivant en cela l'exposition aristotélicienne), le mode hypothétique chez Spinoza doit toujours être considéré avec méfiance. Il signifie en effet que l'hypothèse en question est au moins douteuse et en général fausse. Ainsi, écrivant paradoxalement à la manière d’un Zénon d’Elée qu’il critique violemment, son texte peut prêter à beaucoup de confusion lors d’une lecture rapide, si l’on n’y prend pas garde suffisamment, comme il en (est) a été pour les ''paradoxes'' du philosophe grec.



















Baruch Spinoza

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