Publié par
"Etudes Marxistes", Nº2 – 1er trimestre 1989
L'article «La philosophie des Lumières et la pensée moderne» a été écrit par Politzer en juillet 1939 pour le 150ème anniversaire de la Révolution Française. |
La philosophie des lumières et
la pensée moderne
Georges Politzer
La
«philosophie des lumières» fut «cette brillante école de matérialistes français
qui firent du XVIIIe siècle en dépit de toutes les victoires terrestres et
navales remportées sur les Français par les Allemands et les Anglais, un siècle
éminemment français, avant même qu'il fût couronné par cette Révolution
française, dont nous, qui n'y avons pas pris part en Allemagne, comme en
Angleterre, essayons encore d'acclimater les résultats». Ainsi parlait en 1892,
du matérialisme français du XVIIIe siècle, Engels qui fut, avec Marx, le
créateur génial du matérialisme historique. La réaction a tout fait pour
escamoter les idées qui ont dominé le «siècle des lumières». Ses professeurs
font de grands développements théoriques sur l'importance des idées dans
l'histoire en général, mais escamotent ce mouvement d'idées qui fit du XVIIIe
siècle «un siècle éminemment français». Notre Parti, au contraire, associe
étroitement, en célébrant le 150e anniversaire de la Révolution, les hommes qui
l'ont accomplie et «cette brillante école de matérialistes français» qui l'a
préparée.
«Le
matérialisme philosophique français du XVIIIe siècle fut, dit Engels, la
croyance de la Révolution française». Il représente une étape décisive de ce
développement qui aboutira au matérialisme dialectique, et à travers le
socialisme utopique, au socialisme scientifique. Nous devons donc connaître le
rôle historique de la «philosophie des lumières». Sa genèse et son évolution
montrent d'une manière indiscutable, sur le plan scientifique, que c'est nous,
communistes, qui en sommes les héritiers véritables et les seuls continuateurs,
au sens historique du mot.
L'élaboration
du matérialisme français du XVIIIe siècle
Le
matérialisme français du XVIIIe siècle sera la fusion de deux courants. L'un
vient d'Angleterre et part de Francis Bacon. L'autre vient de Descartes. Marx
et Engels ont toujours insisté sur cette dualité des sources de notre
philosophie du XVIIIe siècle. Cette connaissance est pour nous importante.
D'une part, la réaction a cherché à escamoter avec le matérialisme des
encyclopédistes, le matérialisme de Descartes, et, d'autre part, les «perceurs
du ciel» font chorus avec les porte-parole de l'Eglise, pour transformer
Descartes en un vulgaire scolastique. «Il est, écrit M. Bayet, tout
ce qu'on appelle l'homme l´ordre. Conservateur au point de vue religieux,
conservateur au point de vue politique, il est, à certains égards, moins hardi
que bien des penseurs médiévaux et bien des jésuites». C'est une thèse
copiée directement dans les «travaux» des amis des jésuites eux-mêmes.
Bacon
proclame contre la science livresque du moyen-âge : «Il faut étudier la
science dans le grand livre de la nature»;.
Marx a
résumé ainsi la doctrine de Bacon : Toute science est fondée sur
l'expérience et consiste à soumettre les données fournies par les sens à une
méthode rationnelle d'investigation. L´induction, l'analyse, la comparaison,
l'observation, l'expérimentation sont les principales formes dune méthode
rationnelle de cet ordre.
Chez Bacon, «parmi
les qualités inhérentes à la matière, le mouvement est la première et la plus
importante...» Et Marx montre que déjà Bacon se fait du mouvement une
conception plus riche, en n'y voyant pas seulement le déplacement, le mouvement
mécanique. Dès lors, «le matérialisme contient les germes d´un développement
multiforme». De Bacon, le matérialisme parvient à travers Hobbes, jusqu'à
Locke. «Hobbes avait systématisé Bacon, sans toutefois fournir une preuve du
principe fondamental de Bacon, l'origine des connaissances et idées empruntées
au monde de la sensation. Ce fut Locke qui, dans son Essay on the human
understanding (Essai sur l'entendement humain), fournit cette preuve».
Locke a entrepris de démontrer que toutes les idées humaines proviennent de
l'expérience. Avec lui, nous sommes déjà au XVIIIe siècle. Son ouvrage est
l'une des sources directes de la philosophie des lumières.
L'idée que
toutes les connaissances viennent du monde sensible, à travers les sens, a une
grande importance. D'abord, c'est la rupture avec les conceptions mystiques
concernant l'origine de la connaissance. Mais, en même temps, l'un des
arguments invoqués en faveur de l'existence de Dieu consistait à dire que
l'homme a en lui l'idée innée de Dieu. Descartes dira que l'idée de
l'être infini est comme le sceau du Créateur dans la conscience de la créature.
La théorie des idées innées servait également à appuyer les institutions
féodales. Le sentiment inné de l'inégalité des hommes prouve que c'est bien par
Dieu que cette inégalité a été instituée.
Faire la
preuve que toutes nos idées viennent de l'expérience, c'était réfuter la
théorie des idées innées et porter un coup décisif à la théologie et à la
métaphysique. Telle est l'une des raisons essentielles de l'importance de l'Essai
sur l´entendement humain de Locke. C'est Condillac qui l'a transporté en
France. Condillac développe la doctrine de Locke d'une manière plus conséquente
et exerce une très grande influence. Il est intéressant de noter que la
bourgeoisie reprendra la théorie des idées innées pour appuyer la
propriété capitaliste. Tout homme a en lui, disent ses porte-parole, l'idée
innée de la propriété, un instinct de propriété. Il en résulte que la
propriété capitaliste est naturelle et, puisqu 'elle est naturelle, on
ne peut et on ne doit pas y toucher...
Cette
évolution, qui va de Bacon à Locke en Angleterre, produit en France Descartes,
et à partir de lui, une école de savants et de philosophes matérialistes.
Descartes rejette en bloc tout l'édifice théorique de la science médiévale. Il
rejette ses notions, ses méthodes. Le Discours de la méthode
donne une critique géniale de l'édifice de la scolastique. Il proclame, en
fait, la liberté de la recherche scientifique contre la méthode d'autorité
et justifie cette négation par le principe dont l'énoncé constitue le
début bien connu du Discours : «Le bon sens est la chose du monde la mieux
partagée».
En matière de science, la vérité est proclamée accessible en
principe à tout le monde : la découverte ne dépend pas d'une «assistance du
ciel», mais d'une méthode que chacun peut acquérir. Descartes veut en
enseigner les règles. Il ne dit pas qu'il les a trouvées par des voies
surnaturelles. Il déclare qu'il les a découvertes en analysant par quels moyens
on faisait des découvertes là où l'on y arrivait effectivement. Il dégage les
règles de la méthode de la pratique effective de la recherche scientifique.
Dans le Discours de la méthode, la recherche scientifique est
définitivement dépouillée de «l'auréole de la consécration divine».
Descartes élabore alors son explication du monde, sa physique, d'où est
sortie la physique moderne. Il continue à attribuer la création du monde à Dieu
dont il démontre l'existence. C'est cette partie de sa philosophie qu'on
appelle la métaphysique. Seulement Dieu ne joue aucun rôle dans sa physique
qui est matérialiste «où la matière est la seule substance, la raison unique
de l'être et de la connaissance». (Marx)
Chez
Descartes, la science est déjà à la veille de rompre complètement avec la théologie
et de se dresser ouvertement contre elle.
La féodalité
devant le «Tribunal de la raison»
Avec le
résultat de ces deux évolutions, la physique de Descartes, puis celle de Newton
et le matérialisme anglais, les éléments sont prêts pour le grand combat
décisif et définitif que va livrer la philosophie des lumières contre tout ce
qui reste de l'idéologie médiévale. Ce combat va de la lutte contre les
principes théoriques dont se réclamait la société féodale à la lutte contre
toutes ses institutions. C'est une lutte contre la théologie, contre la
métaphysique, contre l'ensemble des croyances religieuses, contre les théories
sociales et politiques auxquelles ces principes ont servi de justification. En
réfutant la théologie et la métaphysique, la philosophie des lumières
détruisait «l'auréole de la consécration divine» dont l'Eglise avait
entouré les institutions féodales. Celles-ci apparaissent dans leur nudité
profane, comme des effets de l'ignorance et de la barbarie. Les encyclopédistes
ne cessèrent de dénoncer leur caractère inhumain, en menant des campagnes
retentissantes contre le fanatisme, l'intolérance, l'injustice, la barbarie,
etc. Ils transportaient la proclamation de l'égalité des hommes, du domaine de
la science dans le domaine politique et, parfois même social. Mais ils ne se
bornaient pas à critiquer et à réfuter; à la conception ancienne du monde, ils
opposent une conception basée sur la science : la conception matérialiste.
Chez La Mettrie, Helvétius et d'Holbach, on voit particulièrement bien la
fusion des deux courants dont provient le matérialisme français. Les
Français, a dit Marx, traitèrent le matérialisme anglais avec esprit,
lui donnant de la chair et du sang, de l'éloquence. Ils le dotent du
tempérament qui lui manquait encore et de la grâce, ils le civilisent. Dans
d'innombrables pamphlets, romans, essais, nos philosophes ne se bornent pas à
réfuter la théologie et la métaphysique et à proposer à la place des croyances
religieuses des explications scientifiques. Ils mobilisent, au service de la
lutte idéologique, toutes les ressources du génie littéraire, les séductions de
l'éloquence, l'arme magnifique de la satire, composée avec une ironie sans
pitié, mais avec toutes les finesses de l'esprit. Ce sont les lutteurs ardents
qui attaquent et ne laissent aucune attaque sans riposte. Polémistes brillants,
ils pulvérisent l'ennemi en prouvant son ignorance, et en le rendant en même
temps odieux et ridicule.
Ce trait de
la «philosophie des lumières», on peut en suivre le développement depuis
la Renaissance, à travers Montaigne et Rabelais, jusqu'à Descartes et Pascal.
En 1637, le Discours de la Méthode est un chef-d'oeuvre qui émet des
conceptions scientifiques d'une rigueur sans précédent et d'une audace que même
Voltaire avait mal interprétée, et dont la science contemporaine devait montrer
qu'elle était nullement «déraisonnable», avec l'ironie sans réplique
possible et la malice qui consiste à réfuter la scolastique sur son propre
terrain, en retournant contre elle la forme de ses arguments, avec un contenu
nouveau. Parlant des scolastiques, Descartes écrit : Toutefois, leur façon
de philosopher est fort commode pour ceux qui n'ont que des esprits fort
médiocres, car l'obscurité des distinctions et des principes dont ils se
servent, est cause qu'ils peuvent parler de toutes choses aussi hardiment que
s'ils les savaient, et soutenir tout ce qu'ils en disent contre les plus
subtils et les plus habiles, sans qu'on ait moyen de les convaincre. En quoi
ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage
contre un qui voit, l'aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort
obscure. Aujourd'hui aussi, nous avons des scolastiques de ce genre, faits
de distinguo subtils. En 1656 et 1657, Blaise Pascal compose les Lettres
écrites à un Provincial par un de ses amis. C'est l'un des plus grands
chefs-d'oeuvre de polémique de la littérature mondiale, pamphlet génial contre
les jésuites, leur hypocrisie due à leur opportunisme; contre leur casuistique
qui inventait des théories pour justifier toutes les corruptions. Dans la
septième lettre, intitulée «De la méthode pour diriger l´intention»,
Pascal fait parler un jésuite, qui lui dit : «... quand nous ne pouvons pas
empêcher l'action, nous purifions au moins l'intention, et ainsi nous
corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin». N'estce pas ainsi
aussi que d'aucuns essaient de corriger le vice d'un certain vote en «purifiant
l'intention», qui était, dit-on, de voter non sur le fond, mais sur la
procédure ? Et de tels distinguo ne remettent-ils pas en honneur
aussi cette doctrine de la restriction mentale dont Pascal dit, dans la
huitième lettre, que «c'est dire la vérité tout bas, et un mensonge tout
haut».
A partir de
1697, c'est le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle qui
discrédite l'intolérance, le fanatisme et les constructions de la métaphysique.
Il forme nettement la transition à la philosophie des lumières. Un exemple
typique de la manière de nos philosophes du XVIIIe siècle, c'est Candide.
Voltaire y ridiculise cette philosophie qui prétendait que notre monde,
c'est-à-dire en fait, la société des XVIIe et XVIIIe siècles, était le meilleur
des mondes possibles, et que, par conséquent, tout y était pour le
mieux, car «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles».
Le mal, fut-il le plus grand, est donc toujours le moindre mal. De même,
dans Jacques le Fataliste, Diderot, qui unit le génie scientifique et
littéraire, donne une spirituelle satire du fatalisme. Jacques dit quoiqu'il
arrive que «cela était écrit là-haut». On comprend pourquoi certains
critiques ou ex-critiques littéraires aiment si peu nos philosophes du XVIIIe
siècle. La critique des théories religieuses se fait d'abord au nom de la
raison.
Si Luther et
Calvin revenaient dans ce monde, écrit Voltaire, ils ne feraient pas plus de bruit
que les scotistes et les thomistes. Pourquoi ? Parce qu'ils viendraient dans un
temps où les hommes commencent à être éclairés. Ce n'est que dans le temps de
barbarie, qu'on voit des sorciers, des possédés, des rois excommuniés, des
sujets déliés de leur serment de fidélité par les docteurs.
L'Eglise est
critiquée en même temps, au nom de la morale. Helvétius écrit :
L'intérêt du
clergé comme celui de tous les corps change selon les lieux, les temps et les
circonstances. Toute morale dont les principes sont fixes ne sera donc jamais
adoptée du sacerdoce. Il en veut une dont les préceptes obscurs,
contradictoires et par conséquent variables, se prêtent à toutes les positions
diverses dans lesquelles il peut se trouver.
Il faut au prêtre une morale arbitraire qui lui permette de légitimer
aujourd'hui l'action qu'il déclarera demain abominable.
Malheur aux nations qui lui confient l'éducation de leurs citoyens.
Mais, par la
suite, la bourgeoisie riche devait confier l'éducation de ses enfants à
l'Eglise, en invoquant la nécessité d'une éducation morale. Les philosophes du
XVIIIe siècle défendent la liberté de conscience contre l'intolérance et les
persécutions religieuses.
Si la
persécution est contraire à la douceur évangélique et aux lois de l'humanité,
écrit Diderot, elle n'est pas moins opposée à la raison et à la santé
politique. La liberté de penser en matière de religion, dit d´Holbach, ne peut
être ravie aux hommes que par une injustice aussi absurde qu'inutile. Mais
parlant du sacerdoce, il dit :
On pourrait le définir : une ligne formée par quelques imposteurs contre la
liberté, le bonheur et le repos du genre humain.
Un aspect
remarquable de cette critique, c'est que les philosophes entendent défendre
contre l'Eglise et le clergé, en même temps que l'intérêt de l'individu et de
la société, l'intérêt de la nation.
Si l'intérêt
du prêtre pouvait se confondre avec l'intérêt national, écrit Helvétius, les
religions deviendraient les confirmatrices de toute loi sage et humaine. Cette
supposition est inadmissible. L'intérêt du corps ecclésiastique fut partout
isolé et distinct de l'intérêt public.
Le gouvernement sacerdotal a, depuis celui des juifs jusqu'à celui du pape,
toujours avili la nation chez laquelle il s'est établi.
C'est à la
fois au nom de la morale et des intérêts de la France, que Diderot condamne la
Saint- Barthélémy. Par cet événement affreux, écrit-il, la France fut
privée d'une foule de citoyens utiles.
Et l'auteur
de la Religieuse analyse ainsi la situation du prêtre :
Une guerre
interminable, c'est celle du peuple qui veut être libre, et du roi qui veut
commander. Le prêtre est, selon son intérêt, ou pour le roi contre le peuple,
ou pour le peuple contre le roi. Lorsqu'il s'en tient à prier les dieux, c'est
qu'il se soucie fort peu de la chose.
Dans cette
critique de la l´idéologie, de la métaphysique, de l'Eglise, de sa politique et
de ses moeurs, les philosophes du XVIIIe siècle représentent une expression
brillante de la marche de l'humanité vers ce que Marx a appelé «l'âge de
raison». Son avènement et, grâce à lui, le bonheur général de tous les
hommes, c'est le but conscient des philosophes du XVIIIe siècle. Helvétius
écrit :
Si la
justice et la vérité sont soeurs, il n'est de lois réellement utiles que les
lois fondées sur une connaissance profonde de la nature et des vrais intérêts
de l'homme. Toute loi qui, pour base, a le mensonge ou quelque fausse
révélation est toujours nuisible. Ce n'est point sur un tel fondement que
l'homme éclairé édifiera les principes de l'équité.
Rousseau
qui, en fait, a montré dans le Contrat Social que le roi n'était point de droit
divin, mais humain, écrit au sujet de l'inégalité qu'il est
...
manifestement contre la loi de la nature de quelque manière qu'on la définisse,
qu'un enfant commande un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage et
qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée
manque du nécessaire. Les
philosophes du XVIIIe siècle luttaient pour la société raisonnable et l´Etat
raisonnable : là sont unies à la fois leur grandeur et leurs limites.
La vraie
liberté, écrit
d'Holbach, consiste à se conformer à des lois qui remédient à l'inégalité
naturelle des hommes, c'est-à-dire qui protègent également le riche et le
pauvre, les grands et les petits, les souverains et les sujets. D'où l'on voit
que la liberté est également avantageuse à tous les membres de la société.
La raison
était, dans ce domaine, comme l'a dit Engels : «l'intelligence bourgeoise
idéalisée». La Révolution française donna une réalité à cette société
raisonnable et à cet Etat raisonnable, écrit-il, mais si les nouvelles
institutions étaient rationnelles comparées à celles dupasse, elles étaient
bien éloignées d'être absolument raisonnables.
Comme la
bourgeoisie réactionnaire escamote le caractère matérialiste de la philosophie
des lumières, il est indispensable d'indiquer en quoi consiste précisément le
matérialisme de leurs conceptions.
Ils sont matérialistes
dans leur façon d'expliquer le monde par la matière en mouvement et, en fait,
par rien d'autre. Ils sont matérialistes dans leur théorie de la
connaissance, en expliquant que toutes les connaissances viennent du monde
réel, par la voie de la sensation. Ils sont matérialistes en proclamant
la valeur intégrale de la science.
En outre, ce
matérialisme est essentiellement humaniste : il s'agit pour les
matérialistes de faire le bonheur de l'homme dans la société.
Chez les
divers représentants de ce matérialisme, ces différents aspects sont développés
avec plus ou moins de rigueur et, dans l'ensemble, selon les limites que leur
imposaient les conditions historiques et l'état des connaissances. C'est
Diderot qui a poussé le plus loin ce matérialisme.
Engels a
donné des précisions extrêmement intéressantes sur la façon dont le
matérialisme du XVIIIe siècle s'est lié avec le mouvement social et politique.
La classe la plus directement intéressée à la lutte contre les prétentions de
l'Eglise catholique romaine, explique Engels, était la bourgeoisie. Elle devait
entrer en conflit avec la religion établie sur plusieurs points. D'abord parce
qu'elle était en conflit avec la féodalité. Or, «avant que la féodalité
profane pût être attaquée avec succès dans chaque pays et en détail, il fallait
que son organisation centrale sacrée fût détruite». Ensuite, c'est
parallèlement à la montée de la bourgeoisie que se développait la grande
renaissance des recherches scientifiques :
La science
se rebellait contre l'Eglise; la bourgeoisie ne pouvait se passer de la science
et pour cette raison devait s'associer à la rébellion.
Mais, si le cri fut a" abord poussé par les universités et les marchands
des villes, il devait rencontrer et rencontra un puissant écho dans les masses
de la population rurale, chez les paysans qui devaient lutter partout, pour
leur existence, même avec les seigneurs féodaux spirituels et temporels.
Engels
montre ensuite les trois grandes décisives batailles qui représentent les
points culminants de la longue lutte contre la féodalité : la réforme
protestante en Allemagne, les révolutions en Angleterre, la Révolution
française. Mais les deux premières batailles demeurèrent dans une enveloppe
religieuse. La grande Révolution française fut le troisième soulèvement de
la bourgeoisie, mais le premier qui rejeta entièrement le déguisement religieux
et qui fut menée sur des bases politiques déclarées; ce fut également le premier
qui fut réellement poussé jusqu'à la destruction de l'un des combattants,
l'aristocratie, et au triomphe complet de l'autre, la bourgeoisie.
En
Angleterre, le matérialisme fut d'abord une doctrine aristocratique dont la
croissance «contribua à renforcer les penchants religieux de la bourgeoisie».
Cette nouvelle doctrine choquait «les sentiments pieux de la classe moyenne,
elle s'annonçait comme une philosophie qui ne convenait qu'aux érudits et aux
gens du monde cultivé,par opposition à la religion qui était assez bonne pour
les masses sans éducation, y compris la bourgeoisie». Chez Hobbes et ses
successeurs, le matérialisme demeura «une doctrine aristocratique,
ésotérique, par conséquent odieuse à la classe moyenne, à la fois en raison de
son hérésie religieuse et de ses relations politiques antibourgeoises».
Passant de l'Angleterre en France, le matérialisme resta d'abord «une
doctrine exclusivement aristocratique. Mais son caractère révolutionnaire ne
tarda pas à s'affirmer». En effet, les matérialistes français passent de la
critique de la religion à celle des traditions scientifiques et des
institutions politiques. Ils réalisent le travail géant qu'est l'Encyclopédie.
Le matérialisme devient alors «la croyance de toute la jeunesse cultivée de
France, si bien que quand la grande Révolution éclata, la doctrine couvée par
les royalistes anglais fournit un pavillon théorique aux républicains et aux
terroristes français et donna le texte de la Déclaration des Droits de l'Homme».
Grâce à la Révolution, le matérialisme est devenu ensuite partie intégrante de
la culture française.
Le
matérialisme du XVIIIe siècle et le matérialisme moderne
Le
matérialisme dépendait de l'état des sciences au XVIIIe siècle. Or, celles-ci
comportaient encore des lacunes très importantes. La chimie était à peine
développée. En même temps, les sciences qui étudient la nature dans son
évolution n'existaient pas encore. On commence à peine à parler de l'évolution
des espèces.
Dès lors,
les matérialistes du XVIIIe siècle ne considèrent pas la nature dans son
développement, mais comme une grande machine qui tourne éternellement en rond
et qui, pour cette raison, n'a pas d'histoire. C est pourquoi Engels a appelé
ce matérialisme métaphysique. L'un des aspects de cette particularité est
le mécanisme, qui consiste à considérer la nature comme une machine
soumise avant tout aux lois de la mécanique. Les philosophes du XVIIIe siècle
expliquaient la nature par la mécanique, parce que celle-ci était, à leur
époque, la science la plus développée. Cette conception fut appliquée aussi à
l'histoire de la société. Les matérialistes du XVIIIe siècle ne voient pas le
processus du développement de la société humaine. Le moyen âge est pour eux
uniquement une grande nuit, une interruption pure et simple de la civilisation.
Ils pensaient que «tout le passé ne mérite que pitié et mépris». En
outre leur conception de l'histoire n'est pas matérialiste, ils considèrent,
d'une manière générale, que les hommes agissent d'après leurs idées. Ils ne
cherchent pas à déterminer l'origine, l'apparition de ces idées. Ils ignorent
donc les forces motrices réelles de l'histoire. Ce sont là les insuffisances
théoriques du matérialisme du XVIIIe siècle : ses étroitesses.
En ce qui
concerne l'histoire, cela se manifeste aussi par la façon dont eux-mêmes et
leurs disciples, les hommes de la Révolution, se représentèrent les événements.
Les philosophes du XVIIIe siècle n'entendaient pas critiquer les institutions
de la féodalité du point de vue de la bourgeoisie ascendante. Ils en faisaient
la critique, comme on l'a vu, au nom de la Raison. Ils n'entendaient pas être
les champions précisément d'une classe sociale, mais de l'affranchissement de
l'Humanité tout entière. Ils préconisaient la société basée sur la Raison et
l'Etat basé sur la Raison. Cependant, la société issue de la Révolution
française devait être la société bourgeoise. C'était un progrès immense dans
l'histoire de l'humanité, mais ce n'est pas la bourgeoisie qui, en
s'émancipant, devait libérer avec elle l'humanité tout entière. La société
bourgeoise ne devait être que la dernière forme antagoniste de la société, qui
ne réalise pas la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme, mais
les conditions matérielles qui rendent possibles et les forces humaines qui
peuvent accomplir cet acte historique en détruisant le capitalisme. C'est
pourquoi Engels a pu dire que le règne de la Raison dont ont parlé les
philosophes du XVIIIe siècle était, comme devait le montrer l'histoire, «le
règne idéalisé de la bourgeoisie». Cela montre que «les grands penseurs du
XVIIIe siècle, pas plus que leurs devanciers, ne pouvaient franchir les limites
imposées par leur époque».
Au cours du
XIXe siècle, les sciences ont dépassé les étroitesses particulières à celles du
XVIIIe siècle. La chimie et la biologie se sont développées. La géologie, le
darwinisme ont appris aux savants à considérer la nature dans son développement
et non plus comme une machine qui tourne en rond. Tout apparaît désormais comme
ayant une histoire : le système solaire, la terre, les plantes, les animaux,
l'homme, autant de développements qui ne sont nullement séparés, mais
s'enchaînent dans un immense processus historique.
Dès la
première moitié du XIXe siècle, le matérialisme des Encyclopédistes n'est plus
au niveau des sciences. Ce sont ceux qui le vulgarisèrent à cette époque que
Marx et Engels ont appelés les matérialistes vulgaires. Les vulgarisateurs
qui, de 1850 à 1860, débitaient en Allemagne leur matérialisme, ne dépassèrent
en aucune façon le point de vue limité de leurs maîtres, tous les progrès des
sciences naturelles faits depuis lors ne leur servirent que de nouvelles
preuves contre la croyance et un créateur, et ce n'était pas du tout leur
affaire de continuer à développer la théorie... (Engels : Ludwig Feuerbach,
ch. II).
Le
développement même des sciences avait posé une tâche nouvelle : continuer le
développement de la théorie matérialiste. Les matérialistes du XVIIIe siècle
avaient laissé eux-mêmes une tâche à accomplir : appliquer d'une manière
conséquente le point de vue matérialiste à l'histoire, à l'étude du
développement de la société.
C'est cette
double tâche qu'ont accomplie Marx et Engels. L'accomplissement de la première
tâche, c'est le matérialisme dialectique ; de la seconde, le matérialisme
historique. Comment Marx et Engels ont accompli ces deux tâches, comment
ils ont dégagé le «noyau rationnel» de la dialectique de Hegel, quels
sont les traits fondamentaux du matérialisme dialectique et du matérialisme
historique, c'est ce que l´Histoire du Parti bolchevik permet
aujourd'hui à chacun d'apprendre.
Ce sont Marx
et Engels qui ont continué à développer l'oeuvre du matérialisme du
XVIIIe siècle. C'est pourquoi Lénine a insisté sur le fait que le matérialisme
dialectique est la forme moderne du matérialisme. Mais Marx et Engels ont
développé la philosophie des lumières précisément en dialecticiens,
c'est-à-dire en la dépassant. Ils ont dépassé, par la méthode dialectique
marxiste, les étroitesses du matérialisme du XVIIIe siècle que l'état des
sciences à cette époque avait rendues inévitables. Ils ont créé en même temps
le matérialisme historique. Ainsi, le point de vue matérialiste fut appliqué
pour la première fois d'une manière entièrement conséquente. C'est parce que le
marxisme seul a accompli ces tâches qu'il est le seul héritier et continuateur
de la philosophie des lumières. Et lui seul peut en être l'héritier et le
continuateur : le matérialisme ne peut être au niveau des sciences modernes
qu'en étant dialectique, et il n'existe pas d'autre conception
scientifique de l'histoire que le matérialisme historique. Celui-ci «étend
les principes du matérialisme dialectique à l'étude des phénomènes de la vie
sociale, à l'étude de la vie sociale, à l'étude du développement de la société».
Mais, grâce
à cette extension, la science de l'histoire de la société devient «malgré
toute la complexité des phénomènes de la vie sociale... une science aussi
exacte que la biologie et capable défaire servir les lois du développement
social à des applications pratiques». Ces applications pratiques, c'est le
socialisme scientifique : «... le socialisme, de rêve d'un avenir meilleur
pour l'humanité qu'il était autrefois, devient une science». Marx et Engels
ont insisté de nombreuses fois sur cette évolution qui va des matérialistes du
XVIIIe siècle au socialisme et au communisme.
Dans l´Anti-Dühring,
Engels montre que «parallèlement à chaque grand mouvement bourgeois,
éclatait aussi un mouvement de classe qui était le devancier plus ou moins
développé du prolétariat moderne». Des manifestations théoriques
correspondent à ce mouvement d'une classe incomplètement formée. «Aux XVIe
et XVIIe siècles, les peintures utopiques de sociétés idéales; au XVIIIe
siècle, des théories déjà franchement communistes (Morelly, Mably). L'égalité
ne devait plus se limiter aux droits politiques, mais embrasser les conditions
sociales de l'individu, il fallait abolir non seulement les privilèges de
classes, mais les antagonismes de classes». Si Marx a dit que les Français
civilisèrent le matérialisme, c'est surtout parce que chez les matérialistes du
XVIIIe siècle, le matérialisme place l'homme au centre de ses préoccupations.
Dans
Helvétius, qui part également de Locke, le matérialisme acquiert ses traits
spécifiquement français. C'est sous le rapport de la vie sociale (Helvétius, De l'Homme) qu'il le
saisit aussitôt. Les aptitudes physiques et l'amour-propre, la jouissance et
l´intérêt personnel bien compris sont le fondement de toute morale. L'égalité
naturelle des intelligences humaines, l'unité entre le progrès de la raison et
le progrès de l'industrie, la bonté naturelle de l'homme, la toute-puissance de
l'éducation, sont les points principaux de son système. Et Marx écrit plus
loin :
Il n'est pas
besoin d'une grande sagacité pour constater que le matérialisme, dans ses
théories de la bonté originelle et des mêmes dons d'intelligence chez les
hommes, de la toute-puissance de l'expérience, de l´habitude de l´éducation, de
l'influence des circonstances extérieures sur l'homme, de la haute importance
de l´industrie, des mêmes droits à la jouissance, etc., se rattache
nécessairement au communisme et au socialisme.
Ce
rattachement s'exprime dans la filiation des doctrines : chez Babeuf; chez
Fourier qui part directement du matérialisme français. Helvétius a pour
disciple Bentham, et c'est de lui que part Owen, «le fondateur du communisme
anglais». C'est ce communisme que connaît durant son exil Cabet, qui va le
rapporter en France et le vulgariser. Quoique saisir le matérialisme «sous
le rapport de la vie sociale» soit le «trait spécifique» du
matérialisme français, ce matérialisme ne connaît pas encore les lois du
développement de la société. Il en est de même en ce qui concerne les plus grands
représentants du socialisme utopique : Saint-Simon, Fourier, Owen. Engels
souligne l'analogie profonde qu'il y a pour cette raison, entre les utopistes
et les philosophes : ni les uns ni les autres ne se présentent comme les
représentants d'une classe. Les philosophes ne se présentent pas comme les
représentants de la bourgeoisie. Les utopistes ne se présentent pas comme les
représentants du prolétariat Les uns et les autres proposèrent d'affranchir
l'humanité tout entière. Les utopistes, comme les philosophes, font leur
critique et proposent leurs réformes au nom de la raison pure et de la justice
éternelle. Seulement, fait remarquer Engels, il y avait tout un monde entre la
raison et la justice éternelle des philosophes du XVIIIe siècle et des utopistes
du XIXe siècle. C'était le monde bourgeois qui, entre-temps, avait développé
ses contradictions et étalé son désordre. «Comparé aux pompeuses promesses
des philosophes, les institutions politiques et sociales qui suivirent le
triomphe de la Révolution parurent de décevantes et amères caricatures».
Les
utopistes dénoncent donc ce monde. Fourier, en particulier, s'en fait le
critique génial. Mais les utopistes pensent que «le monde bourgeois basé sur
les principes des philosophes» était tout aussi déraisonnable et injuste
que la féodalité et les autres formes sociales antérieures; que «si la pure
raison et la vraie justice n'avaient pas jusqu'ici gouverné le monde, c'était
parce qu elles n'avaient pas été découvertes», et que «si l'homme de génie qui
devait découvrir cette vérité avait manqué, il surgissait maintenant avec la
proclamation de la vérité, non comme produit du développement historique, mais
par hasard. Il aurait pu naître 500 ans plus tôt et épargner à l'humanité 500
ans d'erreurs, de luttes, de souffrances». La lumière n'est pas encore
faite sur les forces motrices de l'histoire, sur les lois de développement de
la société, sur la genèse et la mise en oeuvre de la solution des problèmes
sociaux. Elle se fera grâce au matérialisme historique.
Mais, cette
fois, tout, en histoire, est éclairé par la lumière de la science, y compris la
genèse de la vérité concernant la solution du problème social. Engels a montré
que le socialisme utopique avait sa nécessité : la développement insuffisant de
la production et de la lutte des classes, et que c'est leur développement
ultérieur qui rendit possible la création du socialisme scientifique. Par le
socialisme scientifique, le marxisme apporte à l'homme les lumières de la
science non plus seulement sur la nature, mais aussi sur ses propres destinées.
Le problème du règne de la Raison dans la société reçoit à son tour une
solution rationnelle. Marx et Engels montrent ce qui empêche la raison de
régner dans la société : l'exploitation de l'homme par l'homme. Ils montrent
que la condition de l'instauration de son règne, c'est la suppression du
capitalisme; que la force sociale qui l'accomplira c'est le prolétariat; que le
moyen que celui-ci doit employer, c'est la conquête du pouvoir par la
Révolution. Alors, la Raison cesse d'être l'auréole d'une société qui ne peut
encore s'y conformer. Les hommes pourront diriger la société d'après la raison,
conformément à un plan, et l'humanité passera «du règne de la nécessité dans
celui de la liberté».
L'Histoire
du Parti bolchevik nous montre comment le marxisme, enrichi par Lénine et
Staline, a permis de réaliser effectivement, sur la sixième partie du globe, le
socialisme.
L'idéal
d'universalité humaine posé avec tant d'éloquence par les philosophes du XVIIIe
siècle, apparaît ainsi avec les conditions rationnelles de sa réalisation. Les
philosophes proposaient l'émancipation de l'humanité en général, et non celle
d'une classe sociale en particulier. Ils voulaient le règne de l'humanité et
c'est le règne de la bourgeoisie qui vint. Marx et Engels découvrent que
l'émancipation de l'humanité tout entière a pour condition l'émancipation du
prolétariat. C'est grâce à la révolution prolétarienne et à la construction du
socialisme, que la société vraiment humaine cesse d'être une abstraction pour
devenir une réalité par la société sans classes.
Le
matérialisme et la bourgeoisie
Dès que le
prolétariat révolutionnaire commence à menacer sérieusement la bourgeoisie,
celle-ci se souvient des services que l'Eglise et la foi religieuse ont rendus
à la cause de la conservation sociale. Elle abandonne la philosophie de ses
ancêtres révolutionnaires. Il ne restait plus d'autre ressource à la
bourgeoisie française et allemande, écrit Engels, que l'abandonner
silencieusement leur libre pensée, comme un adolescent pris du mal de mer qui
laisse négligemment tomber le cigare allumé avec lequel il avait eu l'orgueil
de monter à bord. Un à un les esprits forts prirent un extérieur pieux,
parlèrent respectueusement de l'Eglise, de ses dogmes, de ses rites, et s'y
conformément même pour autant qu'il était impossible de l'éviter. Les bourgeois
français firent maigre le vendredi, et les bourgeois allemands écoutèrent en
transpirant sur leurs chaises, à l'église, d'interminables sermons protestants.
Ils n'étaient plus d'accord avec le matérialisme : Die Religion muss dem
Volk erhalten werden, il faut une religion au peuple, seul et dernier moyen
de sauver la société de la ruine complète. Effectivement, en France, en
particulier après la Commune, la bourgeoisie réactionnaire organise d'une
manière systématique «l'oubli» du matérialisme. Le matérialisme moderne, le
marxisme ? Jusqu'à ces dernières années, les manuels et les dictionnaires
philosophiques ne mentionnaient même pas l'existence du «matérialisme dialectique».
C'est le
matérialisme vulgaire, voire le positivisme, qui furent présentés comme les
seules formes du matérialisme et réfutés «triomphalement» par les philosophes
réactionnaires dont on peuplait de plus en plus les Universités. En même temps,
on diffusait dans la jeunesse cultivée le mépris de la science, et des
conceptions plus ou moins mystiques, afin de les sauver de cet «abandon des
élites» par lequel les historiens de la réaction apprenaient à voir à la
bourgeoisie la cause principale du succès de la Révolution. On ne pouvait
naturellement pas supprimer purement et simplement tous les Encyclopédistes des
programmes scolaires. Mais on leur appliqua cette méthode que Diderot avait
décrite dans Les Bijoux indiscrets : des pygmées armés de ciseaux et de
rasoirs, tailladant les têtes des grands hommes pour les refaire à leur goût. J'en
entendis une qui redemandait son nez et qui représentait qu'il ne lui était pas
possible de se présenter sans cette pièce.
«Eh ! tête, ma mie, lui répondit le pygmée, vous êtes folle. Ce nez qui fait
votre regret vous défigurait. Il était long, long...»
Ce nez si
long qu'on s'appliquait à couper aux Encyclopédistes, ce fut leur matérialisme.
On se mit à faire des morceaux choisis avec les textes les plus anodins et à
écrire des livres sur les philosophes du XVIIIe siècle, en oubliant de dire
qu'ils étaient matérialistes. Ce qui est caractéristique, c'est que chez les
protagonistes de ce bruyant athéisme dont nous avons déjà parlé, on rencontre
la même attitude. Dans un tout récent livre, le professeur Bayet n'a oublié, en
parlant du XVIIIe siècle, que le matérialisme.
Mais à
mesure que, dans la période de l'impérialisme, toutes ses contradictions
s'aggravaient, le capitalisme s'orientait avec de plus en plus de force vers le
mot d'ordre : il faut une mystique pour le peuple. Et le fascisme nazi
devait montrer qu'il lui faut encore plus de mystique et encore moins de raison
que dans les anciennes religions. Ce qui est dangereux pour les oligarchies
capitalistes, c'est avant tout la connaissance que les travailleurs peuvent
acquérir des lois de l'histoire. Dès lors, le fascisme entreprend d'exterminer
ceux qui ont cette connaissance, c'est-à-dire les marxistes, et à inculquer
dans la conscience des hommes le racisme. Il n'y a pas de classes,
mais seulement des races.
Il n'y a pas
de lutte de classes, mais une lutte des races. La mystification
est grossière. Il est visible que la race est destinée à masquer les classes.
Naturellement, des connaissances scientifiques élémentaires permettent de
comprendre que races, lutte de races sont des inventions. Mais le théoricien
officiel du racisme, Rosenberg, proclame pour cette raison qu'il ne faut pas
chercher ce qu'il y a derrière les races ; que les races et leurs luttes
représentent le terme ultime de la connaissance : «Il ne nous est pas
possible, dit-il, de remonter au-delà.» En fait, «l'Etat raciste»
empêche par le fer et par le feu de remonter au-delà des races, et il organise
systématiquement l'obscurantisme. Avec les libertés démocratiques, doit
disparaître la science pour être remplacée par la mystique. Maintenant, le
capitalisme se rebelle contre la science. Cette mystique doit, par l'ignorance,
maintenir les hommes dans un état de crédulité illimitée, les rendre totalement
obéissants, mais disponibles pour la guerre.
C'est
pourquoi la mystique elle-même doit être une mystique de haine et d'excitation;
elle ne doit pas être un arôme spirituel; elle ne doit connaître que l'odeur du
sang. L'éducation doit être remplacée par l'élevage d'une nouvelle race
humaine. L'homme idéal pour le racisme, c'est le robot, dont l'aryen
n'est que l'enveloppe qui le rend présentable. L'âme raciale, la Rassenseele,
que les nazis veulent inculquer aux hommes, c'est l'âme d'esclave, celle qui
est capable de rendre l'homme aussi semblable que possible au robot.
Après tant d'ersatz, le grand capital allemand essaie de fabriquer l'ersatz de
l'âme humaine. Il veut imposer les ténèbres au pays où sous influence des
lumières françaises et en contact avec elles, se sont développées les lumières
allemandes, cette Aufklärung qui évoque les plus grand noms de la
philosophie classique et de la littérature en Allemagne, depuis Kant et Goethe
jusqu'à Hegel. Goethe voulait toujours plus de lumières : ce sont ses
dernières paroles. Les nazis, eux, veulent toujours moins de lumières et
plus de ténèbres. C'est pourquoi ils passent sous silence ou falsifient
grossièrement les grands penseurs de l´Aufklärung. La bourgeoisie
révolutionnaire était matérialiste.
Avec la
science dont elle avait besoin, elle se rebellait contre l'Eglise. Cette fois,
c'est le prolétariat qui a besoin de la science et c'est lui qui fait cause
commune avec elle. Dès le XIXe siècle, la bourgeoisie proclame qu'il faut une
religion au peuple. A l'époque du capitalisme pourrissant, elle va chercher
refuge jusque dans les formes les plus barbares de la mystique, dans la
mystique du sang et de la race, s'efforçant de recréer les ténèbres dans les
âmes afin de se sauver.
Rosenberg
sait ce qu'il fait quand il interdit de chercher derrière la race :
derrière «le grand aryen blond aux yeux bleus», il y a la racaille cosmopolite
de l'oligarchie capitaliste. C'est pourquoi en Allemagne même, le grand aryen
blond aux yeux bleus peut être prêché par Hitler qui n'a pas les yeux bleus,
qui n'est ni blond, ni grand, ni même aryen, pour cette simple raison qu'il
n'en existe pas. Mais Mussolini prêche lui aussi le grand aryen nordique, et
les capitalistes japonais font aussi du racisme. Mais quels que puissent être
les efforts du capitalisme pour se sauver en extirpant de la conscience humaine
les lumières de deux mille années de civilisation, il ne peut y parvenir.
D'abord, la sixième partie du globe lui échappe, et l'Union Soviétique, rempart
de la paix, est, en même temps, le rempart de la civilisation. Le pays du
socialisme est aussi le pays de la raison, le foyer des lumières. Le fascisme
ne peut abolir cette loi selon laquelle c'est l'existence qui détermine la
conscience. Il a beau vouloir loger dans le cerveau des hommes du XXe siècle
des fables qui correspondent aux conditions d'existence de l'homme au Xe
siècle. Les conditions d'existence restent celles du XXe siècle. Il a beau
vouloir inculquer au prolétariat industriel la mentalité des anciens Germains :
leurs conditions d'existence - l'exploitation capitaliste - reforment tant
qu'elle dure leur conscience de prolétaires révolutionnaires. D'où précisément
la violence inouïe du fascisme, pour tenter de réaliser ce qui est
irréalisable. Mais cette violence elle-même, signe de sa faiblesse, dresse les
masses laborieuses toujours davantage contre elle, d'autant plus que se
développent les conséquences de ces contradictions du capitalisme que le
fascisme ne peut résoudre, mais seulement aggraver.
Au service
du grand capital, Hitler et ses pareils ont créé l'Enfer sur terre. Les masses
martyrisées n'iront pas transporter encore une fois au ciel leur protestation
contre la misère et la guerre.
Pendant que
la bourgeoisie devenue conservatrice s'est détournée du matérialisme, celui-ci
demeura intact dans les larges masses du peuple français. L'avant-garde du
prolétariat révolutionnaire adopta le matérialisme moderne : le matérialisme
dialectique et le matérialisme historique qui constituent, comme l'écrit l'Histoire
du Parti bolchevik, «le fondement théorique du communisme, les principes
théoriques du Parti marxiste». Les Partis communistes sont les seuls partis
marxistes. Les Partis de la Ile Internationale répudient ouvertement le
matérialisme dialectique, sans lequel il n'y a pas non plus, comme nous l'avons
vu, de matérialisme historique. Mais, parce que seul le matérialisme historique
peut constituer la base scientifique de l'action politique, notre Parti seul,
base son action sur la science. Dans notre Parti, il ne saurait être question
d'élaborer des résolutions par voie de conciliation et de synthèses entre les
opinions ayant les origines les plus variées. Les résolutions de notre Parti
sont destinées à fixer son action par l'analyse des faits et les intérêts des
masses populaires. Cette science, qui est la nôtre, est le fruit d'une longue
évolution dont la philosophie des lumières est l'une des étapes les plus
décisives. Voilà pourquoi nous en sommes les héritiers et les continuateurs.
Nous le sommes encore parce que seul notre Parti accomplit méthodiquement ce
travail qui fut, au XVIIIe siècle, celui des Encyclopédistes. Notre Parti est
seul à diffuser dans les masses les lumières de la science sur les questions
économiques, sociales et politiques. Ailleurs, sans aucune exception, il ne
s'agit pas d'éduquer les masses, mais de leur faire prendre, selon le mot de
Descartes, «un peu de cuivre et de verre pour de l'or et du diamant». Et
cela dans le meilleur des cas.
Mais, en
même temps, c'est notre Parti qui défend seul, d'une manière conséquente, la
science contre l'obscurantisme, et c'est ce qui lui vaut la sympathie des
meilleurs représentants de la science et de la littérature françaises.
Ailleurs, l'abdication devant l'agresseur sur le plan politique, se double
d'une abdication devant la mystique obscurantiste : Esprit de Munich et Munich
de l'Esprit. Les mystiques de lâcheté et d'esclavage traduisent la décadence
d'une classe qui fut révolutionnaire. Le Parti Communiste, parti des forces
d'avant-garde de la Société, est le Parti de la raison militante. C'est ainsi
que notre Parti continue la pensée la plus française, celle des
Encyclopédistes. Il s'en montre le vrai continuateur; il la continue en
l'enrichissant, en la rendant vivante et agissante.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire