lundi 11 avril 2016

"Fragments d'Héraclite et de Parménide", traduits par Paul Tannery et Jean-Paul Dumont (2011)

"Fragments d'Héraclite et de Parménide"
D'après Marcel Conche, Alexandre Koyré et Jean-Pierre Vernant
Traductions par Paul Tannery et par Jean-Paul Dumont



Introduction


Le contenu de ce chapitre a été tiré des sources suivantes :

1. Marcel Conche, "Héraclite. Fragments", Paris, PUF, 1986.

2. Marcel Conche, "Parménide, Le Poème : fragments", PUF, 1996.

3. Alexandre Koyré, "Remarques sur le paradoxes de Zénon", dans "Études d'histoire de la pensée
philosophique", Paris, Gallimard, 1971 [1922].

4. Jean-Pierre Vernant, "La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque", dans "Mythe et pensée chez les Grecs", Tome II, Paris, Maspéro, 1981, p. 95-124.


Deux problèmes :

Chez les présocratiques, et en particulier chez Héraclite et Parménide, la réflexion philosophique porte sur deux problèmes redoutables :

L’un et le multiple : L’expérience sensible nous découvre un monde multiforme d’une très grande variété. Derrière cette multiplicité, existe-t-il un substrat unique, un principe d’unité ? Demandons-nous, pour comprendre mieux cette question, si le plaisir, par exemple est un ou multiple : la variété des plaisirs est-elle une pure multiplicité que rien en pourrait unifier et en ce cas, chaque plaisir serait un phénomène strictement individuel qui ne répète aucun caractère commun à tous les plaisirs ? Ou bien cette multiplicité est-elle apparente ? Les diverses activités agréables produiraient toujours la même et unique chose, à savoir du plaisir et en ce cas le plaisir, peu importe sa source, serait toujours la même et unique réalité ? L’être et le devenir : L’être signifie ce qui est, ce qui existe, la réalité, le réel, le fait d'exister. Le non-être signifie ce qui n’est pas, le néant, c'est-à-dire ce qui n'a aucune détermination, pas même celle de l'un. Le devenir est synonyme de changement, de mouvement. L’expérience sensible nous met en présence du devenir (la feuille est verte l’été et devient rouge l’automne). Mais la pensée s’explique difficilement ce changement : la notion de devenir implique en effet un passage réciproque de l’être au non-être. Or rien ne se crée, rien ne se perd.


Héraclite : ~ 550-480 (Éphèse)

Dans l’Antiquité, on le surnommait « Héraclite l’Obscur ». Il était connu pour être orgueilleux et méprisant : il se vantait de n’avoir été le disciple de personne et d’avoir tout appris par lui-même. On lui demanda d’écrire des lois pour Éphèse, mais il refusa parce que selon lui les moeurs politiques de la Cité étaient trop dépravées. Il s’était retiré près du temple d’Artémis et jouait aux osselets avec les enfants. Aux curieux, il lança : « Pourquoi vous étonner, cela vaut mieux que d’administrer la Cité avec vous. » Il refusa d’aller rencontrer le roi Darius et les Athéniens qui l’estimaient. Il préféra rester à Éphèse, bien qu’il y fût méprisé. Héraclite descend du fondateur d'Éphèse, Androklos, qui dirigea l'émigration ionienne et dont le père était Kodros, roi d'Athènes. Héraclite lui-même eût été roi, s'il n'avait renoncé en faveur de son frère. Il appartient à cette famille royale d'Éphèse qui avait gardé, avec le doit à la robe pourpre et au sceptre, le privilège du sacerdoce de Déméter Eleusiana. (Vernant 1981, p. 113).


Choix de fragments d'Héraclite

Le Logos

1. Le Logos, ce qui est/ toujours les hommes sont incapables de le comprendre,/ aussi bien
avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois,/ Car bien que toutes
choses naissent et meurent selon ce Logos-ci/ Les hommes sont comme inexpérimentés
quand ils s’essaient/ à des paroles ou à des actes,/ tels que moi je [les] explique/ Selon sa
nature séparant chacun/ et exposant comment il est ;/ Alors que les autres hommes/ oublient
tout ce qu’ils font à l’état de veille/ comme ils oublient, en dormant, tout ce qu’ils [voient].
(I)

2. Mais bien que le Logos soit commun/ La plupart vivent comme avec une pensée en propre.
(II)

3. Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. (CXV)

4. Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté,/ Il est sage de convenir qu’est l’Un –
Tout. (L)


Le règne de l’ignorance

1. Ils ne comprennent pas quand ils ont entendu/ à des sourds ils ressemblent./ C’est d’eux que
témoigne la sentence:/ Présents ils sont absents. (XXXIV)

2. Instituteur de la plupart des hommes est Hésiode./ Ils savent qu’il connaissait beaucoup de
choses/ lui qui n’était pas capable de comprendre le jour et la nuit/ car ils sont un. (LVII)

3. Pour les éveillés il y a un monde un et commun/ Mais parmi ceux qui dorment, chacun s’en
détourne vers le sien propre. (LXXXXIX)

4. De tous ceux dont j’ai entendu les paroles/ aucun n’arrive au point de reconnaître/ que le sage
est séparé de tous. (CVIII)


Connaissance et paradoxes

1. Le vrai […] ce qui ne se cache pas. (II)a

2. [Sur la taille du Soleil.] La largeur d’un pied d’homme. (III)

3. Si toutes les choses devenaient fumée, c’est par les narines que nous les connaîtrions. (VII)

4. Les choses dont il y a vision, audition, expérience,/ ce sont elles que je préfère. (LV)

5. Penser est commun à tous. (CXIII)

6. Nature aime à se cacher. (CXXIII)

7. Le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au trictrac./ À l'enfant la royauté. (LII)


Mobilité universelle et feu

1. Ce monde-ci, le même pour tous/ nul des dieux ni des hommes ne l’a fait/ Mais il était
toujours est et sera/ Feu éternel s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure. (XXX)

2. Dans les mêmes fleuves/ nous entrons et nous n'entrons pas/ Nous sommes et nous ne
sommes pas. (XLIX)a

3. Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve. (XCI)

4. «Héraclite dit quelque part que tout passe et que rien ne demeure.» Platon (AVI)

5. «Tout s'écoule.» Simplicius


L’unité des contraires

1. L’opposé est utile, et des choses différentes naît la plus belle harmonie [et toutes choses sont
engendrées par la discorde.] (VIII)

2. Ils ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même,/ Il est une harmonie contre
tendue comme pour l’arc et la lyre. (LI)

3. L'Harmonie invisible plus belle que la visible.(LIV)

4. Conflit/ est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres/ Aux uns il a donné formes de
dieux, aux autres d’hommes,/ Il a fait les uns esclaves, les autres libres. (LIII)

5. La route, montante descendante/ Une et même. (LX)

6. La mer, eau la plus pure et la plus souillée,/ Pour les poissons potable et salutaire,/ pour les
hommes son potable et mortelle. (LXI)

7. Même chose en nous/ être vivant ou mort/ être éveillé ou être endormi/ être jeune ou être
vieux/ Car ceux-ci se changent en ceux-là/ et ceux-là de nouveau se changent en ceux-ci.
(LXXXVIII).

(Traduction de Jean-Paul Dumont dans Les Présocratiques, Coll. «La Pléiade», Paris,
Galllimard, 1988.)


Interprétation des fragments d'Héraclite :

Le logos : dans la langue usuelle, logos signifie discours parlé. Mais le mot a plusieurs autres sens parmi lesquels : raison, loi et principe unificateur. Héraclite prétend offrir le discours de la vérité sur le réel, il expose la loi du devenir de toutes choses : l'unité des contraires. Pour être capable de tenir un tel discours, il faut être éveillé et non pas endormi comme les autres hommes. Le logos affirme ce qui est vrai universellement. La thèse fondamentale du discours de ce penseur : tout est un, c.-à-d. il y a unité et identité des contraires. Par exemple, le positif de la vie (la vie, l'amour, la santé) est un avec le négatif (la mort, la maladie, la solitude) : le positif et le négatif sont un signifie que l'on ne peut avoir l'un sans avoir l'autre. Il faut transformer notre attitude : accepter que le négatif y est de droit, ne pas le refuser comme n'ayant pas droit à l'existence, comme n'étant pas lié à son contraire.

Le règne de l'ignorance : la plupart des hommes ne comprennent pas ce qu'est le réel : ils sont présents au monde, mais absents à sa vérité. Ceux qui passent pour savoir beaucoup de choses, comme Hésiode, ignorent la loi fondamentale de l'unité des contraires. Au lieu d'être en présence du monde commun à tous les éveillés, chacun est enfermé dans son monde (coloré par ses désirs, ses intérêts, ses habitudes). Le sage est celui qui dit la vérité de la totalité du réel.

Connaissance et paradoxe : le monde est sensible, donc les sens sont les révélateurs premiers du monde. Mais ils ne connaissent pas le monde dans son intelligibilité, c.-à-d. ses lois. C'est le rôle de l'intelligence de découvrir ces lois.

Mobilité universelle et feu : « tout s'écoule », voilà la thèse fondamentale d'Héraclite, comme si le réel était un grand fleuve qui ne cesse jamais de couler. Le changement est la réalité unique, attesté par l'expérience. Le devenir est sans fin et sans repos. En son fond, le réel est pure mobilité. Le feu, qui détruit l'ancien et fait place au nouveau, est le principe unificateur.

L'unité des contraires : La guerre – ou le conflit des contraires – est le principe du devenir dans le réel. Ce conflit fécond est en même temps harmonie au sens d'un ajustement des forces en sens opposé comme celles qui maintiennent tendue la corde d'un arc. L'unité des contraires signifie leur inséparabilité.




Parménide d'Élée (~540-470)

Choix de fragments traduits par Paul Tannery (1887)


I

Les cavales qui m’emportent au gré de mes désirs,
se sont élancées sur la route fameuse
de la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit;
c’est la route que je suis, c’est là que les cavales exercées

[5] entraînent le char qui me porte. Guides de mon voyage,
les vierges, filles du Soleil, ont laissé les demeures de la nuit
et, dans la lumière, écartent les voiles qui couvraient leurs fronts.
Dans les moyeux, l’essieu chauffe et jette son cri strident
sous le double effort des roues qui tournoient

[10] de chaque côté, cédant à l’élan de la course impétueuse.
Voici la porte des chemins du jour et de la nuit,
avec son linteau, son seuil de pierre,
et fermés sur l’éther ses larges battants,
dont la Justice vengeresse tient les clefs pour ouvrir et fermer.

[15] Les nymphes la supplient avec de douces paroles
et savent obtenir que la barre ferrée
soit enlevée sans retard; alors des battants
elles déploient la vaste ouverture
et font tourner en arrière les gonds garnis d’airain

[20] ajustés à clous et à agrafes; enfin par la porte
elles font entrer tout droit les cavales et le char.
La Déesse me reçoit avec bienveillance prend de sa main
ma main droite et m’adresse ces paroles:
« Enfant, qu’accompagnent d’immortelles conductrices,

[25] que tes cavales ont amené dans ma demeure,
sois le bienvenu; ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a conduit
sur cette route éloignée du sentier des hommes;
c’est la loi et la justice. Il faut que tu apprennes toutes choses,
et le coeur fidèle de la vérité qui s’impose,

[30] et les opinions humaines qui sont en dehors de le vraie certitude.
Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge.
Il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue.


II

Allons, je vais te dire et tu vas entendre
quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence;
l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas,
chemin de la certitude, qui accompagne la vérité;

[5] l’autre, que 1’être n’est pas: et que le non-être est forcément,
route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire.
Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer;


III

car le pensé et l’être sont une même chose.


VI

II faut penser et dire que ce qui est; car il y a être :
il n’y a pas de non-être; voilà ce que je t’ordonne de proclamer.
Je te détourne de cette voie de recherche.
où les mortels qui ne savent rien

[5] s’égarent incertains; l’impuissance de leur pensée
y conduit leur esprit errant: ils vont
sourds et aveugles, stupides et sans jugement;
ils croient qu’être et ne pas être est la même chose et n’est pas
la même chose; et toujours leur chemin les ramène au même point.


VII

Jamais tu ne feras que ce qui n’est pas soit;
détourne donc ta pensée de cette voie de recherche;
que l’habitude n’entraîne pas sur ce chemin battu
ton oeil sans but, ton oreille assourdie,

[5] ta langue; juge par la raison de l’irréfutable condamnation
que je prononce.


VIII

II n’est plus qu’une voie pour le discours,
c’est que l’être soit; par là sont des preuves
nombreuses qu’il est inengendré et impérissable,
universel, unique, immobile et sans fin.

[5] Il n’a pas été et ne sera pas; il est maintenant tout entier,
un, continu. Car quelle origine lui chercheras-tu ?
D’où et dans quel sens aurait-il grandi? De ce qui n’est pas? Je ne te permets ni de dire ni de le
penser; car c’est inexprimable et inintelligible
que ce qui est ne soit pas. Quelle nécessité l’eût obligé

[10] plus tôt ou plus tard à naître en commençant de rien?
Il faut qu’il soit tout à fait ou ne soit pas.
Et la force de la raison ne te laissera pas non plus, de ce qui est,
faire naître quelque autre chose. Ainsi ni la genèse ni la destruction
ne lui sont permises par la Justice; elle ne relâchera pas les liens

[15] où elle le tient. [Là-dessus le jugement réside en ceci ] :
Il est ou n’est pas; mais il a été décidé qu’il fallait
abandonner l’une des routes, incompréhensible et sans nom, comme sans vérité, prendre l’autre,
que
l’être est véritablement.
Mais comment ce qui est pourrait-il être plus tard? Comment aurait-il pu devenir?

[20] S’il est devenu, il n’est pas, pas plus que s’il doit être un jour.
Ainsi disparaissent la genèse et la mort inexplicables.
II n’est pas non plus divisé, car Il est partout semblable;
nulle part rien ne fait obstacle à sa continuité, soit plus,
soit moins; tout est plein de l’être,

[25] tout est donc continu, et ce qui est touche à ce qui est.
Mais il est immobile dans les bornes de liens inéluctables,
sans commencement, sans fin, puisque la genèse et la destruction
ont été, bannies au loin. Chassées par la certitude de la vérité.
il est le même, restant en même état et subsistant par lui-même;

[30] tel il reste invariablement; la puissante nécessité
le retient et l’enserre dans les bornes de ses liens.
II faut donc que ce qui est ne soit pas illimité;
car rien ne lui manque et alors tout lui manquerait.
C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée;

[35] car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé,
tu ne trouveras pas le penser; rien n’est ni ne sera
d’autre outre ce qui est; la destinée l’a enchaîné
pour être universel et immobile; son nom est Tout,
tout ce que les mortels croient être en vérité et qu’ils font

[40] naître et périr, être et ne pas être,
changer de lieu. muer de couleur.
Mais, puisqu’il est parfait sous une limite extrême!
il ressemble à la masse d’une sphère arrondie de tous côtés,
également distante de son centre en tous points. Ni plus

[45] ni moins ne peut être ici ou là;
car il n’y a point de non-être qui empêche l’être d’arriver
à l’égalité; il n’y a point non plus d’être qui lui donne,
plus ou moins d’être ici ou là, puisqu’il est tout, sans exception.
Ainsi, égal de tous côtés, il est néanmoins dans des limites.


Interprétation des fragments de Parménide :

Lorsqu'il y a conflit entre l'expérience sensible et la raison (ou le raisonnement), il faut rejeter le témoignage des sens comme illusoire.

Pour Parménide, on ne peut penser et affirmer que l'être. Le néant, ou le non-être, on doit l'écarter de notre discours, car c'est une notion contradictoire. Dire qu'il y a du non-être revient à dire que ce qui n'existe pas existe !!!

La thèse fondamentale est la suivante : l'être est un et immuable. Donc la multiplicité et le changement ne sont que des illusions des sens, de vaines apparences. La thèse parménidienne est une négation, au nom de raisonnement, des idées d'Héraclite sur le devenir. L'être est immuable parce que le devenir implique la notion de non-être.

Les caractères de l'être : l'être est incréé, impérissable, il est complet, immobile, éternel. L'être ne peut pas avoir eu de commencement parce qu'il aurait fallu en ce cas qu'il vienne du non-être, ce qui est absurde. Il est tout entier dans l'instant présent, un et continu. En effet, le passé est ce qui n'est plus et le futur, ce qui n'est pas encore, or l'être est. L'image de l'être est une sphère s'équilibrant partout elle-même, une sphère pleine qui se contient elle-même et rien d'autre qu'elle-même.
















Héraclite



















Parménide

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