L’ÉVOLUTION DE L’ESPACE ET DU TEMPS
L’attention
des physiciens s’est trouvée récemment ramenée vers les notions fondamentales
de l’espace et du temps que de nouveaux faits expérimentaux les obligent à
remanier; rien ne peut mieux montrer l’origine empirique de ces notions que
leur adaptation progressive, non terminée encore, aux données de plus en plus
subtiles de l’expérience humaine.
Je voudrais
montrer que la forme, insuffisamment analysée d’ordinaire, sous laquelle ces
notions se présentaient jusqu’ici, était déterminée, conditionnée, par une
synthèse particulière et provisoire du monde, par la théorie mécaniste. Notre
espace et notre temps étaient ceux exigés par la mécanique rationnelle.
A la
synthèse nouvelle, de plus en plus puissante, que représente la théorie
électromagnétique des phénomènes physiques, correspondent un espace et un
temps, un temps surtout, autres que ceux de la mécanique, et en faveur desquels
nos moyens actuels d’investigation expérimentale viennent de se prononcer. Il
est particulièrement remarquable que le perfectionnement croissant de nos
méthodes de mesure, dont la précision a pu être poussée pour certaines au-delà
du milliardième, nous oblige à continuer encore aujourd’hui l’adaptation aux
faits des catégories les plus fondamentales de notre pensée. Il y a là, pour le
philosophe, une occasion excellente de pénétrer la nature intime de ces
catégories en les trouvant encore en voie d’évolution, en les voyant vivre et
se transformer sous ses yeux.
Il n’y a ni
espace, ni temps à priori : à chaque moment, à chaque degré de
perfectionnement de nos théories du monde physique, correspond une conception
de l’espace et du temps. Le mécanisme impliquait la conception ancienne,
l’électromagnétisme en exige une nouvelle dont rien ne nous permet de dire
qu’elle sera définitive.
Il est
d’ailleurs difficile à notre cerveau de s’habituer à ces formes nouvelles de la
pensée: la réflexion y est particulièrement délicate et ne pourra être aidée
que par la formation d’un langage adéquat.
C’est la
tâche à laquelle, pour faciliter l’évolution de l’espèce humaine, philosophes
et physiciens doivent aujourd’hui collaborer.
⁂
Tous les
êtres vivants ont une puissance d’expansion intérieure et spontanée d’autant
plus grande qu’ils sont mieux adaptés au milieu dans lequel ils ont pris
naissance. Quand, par suite de cette expansion, une rencontre a lieu entre
individus ou espèces, il peut y avoir adaptation mutuelle, ou, si l’accord est
impossible, conflit avec survivance du plus apte qui, en général, s’assimile la
substance de l’autre et lui impose une forme nouvelle que la vie semble avoir
jugée meilleure.
Il en est de
même pour nos théories physiques : certaines sont particulièrement bien
constituées, ont brillamment réussi dans l’interprétation, dans le groupement
d’une catégorie de fait expérimentaux, matière à laquelle elles imposent une
forme; elles se développent ensuite spontanément suivant cette forme, ce rythme
qui leur est propre en prenant pour substance de l’édifice qu’elles
construisent les faits déjà connus mais épars, puis ceux qu’elles conduisent à
découvrir, et enfin ceux déjà constitués en synthèse sous forme de théories
différentes que la nouvelle absorbe après être entrée en conflit avec elles. De
même que le travail de construction des êtres vivants est facilité par les
synthèses organiques déjà réalisées dans les autres êtres dont ils
s’alimentent, la théorie nouvelle conserve et utilise plus ou moins
complètement les groupements de faits déjà constitués par les théories dont
elle a triomphé. Nous assistons en ce moment à un conflit de ce genre entre
deux conceptions du monde particulièrement importantes et belles: la mécanique
rationnelle de Galilée et de Newton d’une part et d’autre part la théorie
électromagnétique sous la forme adulte que lui ont donnée Maxwell, Hertz et
Lorentz.
La mécanique
rationnelle fut créée pour l’interprétation des phénomènes du mouvement visible
et elle y réussit de manière admirable. Tout l’effort scientifique du
dix-huitième siècle et d’une grande partie du dix-neuvième fut consacré à
étendre cette puissance d’explication à l’ensemble des phénomènes physiques en
appliquant ces mêmes lois aux mouvements invisibles de particules matérielles
ou de fluides variés.
Ainsi se
développa la doctrine connue sous le nom de mécanisme, par fusion de la
mécanique rationnelle et des hypothèses atomistiques. Le succès fut grand dans
certains domaines, dans la théorie cinétique des fluides par exemple, moindre
dans d’autres comme ceux de l’élasticité et de l’optique.
Il ne faut
pas oublier à ce propos qu’on rendit souvent responsable des insuccès du
mécanisme la seule conception atomistique, aujourd’hui cependant définitivement
établie sur des faits expérimentaux indiscutables, et dont l’association avec
la théorie électromagnétique s’est montrée depuis quinze ans d’une si
remarquable fécondité. Ce qui semble en réalité être sujet à caution, c’est
l’application aux mouvements invisibles des lois de la mécanique établies
d’abord pour les mouvements visibles et qui, même pour ceux-ci, ne représentent
plus qu’une première approximation, d’ailleurs excellente.
La théorie
des phénomènes électromagnétiques, telle que nous la possédons aujourd’hui, est
certainement indépendante des lois prescrites au mouvement de la matière par la
mécanique rationnelle, bien que celle-ci semble intervenir dans certaines
définitions fondamentales: la meilleure preuve de cette indépendance est
fournie par les contradictions qui s’élèvent actuellement entre les deux
synthèses. L’électromagnétisme est aussi remarquablement adapté à son domaine
primitif que la mécanique rationnelle a pu l’être au sien; avec ses notions
très spéciales d’un milieu qui transmet les actions de proche en proche, de
champs électrique et magnétique caractérisant l’état de ce milieu, avec la
forme très particulière des relations qu’il énonce entre les variations
simultanées de ces champs dans l’espace et dans le temps, l’électromagnétisme
constitue une discipline, un mode de pensée tout-à-fait à part, tout-à-fait
distinct de la mécanique, et doué d’une force d’expansion étonnante puisqu’il
s’est assimilé sans aucun effort l’immense domaine de Politique et de la
chaleur rayonnante devant lequel le mécanisme était resté impuissant, et qu’il
y provoque chaque jour des découvertes nouvelles. L’électromagnétisme a conquis
la plus grande partie de la physique, envahi la chimie et groupé un nombre
immense de faits jusque là sans forme et sans lien.
De nos deux
théories adverses, la première possède les titres de noblesse d’un passé déjà
ancien, l’autorité d’avoir vu vérifier ses lois par les astres les plus
lointains comme par les molécules les plus ténues des gaz; la seconde, plus
jeune et plus vivante, s’adapte infiniment mieux à la physique entière et
possède une force intérieure de croissance que l’autre semble avoir perdue.
Maxwell
avait cru possible de concilier les deux théories et de montrer que les
phénomènes électromagnétiques sont susceptibles d’interprétations mécaniques;
mais sa démonstration, faite d’ailleurs sur le cas particulier des phénomènes
présentés par les courants fermés, prouve seulement que les deux synthèses ont
des caractères communs, la propriété commune de laisser stationnaires certaines
intégrales, mais elles peuvent rester inconciliables par d’autres caractères.
⁂
Ces
caractères divergents ont été mis récemment en évidence par des faits
expérimentaux nouveaux, par le résultat négatif de toutes les expériences, dont
certaines d’une extraordinaire délicatesse, qui ont été tentées pour essayer de
mettre en évidence le mouvement de translation uniforme d’ensemble d’un système
matériel par des expériences intérieures à ce système, pour saisir le mouvement
de translation absolu.
On savait
déjà, et la Mécanique rationnelle rend parfaitement compte de ce fait, que des
expériences de mécanique, sur les mouvements visibles, effectuées à l’intérieur
d’un système matériel, ne permettent pas de mettre en évidence un mouvement de
translation uniforme d’ensemble du système mais permettent au contraire
d’atteindre le mouvement de rotation par le pendule de Foucault ou le
gyroscope. Autrement dit, au point de vue mécanique, la translation uniforme
d’ensemble n’a pas de sens absolu, la rotation au contraire en a un.
Mais, à
l’intérieur d’un système matériel, d’autres expériences peuvent être tentées
qui mettent en jeu des phénomènes électromagnétiques ou optiques. La théorie
électromagnétique fait intervenir dans ses explications un milieu, l’éther, qui
transmet les actions électriques et magnétiques et dans lequel se propagent,
avec une vitesse déterminée, les perturbations électromagnétiques, la lumière
en particulier.
On pouvait
espérer que, si un système matériel se meut d’une translation uniforme par
rapport à ce milieu, des expériences électromagnétiques ou optiques intérieures
au système puissent permettre de saisir cette translation, de la mettre en
évidence.
Comme la
Terre, dans son mouvement annuel, possède une vitesse de translation qui varie
constamment de quantités allant jusqu’à soixante kilomètres par seconde pour la
vitesse relative correspondant à deux positions du globe diamétralement
opposées sur 1’orbite, on pouvait espérer qu’au moins à certains moments de
1’année des observateurs liés à la Terre ainsi que leurs appareils se
mouvraient par rapport à l’éther avec une vitesse de cet ordre et pourraient
réussir à mettre leur mouvement en évidence.
On pouvait
l’espérer, car en combinant les équations fondamentales de l’électromagnétisme,
supposées exactes pour des observateurs fixes dans l’éther, avec les notions
ordinaires de l’espace et du temps telles que la mécanique rationnelle les
exige, on trouvait que ces équations devaient changer de forme pour des
observateurs en mouvement dans l’éther, et que les différences, pour des
vitesses de 1’ordre de celle de la Terre sur son orbite, devaient être visibles
dans certaines expériences d’une extraordinaire délicatesse.
Or le
résultat s’est trouvé constamment négatif et, indépendamment de toute
interprétation, nous pouvons énoncer comme un fait expérimental le contenu du
principe suivant, dit de relativité :
Si divers
groupes d’observateurs sont en translation uniforme les uns par rapport aux
autres (tels des observateurs liés à la Terre pour diverses positions de
celle-ci sur son orbite) tous les phénomènes mécaniques et physiques suivront
les mêmes lois pour tous ces groupes d’observateurs. Aucun d’eux, par des
expériences intérieures au système matériel qui lui est lié, ne pourra mettre
en évidence la translation uniforme d’ensemble de ce système.
Au point de
vue électromagnétique on peut encore dire que les équations fondamentales, sous
leur forme ordinaire, sont vérifiées pour tous ces groupes d’observateurs à la
fois, que tout se passe pour chacun d’eux comme s’il était immobile par rapport
à 1’éther.
⁂
C’est donc
un fait expérimental que les équations entre grandeurs physiques par lesquelles
nous traduisons les lois du monde extérieur, doivent se présenter exactement
sous la même forme pour divers groupes d’observateurs, pour divers systèmes de
référence en translation uniforme les uns par rapport aux autres.
Ceci exige,
dans le langage des mathématiques, que ces équations admettent un groupe de
transformations correspondant au passage d’un système de référence à un autre
en mouvement par rapport à lui. Les équations de la physique doivent se
conserver pour toutes les transformations de ce groupe. Dans une telle
transformation, quand on passe d’un système de référence à un autre, les
mesures des diverses grandeurs, en particulier de celles qui correspondent à
l’espace et au temps, sont modifiées d’une manière qui correspond à la
structure même de ces notions.
Or les
équations de la mécanique rationnelle admettent effectivement un groupe de
transformations correspondant au changement du système de référence, et la
partie de ce groupe qui concerne les mesures d’espace et de temps est d’accord
avec la forme ordinaire de ces notions.
Ce sera le
grand mérite de H. A. Lorentz d’avoir montré que les équations fondamentales de
l’électromagnétisme admettent aussi un groupe de transformations qui leur
permet de reprendre la même forme quand on passe d’un système de référence à un
autre : ce groupe diffère profondément du précédent pour ce qui
concerne les transformations de l’espace et du temps. Il faut choisir: si
nous voulons conserver une valeur absolue aux équations de la mécanique
rationnelle, au mécanisme, ainsi qu’à l’espace et au temps qui leur
correspondent, il nous faut considérer comme fausses celles de
l’électromagnétisme, renoncer à la synthèse admirable dont j’ai parlé plus
haut, revenir en optique par exemple à une théorie de l’émission avec toutes
les difficultés qu’elle entraine et qui l’ont fait rejeter voici plus de
cinquante ans. Si nous voulons au contraire conserver l’électromagnétisme, il
faut adapter notre esprit aux conceptions nouvelles qu’il exige pour l’espace
et le temps et envisager la mécanique rationnelle comme n’ayant plus que la
valeur d’une première approximation, largement suffisante d’ailleurs lorsqu’il
s’agit de mouvements dont la vitesse ne dépasse pas quelques milliers de
kilomètres par seconde. L’ électromagnétisme, ou des lois de mécanique
admettant le môme groupe de transformation que lui, permettraient seuls d’aller
plus loin et prendraient la place prépondérante que le mécanisme assignait à la
mécanique rationnelle.
⁂
Pour mieux
mettre en évidence l’opposition entre les deux synthèses, il est plus simple de
fondre, comme l’a proposé Minkowski, les deux notions d’espace et de temps dans
la notion plus générale d’univers.
L’univers
est l’ensemble de tous les événements : un événement consiste en ceci
qu’il se passe ou qu’il existe quelque chose en un certain lieu à un certain
instant. Etant donné un système de référence, c’est-à-dire un système d’axes
lié h un certain groupe d’observateurs, un événement quelconque est déterminé
au point de vue de sa position dans l’espace et dans le temps, par quatre
coordonnées rapportées à ce système de référence, trois pour l’espace et une
pour le temps.
Etant donnés
deux événements rapportés à un certain système de référence, ils différeront en
général à la fois dans l’espace et dans le temps, se produiront en des points
différents à des instants différents. A un couple d’événements correspondra
ainsi une distance dans l’espace (celle des points où les deux événements se
passent) et un intervalle dans le temps.
On peut
ainsi définir le temps par l’ensemble des événements qui se succèdent en un
même point, par exemple dans une même portion de matière liée au système de
référence, et définir l’espace par l’ensemble des événements simultanés. Cette
définition de l’espace correspond en effet à ceci que la forme d’un corps en
mouvement est définie par l’ensemble des positions simultanées des diverses
portions de matière qui le composent, de ses divers points matériels, par
l’ensemble des événements que constituent les présences simultanées de ces
divers points matériels. Si l’on convient avec Minkowski d’appeler ligne
d’univers d’une portion de matière qui peut être en mouvement par rapport
au système de référence, l’ensemble des événements qui se succèdent dans cette
portion de matière, la forme d’un corps à un instant donné est déterminé par
l’ensemble des positions simultanées sur leurs lignes d’univers des divers
points matériels qui composent ce corps.
La notion de
simultanéité d’événements qui se passent en des points différents se présente
ainsi comme fondamentale dans la définition même de l’espace lorsqu’il s’agit
de corps en mouvement, et c’est le cas général.
Dans la
conception ordinaire du temps on attribue à cette simultanéité un sens absolu,
on la suppose indépendante du système de référence ; il est nécessaire que nous
analysions de plus près le contenu de cette hypothèse généralement tacite.
Pourquoi
n’admettons-nous pas d’ordinaire que deux événements, simultanés pour un
certain groupe d’observateurs, puissent ne pas l’être pour un autre groupe en
mouvement par rapport au premier, ou, ce qui revient au même, pourquoi
n’admettons-nous pas qu’un changement du système de référence permette de
renverser l’ordre de succession dans le temps de deux événements ?
Cela tient
évidemment à ce que nous admettons implicitement que, si deux événements se
succèdent dans un certain ordre pour un système donné de référence, celui qui
s’est produit le premier a pu intervenir comme cause et modifier les conditions
dans lesquelles s’est produit le second, quelle que soit la distance qui les
sépare dans l’espace.
Dans ces
conditions il est absurde de supposer que pour d’autres observateurs, pour un
autre système de référence, le second événement, l’effet, puisse être antérieur
à sa cause.
Le caractère
absolu admis d’ordinaire pour la notion de simultanéité tient donc à
l’hypothèse implicite d’une causalité pouvant se propager avec une vitesse
infinie, à l’hypothèse qu’un événement peut intervenir instantanément comme
cause à toute distance.
Or cette
hypothèse est conforme à la conception mécaniste et est exigée par elle
puisqu’un solide parfait de la mécanique rationnelle, ou un cordon de sonnette
inextensible par exemple, interposé entre les deux points où les événements se
produisent, permettrait de signaler instantanément la production de premier
événement au point où le second va se produire, et permettrait par conséquent
de tenir compte du premier, de le faire intervenir comme cause dans les
conditions qui déterminent le second. Il y a donc adaptation mutuelle de la
mécanique rationnelle et des conceptions ordinaires de l’espace et du temps
dans lesquelles la simultanéité de deux événements distants dans l’espace
possède un sens absolu.
Nous ne
sommes donc point surpris de constater que dans le groupe de transformation qui
conserve les équations de la mécanique l’intervalle de temps de deux
événements se conserve, est mesuré de la même manière par tous les groupes
d’observateurs quels que soient leurs mouvements relatifs.
Il en est
autrement pour la distance dans l’espace : c’est un fait bien simple et
contenu dans les notions habituelles que la distance dans l’espace de deux
événements n’a pas en général de sens absolu et dépend du système de référence
employé.
Un exemple
concret fera comprendre comment la distance dans l’espace des deux mêmes
événements peut être différente pour différents groupes d’observateurs en
mouvement les uns par rapport aux autres. Imaginons que par un trou percé dans
le plancher d’un wagon en mouvement par rapport au sol, on laisse tomber
successivement deux objets : les deux événements que constituent les
sorties des deux objets par le trou de wagon se passent en un même point pour
des observateurs liés au wagon et au contraire en des points différents pour
des observateurs liés au sol. La distance dans l’espace de ces deux événements
est nulle pour les premiers observateurs, et égale au contraire pour les autres
au produit de la vitesse du wagon par l’intervalle de temps qui sépare les
chutes de deux objets.
C’est
seulement dans le cas où les deux événements sont simultanés que leur distance
dans l’espace a un sens absolu, ne varie pas avec le système de référence. Il
en résulte immédiatement que les dimensions d’un objet, la longueur d’une règle
par exemple, ont aussi un sens absolu, sont les mêmes pour observateurs en
repos ou en mouvement par rapport à cet objet : nous avons remarqué en
effet que pour des observateurs quelconques, la longueur d’une règle est la
distance entre deux positions simultanées des extrémités de la règle,
c’est-à-dire la distance dans l’espace de deux événements simultanés, de deux
présences simultanées des deux extrémités de la règle. Nous venons de voir que
la simultanéité, comme la distance dans l’espace de deux événements simultanés,
ont un sens absolu dans les conceptions habituelles du temps et de l’espace.
Étant donnés
deux événements successifs quelconques, deux événements séparés dans le temps,
on pourra toujours trouver un système de référence par rapport auquel ces deux
événements coïncident dans l’espace, des observateurs pour lesquels ces deux
événements se passent en un même point Il suffira en effet de donner à ces
observateurs, par rapport au système de référence primitif, un mouvement tel
qu’ayant assisté au premier événement, ils assistent ensuite au second, les
deux événements se passant ainsi pour eux en un même point voisin d’eux ;
il suffira de donner à ces observateurs une vitesse égale au quotient de la
distance dans l’espace par l’intervalle dans le temps des deux événements
rapportés au système de référence primitif, et cela sera toujours possible si
l’intervalle dans le temps n’est pas nul, si les deux événements ne sont pas
simultanés.
Ce qu’on
peut ainsi réaliser pour l’espace, la coïncidence de deux événements dans
l’espace par un choix convenable du système de référence, nous avons vu qu’on
ne peut pas le réaliser pour le temps, puisque l’intervalle dans le temps de
deux événements a un sens absolu, est mesuré de la même manière dans tous les
systèmes de référence.
Il y a là
une dissymétrie entre l’espace et le temps habituellement donnés que les
conceptions nouvelles font disparaître : l’intervalle dans le temps, comme
la distance dans l’espace y deviennent variables avec le système de référence,
avec le mouvement des observateurs.
Dans les
conceptions nouvelles, un seul cas subsiste et doit subsister où le changement
du système de référence est sans effet : c’est celui où les deux
événements coïncident à la fois dans l’espace et dans le temps : cette
double coïncidence doit avoir en effet un sens absolu puisqu’elle correspond à
la rencontre des deux événements et que de cette rencontre peut jaillir un
phénomène, un événement nouveau, ce qui a nécessairement un sens absolu.
Reprenant l’exemple précédent, si les deux objets qui sortent du wagon par un
même trou en sortent simultanément, si leurs sorties coïncident à la fois dans
l’espace et dans le temps, il en pourra résulter un choc, une rupture des
objets, et ce phénomène de choc a un sens absolu, de sorte que dans aucune
conception du monde, électromagnétique ou mécanique, la coïncidence à la fois
dans l’espace et dans le temps, si elle existe pour un groupe d’observateurs,
ne pourra être niée par un autre groupe, quel que soit son mouvement par
rapport au premier. Pour ceux qui voient passer le wagon comme pour ceux qui
s’y trouvent, les deux objets se seront brisés mutuellement parce qu’ils sont
passés en même temps au même point.
Exception
faite de ce cas très particulier, il est facile de voir que la conception
électromagnétique exige un remaniement profond de la notion d’univers. Les
équations de l’électromagnétisme impliquent, sous leur forme habituelle, qu’une
perturbation électromagnétique, une onde lumineuse par exemple, se propage dans
le vide avec une même vitesse dans toutes les directions, égale à trois cent
mille kilomètres par seconde environ.
Les faits
expérimentaux nouvellement établis ayant montré que si ces équations sont
exactes pour un groupe d’observateurs, elles doivent l’être aussi pour tous
autres quels que soient leurs mouvements par rapport au premier, il en résulte
ce fait paradoxal qu’une perturbation lumineuse donnée doit se propager avec la
même vitesse pour différents groupes d’observateurs en mouvement les uns par
rapport aux autres. Un premier groupe d’observateurs voit une onde lumineuse se
propager dans une certaine direction avec la vitesse de trois cent mille
kilomètres par seconde et voit un autre groupe d’observateurs courir après
cette onde avec une vitesse qui peut être quelconque ; et cependant, pour
ce second groupe, l’onde lumineuse se mouvra par rapport à lui avec la même
vitesse de trois cent mille kilomètres par seconde.
M. Einstein
a montré le premier comment cette conséquence nécessaire de la théorie
électromagnétique suffit pour déterminer les caractères de l’espace et du temps
exigés par la conception nouvelle de l’univers. On conçoit, d’après ce qui
précède, que la vitesse de la lumière doive jouer un rôle essentiel dans les
énoncés nouveaux : elle est la seule vitesse qui se conserve quand on
passe d’un système de référence à un autre et joue dans l’univers
électromagnétique le rôle que joue la vitesse infinie dans l’univers mécanique.
Ceci va ressortir clairement des résultats qui suivent.
Pour un
couple quelconque d’événements, le changement du système de référence modifie à
la fois la distance dans l’espace et l’intervalle dans le temps, mais, au point
de vue de l’importance de ces modifications, on est conduit à classer les
couples d’événements en deux grandes catégories pour lesquelles l’espace et le
temps jouent des rôles symétriques.
La première
catégorie est constituée par les couples d’événements tels que leur distance
dans l’espace est supérieure au chemin parcouru par la lumière pendant leur
intervalle dans le temps, c’est-à-dire tels que si l’émission de signaux
lumineux accompagne la production des deux événements, chacun d’eux aura lieu avant
le passage du signal venant de l’autre. Une telle relation a un sens absolu,
c’est-à-dire qu’elle est vérifiée pour tous les systèmes de référence si elle
l’est pour l’un d’entre eux.
Les
équations de transformation exigées par la théorie électromagnétique montrent
que, dans ce cas, l’ordre de succession des deux événements dans le temps n’a
pas de sens absolu. Si, pour un premier système de référence, les deux
événements se succèdent dans un certain ordre, cet ordre sera renversé pour des
observateurs se mouvant par rapport aux premiers avec une vitesse inférieure à
celle de la lumière, c’est-à-dire avec une vitesse réalisable physiquement.
Il est
évidemment impossible que deux événements dont l’ordre de succession peut ainsi
être renversé soient unis par une relation de cause à effet, puisque si une
telle relation existait entre nos deux événements, certains observateurs
verraient la cause postérieure à l’effet, ce qui est absurde.
Or, étant
donné que la distance dans l’espace de nos deux événements est supérieure au
chemin parcouru par la lumière pendant leur intervalle dans le temps, le
premier ne pourrait intervenir comme cause dans la production de l’autre, le
second ne pourrait être informé du premier, que si le lien causal pouvait se
propager avec une vitesse supérieure à celle de la lumière. Nous devons donc,
d’après ce qui précède, éliminer une telle possibilité : la causalité,
quelle que soit sa nature, ne doit pas pouvoir se propager avec une vitesse
supérieure à celle de la lumière ; il ne doit exister ni messager ni
signal pouvant parcourir plus de trois cent mille kilomètres par seconde.
Nous devons
donc admettre qu’un événement ne peut agir instantanément comme cause à
distance, que sa répercussion ne peut se faire sentir immédiatement que sur
place, au point même où il a lieu, puis ultérieurement à des distances
croissantes, et croissantes au maximum avec la vitesse de la lumière. Celle-ci
joue donc bien, à ce point de vue déjà, dans les conceptions nouvelles, le rôle
que joue dans les conceptions anciennes la vitesse infinie qui y représente la
vitesse limite avec laquelle peut se propager la causalité.
On voit par
là que l’antagonisme actuel entre le mécanisme et l’électro-magnétisme
manifeste seulement sous une forme nouvelle l’opposition entre les deux
conceptions qui se sont succédées dans le développement des théories
électriques : celle de l’action instantanée à distance compatible avec le
mécanisme, et celle introduite par Faraday de la transmission par
l’intermédiaire d’un milieu, par action de proche en proche. Cette opposition
ancienne se répercute aujourd’hui jusque sur les notions les plus
fondamentales.
De ce qui
précède découlent diverses conséquences : tout d’abord il est impossible
qu’une portion de matière se meuve par rapport à une autre avec une vitesse
supérieure à celle de la lumière. Ce résultat paradoxal est contenu dans les
formules auxquelles conduit la cinématique nouvelle pour la composition des
vitesses : la composition d’un nombre quelconque de vitesses inférieures à
la vitesse de la lumière donne toujours un vitesse inférieure à celle de la
lumière. De même dans la conception ordinaire la conception, d’un nombre
quelconque de vitesses finies donne toujours une vitesse finie. Nous pouvons
affirmer ensuite qu’aucune action à distance, la gravitation, par exemple, ne
doit se propager plus vite que la lumière et l’on sait que cette condition
n’est nullement contredite par les résultats astronomiques actuellement établis.
Enfin il est
nécessaire de renoncer au solide parfait de la Mécanique dans lequel on
pourrait trouver un moyen de signaler instantanément à distance, d’établir un
lien causal se propageant plus vite que la lumière. Rien dans ce que nous
savons des solides réels ne s’oppose à ce que toute action, toute onde doivent
s’y propager moins vite que la lumière ; les ondes élastiques, dans les
solides les plus rigides, se propagent en réalité avec une vitesse beaucoup
inférieure. L’important est que nous devons rejeter la conception même du
solide parfait, d’un corps qui pourrait être mis en mouvement simultanément en
tous ses points.
On peut
résumer le raisonnement qui précède de la manière suivante : s’il existait
un signal pouvant se propager avec une vitesse supérieure à celle de la
lumière, on pourrait trouver des observateurs pour lesquels ce signal serait
arrivé avant d’être parti, pour lesquels le lien causal que ce signal permet
d’établir se trouverait inversé : on pourrait télégraphier dans le passé,
comme dit M. Einstein et nous considérons que cela serait absurde.
Les deux
événements du couple considéré, qui n’ont pas d’ordre défini de succession dans
le temps, sont donc nécessairement sans influence mutuelle possible, ce sont
véritablement des événements indépendants. Il est évident que, n’ayant aucun
lien causal entre eux, ils ne peuvent se succéder dans une même portion de
matière, ils ne peuvent appartenir à une même ligne d’univers, à la vie d’un
même être. Cette impossibilité est d’ailleurs d’accord avec ce fait que pour
être successivement le siège de ces deux événements cette portion de matière
devrait se mouvoir avec une vitesse supérieure à celle de la lumière.
Les deux
événements ne peuvent donc être amenés à coïncider dans l’espace, par aucun
choix du système de référence, mais ils peuvent être amenés à coïncider dans le
temps : puisque leur ordre de succession peut être inversé, il existe des
systèmes de référence pour lesquels les deux événements sont simultanés.
On peut
appeler couples dans l’espace les couples d’événements qui viennent
d’être considérés, dont l’ordre de succession dans le temps n’a pas de sens
absolu, mais qui, de manière absolue, sont distants dans l’espace.
Il est
remarquable que, si la distance dans l’espace des deux événements ne peut être
annulée, elle passe par un minimum précisément pour les systèmes de références
par rapport auxquels les deux événements sont simultanés.
D’où
l’énoncé suivant :
La distance
dans l’espace de deux événements qui sont simultanés pour un certain groupe
d’observateurs est plus courte pour ceux-ci que pour tous autres observateurs
en mouvement quelconque par rapport à eux.
Cet énoncé
contient, comme cas particulier, ce que l’on a appelé la contraction de
Lorentz, c’est-à-dire le fait qu’une même règle examinée par différents groupes
d’observateurs, les uns en repos, les autres en mouvement par rapport à elle,
est plus courte pour ceux qui la voient passer que pour ceux qui lui sont liés.
Nous avons vu en effet que la longueur d’une règle pour des observateurs qui la
voient passer est définie par la distance dans l’espace de deux positions
simultanées (pour ces observateurs) des deux extrémités de la règle. Et cette
distance d’après ce qui précède, sera plus courte pour ces observateurs que pour
tous autres, en particulier pour ceux qui sont liés à la règle.
On comprend
aussi aisément comment cette contraction de Lorentz peut être réciproque,
c’est-à-dire comment deux règles, égales au repos relatif, se voient
mutuellement raccourcies quand elles glissent l’une contre l’autre, des
observateurs liés à l’une des deux règles voyant l’autre plus courte que la
leur. Cette réciprocité tient à ce que les observateurs liés aux deux règles en
mouvement l’une par rapport à l’autre ne définissent pas de même manière la
simultanéité.
Nous allons
trouver pour les couples d’événements de la seconde catégorie des propriétés
exactement corrélatives des précédentes par permutation de l’espace et du
temps. Ces couples, que j’appellerai couples dans le temps, sont définis
par la condition suivante, qui a un sens absolu : la distance dans
l’espace des deux événements est inférieure au chemin parcouru par la lumière
pendant leur intervalle dans le temps ; autrement dit, le second événement
se produit après le passage du signal lumineux dont l’émission coïncide
dans l’espace et dans le temps avec le premier. Ceci introduit, au point de vue
du temps, une dissymétrie entre les deux événements, le premier est antérieur
au passage du signal lumineux dont l’émission coïncide dans l’espace et dans le
temps avec le second événement, tandis que le second est postérieur au passage
du signal lumineux dont l’émission accompagne le premier. Un lien de causalité
peut exister, au moins par l’intermédiaire de la lumière, entre les deux
événements, le second a pu être informé du premier, et ceci exige que l’ordre
de succession ait un sens absolu, ne puisse être inversé par aucun changement
du système de référence. On voit immédiatement qu’une telle inversion exigerait
une vitesse superieure à celle de la lumière pour le second système de
référence par rapport au premier.
Deux
événements entre lesquels existe ainsi une possibilité réelle d’influence,
s’ils ne peuvent être amenés à coïncider dans le temps, peuvent toujours être
amenés à coïncider dans l’espace par un choix convenable du système de
référence. En particulier si les deux événements appartiennent à une même ligne
d’univers, se succèdent, avec un ordre absolu, dans la vie d’une portion de
matière, ils coïncident dans l’espace pour des observateurs liés à cette
portion de matière.
Corrélativement
à ce qui se passait tout à l’heure, si l’intervalle dans le temps des deux
événements ne peut être annulé, il passe par un minimum, précisément pour le
système de référence par rapport auquel les deux événements coïncident dans
l’espace.
D’ou
l’énoncé :
L’intervalle
de temps entre deux événements qui coïncident dans l’espace, qui se succèdent
en un même point pour un certain système de référence, est moindre pour
celui-ci que pour tout autre en translation uniforme quelconque par rapport au
premier.
⁂
Dans tout ce
qui précède, les systèmes de référence employés sont supposés animés de
mouvements de translation uniformes : pour de tels systèmes seulement les
observateurs qui leur sont liés ne peuvent expérimentalement déceler leur
mouvement d’ensemble, pour de tels systèmes seulement les équations équations
de la physique doivent conserver leur forme quand on passe de l’un à l’autre.
Pour de tels systèmes tout se passe comme s’ils étaient immobiles par rapport à
l’éther : une translation uniforme dans l’éther n’a pas de sens
expérimental.
Mais il ne
faut pas conclure pour cela, comme on l’a fait parfois prématurément, que la
notion d’éther doit être abandonnée, que l’éther est inexistant, inaccessible à
l’expérience. Seule une vitesse uniforme par rapport à lui ne peut être
décelée, mais tout changement de vitesse, toute accélération a un sens absolu.
En particulier c’est un point fondamental dans la théorie électromagnétique que
tout changement de vitesse, toute accélération d’un centre électrisé
s’accompagne de l’émission d’une onde qui se propage dans le milieu avec la
vitesse de la lumière, et l’existence de cette onde a un sens absolu ;
inversement toute onde électromagnétique, lumineuse par exemple, a son origine
dans le changement de vitesse d’un centre électrisé. Nous avons donc prise sur
l’éther par l’intermédiaire des accélérations, l’accélération a un sens absolu
comme déterminant la production d’ondes partant de la matière qui a subi le
changement de vitesse, et l’éther manifeste sa réalité comme véhicule, comme
support de l’énergie transportée par ces ondes.
La théorie
prévoit la possibilité de mettre en évidence, par des expériences
électromagnétiques ou optiques, toute accélération du mouvement d’ensemble d’un
système matériel, au moyen d’expériences intérieures à ce système, quand ce ne
serait qu’en constatant l’émission d’ondes par des corps électrisés liés au
système, immobiles par rapport à lui. Nous savons d’ailleurs que si l’accélération
du mouvement d’ensemble est communiquée au système par des actions extérieures
qui s’exercent seulement, contrairement à ce qui se passe pour la gravitation,
sur certaines parties du système, nous disposons de bien d’autres moyens pour
la mettre en évidence, par exemple des déformations intérieures au système par
l’intermédiaire desquelles l’accélération se transmettra des portions du
système soumises aux actions extérieures, aux autres portions qui ne les
subissent pas.
Dans un
champ de gravitation uniforme, où chaque portion du système subirait
directement l’action extérieure qui lui communiquerait l’accélération
d’ensemble, comme dans le boulet de Jules Verne, de semblables réactions ne se
produiraient pas, mais il resterait, comme je l’ai dit plus haut, la
possibilité d’expériences électromagnétiques ou optiques pour déceler le
changement de vitesse du mouvement d’ensemble : les lois de
l’électromagnétisme ne seraient pas les mêmes par rapport à des axes liés à ce
système matériel que par rapport à des axes en mouvement uniforme de
translation ensemble.
⁂
Nous allons
voir se manifester sous une autre forme ce caractère absolu de l’accélération.
Considérons
une portion de matière en mouvement quelconque et la succession des événements
qui constituent la vie de cette portion de matière, sa ligne d’univers.
Pour deux de
ces événements suffisamment voisins, des observateurs en mouvement uniforme qui
assistent successivement à ces deux événements peuvent être considérés comme
liés à la portion de matière, le changement de vitesse de celle-ci étant
insensible dans l’intervalle des deux événements. Pour ces observateurs,
l'intervalle de temps entre les deux événements, qui constituera un élément de
ce que nous appellerons le temps propre de la portion de matière, sera
plus court que pour tout autre groupe d’observateurs liés à un système de
référence en mouvement uniforme quelconque.
Si nous
prenons maintenant deux événements quelconques de la vie de notre portion de
matière, leur intervalle de temps mesuré par des observateurs en mouvement non
uniforme qui auront constamment suivi la portion de matière, sera, par
intégration du résultat précédent, plus court que pour le système de référence
en mouvement uniforme.
En
particulier ce système de référence pourra être tel que les deux événements
considérés s’y passent en un même point, que par rapport à lui la portion de
matière ait parcouru un cycle fermé, soit revenue à son point de départ grâce à
son mouvement non uniforme. Et nous pouvons affirmer que pour des
observateurs liés à cette portion de matière, le temps qui se sera écoulé entre
le départ et le retour, le temps propre de la portion de matière, sera plus
court que pour des observateurs qui seraient restés liés au système de
référence en mouvement uniforme. Autrement dit la portion de matière aura
moins vieilli entre son départ et son retour que si elle n’avait pas subi
d’accélérations, que si elle était restée immobile par rapport à un système de
référence en translation uniforme.
On peut dire
encore qu’il suffit de s’agiter, de subir des accélérations pour vieillir moins
vite ; nous allons voir dans un instant combien l’on peut espérer gagner
de cette manière.
Donnons des
exemples concrets : imaginons un laboratoire lié à la Terre, dont le mouvement
peut être considéré comme une translation uniforme, et dans ce laboratoire deux
échantillons de radium parfaitement identiques. Ce que nous savons sur
l’évolution spontanée des matières radioactives nous permet d’affirmer que si
ces échantillons restent au laboratoire, ils perdront tous deux leur activité
de la même manière au cours du temps et garderont constamment des activités
égales. Mais envoyons promener l’un de ces échantillons avec une vitesse
suffisamment grande et ramenons-le ensuite au laboratoire ; ceci exige
qu’au moins à certains moments cet échantillon ait subi des accélérations.
Nous
pouvons affirmer qu’au retour, son temps propre entre le départ et le retour
étant moindre que l’intervalle de temps mesuré entre ces mêmes événements par
des observateurs liés au laboratoire, il aura moins évolué que l’autre
échantillon et par conséquent qu’il se trouvera plus actif que celui-ci ;
il aura moins vieilli, s’étant agité davantage. Le calcul montre que pour
obtenir une différence d’un dix-millième entre les variations d’activité des
deux échantillons, il aura fallu maintenir pendant la séparation l’échantillon
vagabond à une vitesse d’environ quatre mille kilomètres par seconde.
⁂
Avant de
donner un autre exemple concret, présentons encore notre résultat sous un autre
jour. Supposons que deux portions de matière se rencontrent une première fois,
se séparent, puis se retrouvent. Nous pouvons affirmer que des observateurs
liés à l’une et à l’autre pendant la séparation n’auront pas évalué de la même
manière la durée de celle-ci, n’auront pas vieilli autant les uns que les
autres. Il résulte de ce qui précède que ceux-là auront le moins vieilli dont
le mouvement pendant la séparation aura été le plus éloigné d’être uniforme,
qui auront subi le plus d’accélérations.
Cette
remarque fournit le moyen, à celui d’entre nous qui voudrait y consacrer deux
années de sa vie, de savoir ce que sera la Terre dans deux cents ans,
d’explorer l’avenir de la Terre en faisant dans la vie de celle-ci un saut en
avant qui pour elle durera deux siècles et pour lui durera deux ans, mais ceci
sans espoir de retour, sans possibilité de venir nous informer du résultat de
son voyage puisque toute tentative du même genre ne pourrait que le transporter
de plus en plus avant.
Il suffirait
pour cela que notre voyageur consente à s’enfermer dans un projectile que la
Terre lancerait avec une vitesse suffisamment voisine de celle de la lumière,
quoique inférieure, ce qui est physiquement possible, en s’arrangeant pour
qu’une rencontre, avec une étoile par exemple, se produise au bout d’une année
de la vie du voyageur et le renvoie vers la Terre avec la même vitesse.
Revenu
à la Terre ayant vieilli de deux ans, il sortira de son arche et trouvera notre
globe vieilli de deux cents ans si sa vitesse est restée dans l’intervalle
inférieure d’un vingt-millième seulement à la vitesse de la lumière. Les faits
expérimentaux les plus sûrement établis de la physique nous permettent
d’affirmer qu’il en serait bien ainsi.
Il est
amusant de se rendre compte comment notre explorateur et la Terre se verraient
mutuellement vivre s’ils pouvaient, par signaux lumineux ou par télégraphie
sans fil, rester en communication constante pendant leur séparation, et de
comprendre ainsi comment est possible la dissymétrie entre les deux mesures de
la durée de séparation.
Pendant
qu’ils s’éloigneront l’un de l’autre avec une vitesse voisine de celle de la
lumière, chacun d’eux semblera à l’autre fuir devant les signaux
électromagnétiques ou lumineux qui lui sont envoyés, de sorte qu’il mettra un
temps très long pour recevoir les signaux émis pendant un temps donné. Le
calcul montre ainsi que chacun d’eux verra vivre l’autre deux cents fois plus
lentement qu’à l’ordinaire. Pendant l’année que durera pour lui ce mouvement
d’éloignement, l’explorateur ne recevra de la Terre des nouvelles des deux
premiers jours après son départ ; pendant cette année il aura vu la Terre
accomplir les gestes de deux jours. D’ailleurs, pour la même raison, en vertu
de principe de Doppler, les radiations qu’il recevra de la Terre pendant ce
temps auront pour lui une longueur d’onde deux cents fois plus grande pour
elle. Ce qui lui semblera radiation lumineuse par laquelle il pourra voir la
Terre aura été émis par celle-ci comme rayonnement ultra-violet extrême, voisin
peut être des rayons de Röntgen. Et si l’on veut maintenir entre eux une
communication par signaux hertziens, par télégraphie sans fil, l’explorateur
ayant emporté avec lui des appareils de réception ayant une certaine longueur d’antenne,
les appareils de transmission utilisés par la Terre pendant ces deux jours qui
suivront le départ devront avoir une longueur d’antenne deux cents fois plus
courte que la sienne.
Pendant le
retour les conditions seront inversées : chacun d’eux verra vivre l’autre
d’une vie singulièrement accélérée, deux cents fois plus rapide qu’à
l’ordinaire, et pendant l’année que durera pour lui le retour, l’explorateur
verra la Terre accomplir les gestes de deux siècles : on conçoit ainsi
qu’il la trouve au retour vieillie de deux cents ans. Il la verra d’ailleurs
pendant cette période par l’intermédiaire d’ondes qui pour lui seront
lumineuses mais qui pour elle appartiendront à l’extrême infra-rouge, par ces
rayons d’environs cent-microns de longueur d’onde que M. M. Rubens et Wood ont
récemment découverts dans le spectre d’émission du manchon Auer. Pour qu’il
continue à recevoir de la Terre des signaux hertziens, celle-ci devra, après
les deux premiers jours et pendant les deux siècles qui suivront, employer une
antenne de transmission deux cents fois plus longue que celle du voyageur,
quarante mille fois plus longue que celle employée pendant les deux premiers
jours.
Pour
comprendre la dissymétrie, il faut remarquer que la Terre mettra deux siècles à
recevoir les signaux envoyés par l’explorateur pendant son mouvement
d’éloignement qui pour lui dure un an : elle le verra vivre pendant ce
temps dans son arche d’une vie deux cents fois ralentie ; elle lui verra
accomplir les gestes d’un an. Pendant les deux siècles au cours desquels la
Terre le verra ainsi s’éloigner, elle devra, pour recevoir les signaux
hertziens émis par lui, employer une antenne deux cents fois plus longue que la
sienne. À la fin de ces deux siècles parviendra à la Terre la nouvelle de la
rencontre du boulet avec l’étoile qui marque le commencement du voyage de
retour. L’arrivée du voyageur se produira deux jours après pendant lesquels la
Terre le verra vivre deux cents fois plus vite qu’à l’ordinaire, lui verra
accomplir les gestes d’une autre année pour le trouver au retour vieilli
seulement de deux ans. Pendant ces deux dernières journées, pour recevoir des
nouvelles de lui elle devra employer une antenne de réception deux cents fois
plus courte que l’antenne du voyageur.
Ainsi la
dissymétrie tenant à ce que le voyageur seul a subi, au milieu de son voyage,
une accélération qui change le sens de sa vitesse et le ramène au point de
départ sur la Terre, se traduit par ce fait que le voyageur voit la Terre
s’éloigner et se rapprocher de lui pendant des temps égaux chacun pour lui à un
an, tandis que la Terre, prévenue de cette accélération seulement par l’arrivée
d’ondes lumineuses, voit le voyageur s’éloigner d’elle pendant deux siècles et
revenir pendant deux jours, pendant un temps quarante mille fois plus court.
Si l’on
cherche maintenant dans quelles conditions un semblable programme pourrait se
réaliser, on se heurte, naturellement, à des difficultés matérielles énormes.
La théorie
permet de calculer le travail que la Terre devrait dépenser pour lancer le
projectile, pour lui communiquer l’énergie cinétique correspondant à son énorme
vitesse. En supposant la masse du boulet égale seulement à une tonne on calcule
aisément que si l’on veut ne mettre qu’un an à le lancer, en le faisant tourner
à l’extrémité d’une fronde par exemple avant de l’abandonner, il faudrait faire
fonctionner sans arrêt pendant cette année là quatre cents milliards de
chevaux-vapeur et brûler pour les produire au moins mille kilomètres cubes de
houille.
Ces
difficultés au départ seraient d’ailleurs suivies de difficultés non moins
grandes au moment de la réflexion ou de l’arrêt. Il faudrait tout d’abord, pour
la réflexion, trouver un système capable d’emmagasiner l’énorme énergie
cinétique du projectile, puis de la restituer pour le renvoyer en sens opposé
avec la même vitesse. Pour l’arrêt il faudrait dissiper graduellement cette
même énergie sans qu’il en résulte à aucun moment d’accélération ni d’élévation
de température néfaste au projectile, alors que la quantité de chaleur
équivalent à son énergie cinétique suffirait pour le porter à une température
de 1016 degrés au moins.
Nous avons
d’autre part toute raison de penser que si un projectile arrivait vers la Terre
avec une telle vitesse, celle-ci ne s’apercevrait même pas de son passage et
qu’il s’arrêterait seulement à une certaine profondeur dans le sol sans laisser
même aucun trou à l’endroit de la surface où il serait passé. À peine se
produirait-il sur sa trajectoire à travers l’atmosphère un léger accroissement
de la conductibilité électrique de l’air. Nous savons, en effet, par l’exemple
des particules α du radium, que des atomes matériels d’hélium dont la vitesse
est à peine de 20.000 kilomètres par seconde, peuvent suivre à travers la
matière une trajectoire parfaitement rectiligne et traverser d’autres atomes
sans laisser d’autre trace de leur passage qu’un accroissement de
conductibilité, et notre projectile aurait, par unité de masse une énergie
cinétique cent mille fois plus grande que les particules α. Il constituerait
une radiation extraordinairement pénétrante. Il faudrait, pour éviter ces
difficultés, trouver un moyen de ralentir progressivement son mouvement à
mesure qu’il approcherait de la Terre. Il ne semble pas qu’on puisse non plus
tenter ici l’emploi du principe de la fusée que mon ami M. Perrin propose
d’utiliser pour les voyages interplanétaires.
⁂
Je n’ai
développé ces spéculations que pour montrer par un exemple frappant à quelles
conséquences éloignées des conceptions habituelles conduit la forme nouvelle
des notions d’espace et de temps. Il faut se souvenir que c’est là le
développement parfaitement correct de conclusions exigées par des faits
expérimentaux indiscutables, dont nos ancêtres n’avaient pas connaissance
lorsqu’ils ont constitué, d’après leur expérience que synthétisait le
mécanisme, les catégories de l’espace et du temps dont nous avons hérité d’eux.
À nous de prolonger leur œuvre en poursuivant avec une minutie plus grande, en
rapport avec les moyens dont nous disposons, l’adaptation de la pensée aux
faits.
Ce n’est pas
seulement dans le domaine de l’espace et du temps que s’impose le remaniement
des conceptions les plus fondamentales de la synthèse mécaniste. La masse, par
laquelle se mesurait l’inertie, attribut primordial de la matière, était
considérée comme un élément essentiellement invariable caractérisant une
portion donnée de matière. Cette notion s’évanouit maintenant et se confond
avec celle d’énergie : la masse d’une portion de matière varie avec
l’énergie interne de celle-ci, augmente et diminue avec elle. Une portion de
matière qui rayonne perd de son inertie en quantité proportionnelle à l’énergie
rayonnée. C’est l’énergie qui est inerte ; la matière ne résiste au
changement de vitesse qu’en proportion de l’énergie qu’elle contient.
La notion
d’énergie elle-même perd son sens absolu : sa mesure varie avec le système
de référence auquel les phénomènes sont rapportés, et les physiciens cherchent
en ce moment quels sont, dans l’expression des lois du monde, les véritables
éléments possédant un sens absolu, les éléments qui restent invariants quand on
passe d’un système de référence à un autre et qui joueront, dans la conception
électromagnétique de l’univers, le rôle que jouaient, dans la synthèse
mécaniste, le temps, la masse et l’énergie.
Paris,
Collège de France.
Paul Langevin
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