jeudi 7 avril 2011

"Analyse des verbes désadjectivaux" (2/2) (2011)

Proposition de classement des verbes désadjectivaux

Fabien Andreani, Maiol Gispert Garreta et Paul-Eric Langevin



La présente étude se propose d’établir un classement des verbes désadjectivaux. Pour cela nous aborderons dans l’ordre :

- I. Définition de l’objet d’étude
- II. Modes de formation
- III. Critères de classement : analyse morphologique, sémantique et situationnelle
- IV. Conclusion



I. Définition de l’objet d’étude

Les verbes désadjectivaux sont des verbes dérivés d’une base adjectivale. Par exemple, « allonger » qui dérive de « long ». On remarque ainsi que certains verbes déjà connus peuvent être classés dans cette catégorie. En vue de former un corpus approprié à cette étude, deux voies été privilégiées : la consultation d’une ressource majeure, le Trésor de La Langue Française Informatisée (ATILF) à partir duquel nous avons extrait la liste de verbes figurant dans le corpus ainsi que leur(s) définition(s). Leur sélection s’est faite avec des critères de variation morphologique et sémantique. Pour les exemples, nous en avons créés pour tester les alternances et nous avons cherché sur ATILF et sur Google. Parallèlement, nous avons aussi soumis certains adjectifs de notre vocabulaire à une telle dérivation afin de voir s’ils pouvaient former des désadjectivaux.



II. Modes de formation :

On a pu remarquer différents procédés de formation verbale à partir d’une base adjectivale. Ont été retenues, dans l’ordre de leur complexité, les combinaisons suivantes :

- Ajout d’un suffixe verbal à une base adjectivale selon le schéma générique suivant : [[Adj] + suffixe verbal]
Exemple : gros -> grossir
- Ajout simultané d’un préfixe et d’un suffixe par parasynthèse:
- [[Pref]+[Adj]+[Suff]]
Exemple : proche -> approcher.
Les préfixes présents dans la liste : a- ; é- ; en-
- Ajout de suffixes verbalisateurs : [Adj]+[Suff – iser, -ifier etc. ]
Exemple : fort - > fortifier
- Dérivation d’un verbe désadjectival : [Préf]+[Verbe désadjectival]
Exemple : sensibiliser -> désensibiliser

Il faut bien distinguer les verbes circonfixés de ceux étant dérivés par préfixation de désadjectivaux déjà suffixés. Une notion importante, le sémantème, défini dans le précis de lexicologie française [Jacqueline Picoche, 1977] comme l’élément désignant les notions relatives à la réalité, est très utile pour cela. Par exemple, du point de vue du verbe : si dégrossir semble être un désadjectival formé par circonfixation, il est en réalité une forme dérivée du sémantème grossir par ajout d’un morphème dé- signifiant le retrait de quelque chose. Dans le cas des verbes circonfixés, nous nous sommes assurés de bien avoir des sémantèmes pleins c’est-à-dire dont la préfixation s’était faite sur la base d’un adjectif pour donner un sémantème et non sur la base d’un autre verbe c’est-à-dire d’un autre sémantème.

On trouve des verbes qui ont une forme très semblable, comme adoucir et radoucir, avec un sens très proche.



III. Critères de classement : analyse sémantique, morphologique et situationnelle

Si l'on observe le mode de formation des verbes désadjectivaux, on peut voir tout de suite que ce procédé concerne différents types de verbes. Parfois, la même base adjectivale peut se combiner avec différents affixes pour donner des verbes avec des sens différents. L'analyse de ces différences sera la base pour proposer un classement motivé des verbes désadjectivaux.

Par exemple, on a repéré que les verbes désadjectivaux simples -sans préfixe ni suffixe verbalisateur-, expriment soit un changement d'état du sujet, avec un emploi intransitif (comme Le mur noircit), soit une relation causative dans un emploi transitif, ou un sujet cause un changement d'état de l'objet: P.ex. La fumée noircit le mur. En revanche il semble que généralement l'ajout d'un préfixe ou d'un suffixe verbalisateur (comme dans allonger, élargir ou relativiser) produise un verbe transitif causatif. Ce fait concorde avec des études antérieures (voir Sagot-Fort 2009).

Si l'interprétation sémantique des verbes désadjectivaux reste stable (inchoative ou causative) devenir x ou rendre x ou plus x, pour les verbes dérivés de noms, même si on utilise les mêmes procédés dérivatifs, le classement reste plus complexe; Sagot et Fort [2009], suivant Willems, citent parmi d’autres les sens de « pourvoir/rendre », comme dans alcooliser, « soumettre/exposer » (expertiser) ou « faire/transformer » (capitaliser).

La stabilité de la relation qui s'établit entre la base adjectivale, exprimant un état et ses verbes dérivés qui expriment un changement d'état (lecture inchoative) où la cause de ce changement (lecture causative) permet d'établir des régularités, citées plus-haut, comme la présence d'un affixe verbalisateur comme marque de causatif, dans des verbes comme adoucir, intensifier, raccourcir. Ou l'existence de verbes désadjectivaux simples en français qui peuvent avoir les deux lectures, avec une construction transitive et une autre intransitive; par exemple rougir dans les phrases Le soleil rougira ces fruits vs Rougir de honte, de pudeur. Dans d'autres langues romanes, comme le catalan, cette alternance s'exprime surtout avec l'ajout du pronom se/es avant le verbe causatif: En Joan va allargar el debat (Jean a éternisé la discussion) vs El debat es va allargar (Le débat s'est éternisé). Il est intéressant de voir comme en français aussi, le pronom se permet une lecture inchoative de verbes causatifs:

L'image s'agrandit/ Jean agrandit l'image/ Jean grandit.

Avec ce cas concret il est intéressant de voir la différence sémantique entre le sujet du verbe inchoatif simple [+ humain] et celui du verbe inchoatif pronominal [-humain] dérivé du verbe causatif. On observe le même comportement en l'alternance mincir/amincir:

Il grandit très vite.
*Léa a grandit Paul.
Max a minci depuis qu'il mange moins.
*Max a minci sa silhouette.

Ce contraste entre verbes inchoatifs simples et pronominaux a été étudie par Labelle [1992], qui fait la distinction entre verbes simples inergatifs (avec un argument Patient sujet) et pronominaux inaccusatifs (avec l'argument Patient objet déplacéen position sujet grammatical).

Quelques exemples de phrases avec des verbes simples à alternance causative:

-Durcir l'acier (par la trempe). / Comme a dit Pierre16, l'acier a durcit[...].
-Il faut lui vieillir le visage./ Le visage a vieilli.
-Grossir une fortune/ [Bill Gates], dont la fortune a grossi au rythme de cette évasion fiscale,[...].

Verbes causatifs simples:

Le coiffeur rase les cheveux de Paul.
*Paul rase à vue d'oeil.
Léa essaie de calmer son amie
*Léa calme en mangeant

-Verbes causatifs dérivés avec affixes verbalisateurs:

Préfixe a-: (et allomorphes) Tout ça affaiblit le corps et l'esprit.
Préfixe en-: Il ne faut pas enlaidir la ville.
Suffixe -ifier: L'armée intensifie les combats. Le roi fortifie la ville.
Suffixe -iser: La société a banalisé la violence.

En relation avec les verbes simples, on pourrait se demander si les désadjectivaux avec la terminaison -er comme raser ou calmer sont toujours causatifs. Et aussi si le fait d'appartenir au même champ sémantique a une relation avec la dérivation verbale des adjectifs ; Par exemple, les adjectifs de couleur qui donnent un verbe en -ir.

On s'est demandé également dans quels types de situations on pourrait classer les verbes désadjectivaux. Pour commencer il faut noter le contraste clair entre la nature statique de la propriété exprimée par la base verbale, « être » long, court, mince, etc., et la nature dynamique des verbes dérivés allonger, raccourcir, mincir. Tous les verbes trouvés expriment des situations dynamiques. On va suivre le classement des situations proposé par Vendler, tel que le présente Saeed [Saeed 2009], et les propositions de Hay et al. pour la télicité des verbes inchoatifs [voir Kearns 2002]; si la propriété exprime une échelle close «close scale », le degré est maximal et le verbe a un sens télique, comme dans « Le mur noircit » où la qualité de noir n'est pas gradable. Il peut être modifié par des mots comme « complètement ». Si la propriété exprimée est gradable mais sur une échelle sans borne maximale, on considère le verbe « atélique » comme dans l'exemple Lea a minci, processus en théorie non borné. * Léa a presque minci.

Le premier type de verbes, téliques, correspond aux « accomplishments » et le deuxième, des atéliques aux « Activities » de Vendler [Saeed 2009, p.124].

Exemples:

« Accomplishments »:
- Rougir: Les écrevisses rougissent en cuisant.
- Concrétiser: L'action aide à concrétiser les idees
- « Activities »
- Grossir: Jean a beaucoup grossi.

Corpus de verbes désadjectivaux classés:

- Clarifier (CAUSATIF) : Rendre clair: Clarifier le vin.
- Eclaircir. v.tr (CAUSATIF TELIQUE/ ATELIQUE Pron. INCHOATIF ATELIQUE) : Rendre clair ou plus clair. Le vent a éclairci le temps, l'horizon.
- Eclairer : le soleil éclaire la terre. Verbe désadjectival très semblable à un verbe dénominal avec le sens de « munir de la clarté » : cette bougie nous éclaire mal. Aussi CAUSATIF: rendre plus intelligible.
- Eterniser (CAUSATIF TELIQUE/ATELIQUE) : Perpétuer, faire durer toujours, ou très longtemps. Éterniser son nom, sa mémoire. Éterniser une discussion, un procès.
- Concrétiser (CAUSATIF TELIQUE) : Rendre concret. Concrétiser son idée dans un projet détaillé.
- Rougir (CAUSATIF/INCHOATIF TELIQUE) : Rendre rouge. Le soleil rougira ces fruits, les écrevisses rougissent en cuisant.
- Accourcir (CAUSATIF / ATELIQUE) : rendre plus court. Accourcir une corde de quelques centimètres
- Raccourcir (CAUSATIF) dans le sens de « rendre plus court » : raccourcir les manches d'une chemise ou INCHOATIF ATELIQUE (moins fréquent) : Cette toile raccourcit beaucoup au blanchissage.
- Adoucir : (CAUSATIF ATELIQUE) : Adoucir l'acide du citron avec du sucre.
- Embellir : (CAUSATIF/INCHOATIF TELIQUE/ATELIQUE) : Rendre beau ou plus beau. Ex : Embellir une maison. Cet enfant embellit.
- Intensifier (CAUSATIF ATELIQUE Pron. INCHOACTIF) : Rendre plus intense. Intensifier l’éclairage. Pronom. : devenir plus intense, plus important. la douleur s’intensifie.
- Insensibiliser (CAUSATIF TELIQUE) : Rendre insensible (à certaines sensations physiques ou à certaines émotions). La grenouille est insensibilisée à la douleur.
- Raffermir (CAUSATIF ATELIQUE) : rendre plus ferme. Massage qui raffermit les chairs. Pronom. INCHOATIF : devenir plus ferme. Pâte qui se raffermit.
- Affoler (CAUSAUTIF/INCHOATIF TELIQUE) : Rendre fou. Il m'a rendu complètement fou. Pronom. : devenir fou, revêtir le caractère de la folie. S’affoler à la vue du danger.
- Assombrir (CAUSATIF TELIQUE/ATELIQUE Pronom. INCHOATIF) : Rendre plus sombre. Cette teinte assombrit la pièce. Devenir plus sombre. Pronom. : le ciel s’assombrit.
- Rapetisser (CAUSATIF/INCHOATIF ATELIQUE) : Rendre plus petit. Son ombre le rapetisse. Devenir plus petit. La taille de cet objet rapetisse.
- Amenuiser (CAUSATIF ATELIQUE Pron. INCHOATIF) : Rendre plus menu. Il a amenuisé sa fortune en léguant de l’argent. Pronom. : Devenir de plus en plus menu. Sa fortune s’amenuise de jours en jours.
- Allonger (CAUSATIF ATELIQUE Pronom. : INCHOATIF) : Rendre plus long. les ouvriers ont allongé la route de plusieurs kilomètres. Pronom. : Devenir plus long : la route s’est allongée de plusieurs kilomètres.
- Eloigner (CAUSATIF ATELIQUE. Pronom. : INCHOATIF) : Rendre plus loin : Eloigner les animaux dangereux. Pronom. : Devenir loin : Il s’éloigne de plus en plus.
- Vivifier (CAUSATIF ATELIQUE) : Rendre plus vif : L’air de la mer le vivifie.
- Elargir (CAUSATIF ATELIQUE Pronom. INCHOATIF) : Rendre plus large : Ils ont élargi le chemin de quelques mètres. Pronom. : Devenir plus large : Sur son versant nord le chemin s’élargit.
- Enjoliver (CAUSATIF TELIQUE Pronom. INCHOATIF) : Rendre plus joli : Les travaux entrepris ont permis d’enjoliver le centre-ville. Devenir plus joli : Elle s’enjolive avec l’âge.
- Calmer (CAUSATIF TELIQUE(rendre calme)/ATELIQUE(diminuer la violence) Pronom. INCHOATIF) : Rendre calme. Le beau temps calme les esprits. Pronom. : Devenir plus calme: Sa mère le trouvait trop énervé ; il s’est calmé.
- Affiner (CAUSATIF TELIQUE/ATELIQUE Pronom. INCHOATIF) : Rendre plus fin : il affine ce bout de bois. Pronom. : Devenir plus fin : A faire du sport, il s’affine.
- Ralentir (CAUSATIF/INCHOATIF ATELIQUE) : Rendre plus lent : il préfère ralentir le rythme. Devenir plus lent : La voiture ralentit.



IV. Conclusion

Pour établir un classement motivé des verbes désadjectivaux, on pourrait distinguer deux critères basiques; d'une part, la nature de la propriété dénotée par la base adjectivale, qui marque le type d'aspect et de situation, avec la distinction télique/atélique. D’autre part, un critère morphologique, référent à la formation du verbe dérivé, qui marque surtout la causativité du verbe et la construction transitive/intransitive ou pronominale. On a pu observer, par exemple, que l'apparition d'affixes verbalisateurs, comme a- ou -iser imposent une construction avec un sujet agent et un objet patient. Si le classement selon la telicité nous semble un sujet très ouvert [voir KEARNS 2002], le contraste causatif/inchoatif nous paraît être un critère très sûr et prédictible.



BIBLIOGRAPHIE:

SAGOT, B ; FORT, K. « Description et analyse des verbes désadjectivaux et dénominaux en -ifier et -iser » Colloque international sur le lexique et la grammaire 4 (2009) 102-109

LABELLE, M. « Change of state and valency ». Journal of Linguistics 28, Nº 2 pp 375-414

SAEED, J.I. « Semantics » 2009

KEARNS, “Telic senses of deadjectival verbs” 2005

RIEGEL, M « Grammaire méthodique du français » Paris, 2005

MATEU, J. : « Lexicologia II. L'estructura semàntica de les unitats lèxiques » dans

ESPINAL, M.T. (coord.): « Semàntica. Del significat del mot al significat de l'oració ». Barcelona, 2002.

TUSÓN, JESÚS (dir.) « Diccionari de linguística » Barcelona, 2000.

PICOCHE, J.: « Précis de Lexicologie française, l'étude et l'enseignement du vocabulaire ». 1977.



RESSOURCES CONSULTEES EN LIGNE :

Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL): www.cnrtl.fr/
Le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI) : atilf.atilf.fr/tlf.htm

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