Marie, Mathilde, Larcade naît le 15 août 1906 à
Biarritz (Pyrénées-Atlantiques – 64), fille de Joseph Larcade et d’Hélène
Mimiague, son épouse. Maï a deux frères : André, né en 1901, et Robert, né
après elle. Le père de famille est un grand maître queux. En 1907, il est cuisinier
en chef à l’ambassade de France à Saint-Petersbourg, où il vit avec son épouse
(qui occupe un emploi de lingère), André et Maï. Revenu à Biarritz, station
balnéaire prestigieuse, il devient chef cuisinier de l’Hôtel du Palais,
ancienne résidence de l’impératrice Eugénie.
La famille va à la messe tous les dimanches, à l’église Sainte-Eugénie. Le curé est un ami et le directeur de conscience de Maï. Celle-ci est élevée dans un couvent.
Néanmoins, Maï devient une jeune fille malicieuse et
débordante de vie : elle ne manque aucune fête, fréquente la plage de
Biarritz. Elle dessine, peint, lit beaucoup, est passionnée de théâtre,
confectionnant des costumes, mettant en scène et interprétant les auteurs
classiques avec ses amies.
En 1922, à 16 ans, elle achève brillamment ses études secondaires. Le 21 octobre de la même année, elle obtient un diplôme de sténo-dactylo à l’école Pigier de Bayonne. Le 27 juillet 1923, elle obtient un diplôme de correspondance commerciale et, le 28 novembre suivant, un diplôme d’études commerciales. Ensuite, elle persuade ses parents de la laisser monter à Paris pour faire des études de sage-femme. Inscrite à la faculté de médecine, elle suit des cours à la Pitié et obtient son diplôme le 5 novembre 1929.
Ses parents lui donnent alors toutes leurs économies afin d’acheter une clinique située passage des Rondonneaux (aujourd’hui disparu) à la hauteur du 235, rue des Pyrénées, à Paris 20e. Ses deux frères, André et Robert, ne lui tiendront pas rigueur de se voir ainsi dépossédés de leur part d’héritage.
Cette même année, au retour d’un séjour à Biarritz chez ses parents, dans le compartiment du train qui la ramène à Paris, elle est abordée par Georges Politzer. Le “coup de foudre“ est immédiat et réciproque.
Georges Politzer
Georges (György) Politzer est né le 3 mai 1903 à Nagyvárad, en Hongrie (devenue Oradea-Mare en Roumanie), dans une famille juive assimilée, fils d’un médecin du travail, fonctionnaire d’État de l’empire austro-hongrois et alors directeur d’un sanatorium. Indigné de la façon dont son père maltraite les paysans et ouvriers qui viennent le consulter en appliquant brutalement les consignes des autorités, Georges voit naître en lui une détermination à combattre l’injustice.
Il poursuit des études secondaires au lycée central de Szeged en même temps que s’engage, puis se prolonge, la première guerre mondiale. À 16 ans, il est président du conseil des élèves du lycée, qu’il entraîne avec fougue dans des actions revendicatives.
En janvier 1919, au début de l’insurrection révolutionnaire, Georges Politzer adhère au parti communiste hongrois qui vient de se créer. La direction du lycée décide de son renvoi en tant qu’élève de la classe de seconde. Il devient alors commissaire politique d’une milice révolutionnaire qui s’initie au maniement des armes, car la République des Conseils de Hongrie est attaquée à ses frontières par les armées roumaine, tchèque et française. Avec son groupe de jeunes étudiants, Georges Politzer reçoit le baptême du feu lors de la bataille du pont de Szolnok, sur le fleuve Tisza. C’est la déroute.
L’archiduc Joseph confie à l’amiral Miklos Horty le commandement en chef de l’armée nationaliste et légitimiste qui est engagée dans la répression antirévolutionnaire. En août, les combats s’achèvent.
À la fin du mois, Georges rejoint son père à Lörinci,
où celui-ci est médecin de canton pour la médecine du travail. Puis il intègre
le lycée public de Rakospalota, dans la banlieue nord de Budapest, pour y
suivre la classe de première. Lui qui parle déjà l’allemand et l’anglais, en
plus de sa langue natale, décide d’apprendre le français, car son projet est de
s’inscrire à la faculté de Paris. Il suit la classe de philosophie (terminale)
dans le lycée Imre-Madách de Budapest, obtenant son baccalauréat en juin 1921.
Se rendant à Paris en passant par Vienne, il reste quelques semaines dans la capitale autrichienne, y découvrant les travaux de la jeune école de psychanalyse (Sigmund Freud, Sandor Ferenczi…) dont il achète plusieurs ouvrages publiés en allemand. Il arrive à Paris, gare de l’Est en août.
Il s’inscrit à la faculté de lettres et fréquente le milieu étudiant et universitaire, notamment les exilés d’Europe centrale (il ne prend pas contact avec le Parti communiste français). Pour obtenir sa licence, Georges Politzer doit passer une épreuve de psycho et suivre des cours à l’hôpital Sainte-Anne. Il s’y découvre une passion pour la psychologie. Avec sa connaissance des études freudiennes, il est porteur de conceptions nouvelles dans ce domaine. Il intègre un petit groupe de jeunes amis étudiants hostiles au professeur Henri Bergson – parmi lesquels Pierre Morhange et Henri Lefebvre – qui s’appellent « les Philosophes » et adoptent des positions révolutionnaires dans plusieurs domaines.
Le 17 février 1923, Georges Politzer épouse Camille Nony, brillante étudiante rencontrée dans le cadre des cours. Ils auront deux enfants, Jean, né le 16 mai 1924 (Politzer obtient la nationalité française le 21 décembre de cette même année), et Cécile, née le 6 février 1927.
À la rentrée scolaire 1925-1926, Georges Politzer est nommé à son premier poste de professeur délégué de philosophie au lycée de Moulins. En juin 1926, il passe l’agrégation de philosophie après seulement quatre ans d’études : reçu cinquième, Vladimir Jankélévitch étant premier de la promotion (150 candidats, 15 reçus). À la rentrée, il est nommé professeur au lycée de Cherbourg. C’est là qu’il entreprend l’écriture de Critique des fondements de la psychologie, un des premiers ouvrages écrits en France par un philosophe sur la psychanalyse. Dans une perspective de psychologie concrète, il y oppose notamment la notion de « drame » – le geste éclairé par le récit, le langage – à celle d’inconscient.
Au cours de l’été 1927, après la naissance de leur deuxième enfant, Camille Politzer, atteinte par la tuberculose, part à Cambo-les-Bains, dans le pays basque (64), pour le premier d’une suite de séjours en sanatorium.
Le 12 mai 1928, Georges Politzer commence son service militaire comme soldat de deuxième classe affecté à la 22e section de commis et ouvriers militaires d’administration. Libéré des obligations militaires le 18 juillet 1929, il retourne au lycée de Cherbourg. Mais, suite à une altercation remarquée avec un autre professeur sur un sujet politique, il est muté à Vendôme (il y obtient le permis de conduire le 3 mai 1930).
Politiquement, Gorges Politzer et les « Philosophes » évoluent. Paul Nizan, normalien et agrégé de philosophie, journaliste, écrivain, qui fréquente régulièrement leur petit groupe sans l’intégrer, adhère au parti communiste en 1928 et fait le voyage en URSS. Sous l’autorité de Charles Rappoport et rejoint par Jean Bruhat, le collectif lance La revue marxiste, puis La revue de psychologie concrète (février 1929) placée sous l’autorité de Politzer. En août 1929, alors que le groupe se divise à cause de déboires subis par la revue, Politzer soumet une première demande d’adhésion au parti communiste, restée sans suite.
Georges et Maï
Cette année-là, c’est en rentrant d’une visite faite à son épouse au sanatorium de Cambo-les-Bains, dans un compartiment du Hendaye-Paris, que le professeur de philo tombe sous le charme de Marie Larcade plongée dans la lecture des Pensées de Blaise Pascal. Quelque temps après, Maï écrit à cet homme marié : « je ne veux pas t’éloigner d’elle [Camille] tu dois rester avec elle, je ne puis supporter cette pensée aussi je m’éloigne ». Mais cet amour réciproque est trop fort et Georges s’engage à divorcer. Maï le présente à ses parents.
À la rentrée de 1930, Georges est nommé au lycée d’Évreux. Dans le train qui l’emmènera trois fois par semaine de Paris à la préfecture de l’Eure, son compartiment deviendra une sorte de salon philosophique.
Le 30 octobre 1930, la deuxième demande d’adhésion de Georges Politzer au PC est acceptée et il est affecté « à la base », à la cellule 215 du deuxième rayon de Bagnolet. Convaincue par les arguments de son compagnon, Maï donne son adhésion au même moment.
Avec son adhésion au PC, l’activité intellectuelle du professeur de philosophie prend un tournant, résumé plus tard par Henri Lefebvre : « …Georges Politzer, un sectaire et un saint capable de subir le martyre, abandonna son œuvre de psychologue et de psychologie pour laquelle il était génialement doué. Il se crut obligé de devenir économiste parce que marxiste militant. »
Après son divorce d’avec Camille, Georges Politzer épouse Marie Larcade le 5 mars 1931 à la mairie du 5e arrondissement, place Gambetta, à deux pas de la clinique de celle-ci, où il vivent alors avec les deux enfants de Georges ; leur mère, Camille, étant toujours en cure à Combo-les-Bains. La famille recomposée déménage bientôt dans le même quartier, rue Stendhal. Absorbé par son travail et son activité militante, le couple laisse souvent les enfants livrés à eux-mêmes. Un service municipal alerté par des voisins confie ceux-ci à leurs grands-parents maternels, domiciliés à Vincennes.
Mais Maï aussi est malade. Elle doit ralentir son activité, puis l’interrompre. Le couple a des difficultés financières : Georges verse une pension pour ses enfants, assortie de frais et d’arriérés pendant un an. La clinique d’accouchement périclite. Maï doit la vendre à perte.
Intellectuel militant
En juin 1931, Georges Politzer est secrétaire de la cellule 255, deuxième rayon dans le quartier du Père Lachaise. Un mois plus tôt, sur décision du secrétariat du parti, il est entré au Bureau de documentation du syndicat CGTU, rue de la Grange-aux-Belles, alors dirigé par Albert Vassart, y étudiant l’économie et les statistiques, lisant la presse étrangère afin de préparer des dossiers techniques. Il n’a bientôt plus de temps à consacrer à son activité militante de base.
En 1932, les Politzer emménagent à Bagnolet, où Maï est assistante sociale à partir d’octobre. En janvier 1933, elle tombe malade : souffrant de crises hépatiques, elle part dans les Landes pour soigner un début de tuberculose.
Polizer, Solomon, Decour
À partir de 1932, Georges Politzer est chargé des cours de philosophie marxiste à l’Université ouvrière (UO) [1] créée cette année-là sous l’impulsion d’un petit groupe de professeurs – lui-même, Paul Bouthonnier, Georges Cogniot (par ailleurs député) – sous le patronage des écrivains Romain Rolland et Henri Barbusse, avec la caution du physicien Paul Langevin. Ils sont rejoints par Jacques Solomon (gendre du précédent), docteur es sciences, qui y devient un des premiers professeurs d’économie politique. Jacques Solomon et son épouse Hélène adhèrent au PCF en 1933. Les deux couples deviennent de très grands amis, partageant notamment leur goût pour la haute montagne. À l’image de l’association parisienne, deux petites universités ouvrières seront crées à Montreuil (UOM, septembre 1935) et à Colombes (inaugurée en 1938 en présence de Gabriel Péri).
En mars 1932 est fondée l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR). Le 21 mars 1933, l’association organise une grande manifestation pour protester contre la prise de pouvoir des nazis en Allemagne, au cours de laquelle André Gide prend la parole. Afin d’accompagner ce mouvement, une revue mensuelle de « défense anti-fasciste » est créée, Commune, dont le premier numéro, tiré à trois mille exemplaires, paraît à la mi-juillet 1933, presque entièrement composé par Paul Nizan.
Le 24 août 1933 à Biarritz, Maï met au monde Michel, Jacques, son fils unique et troisième enfant de Georges. Débordé par ses activités militantes, le couple obtient des parents de Maï qu’ils quittent Biarritz pour s’installer avec eux à Paris, au 18 bis, rue Denfert-Rochereau, afin de s’occuper de Michel.
Le 6 février 1934, lors de la contre-manifestation contre les ligues fascistes, place de la Concorde, Maï est blessée au pied par le jet d’une plaque de fonte protégeant les arbres. Elle est soignée par Dorothy, épouse de son frère Pierre.
Au cours de cette année, la famille emménage au 103, avenue Paul-Doumer à Arcueil (Val-de-Marne), dans un petit pavillon avec jardin. En juillet 1935, Maï est assistante sociale faisant fonction de secrétaire de mairie aux côtés de Marius Sidobre, élu lors des municipales de mai (poste qu’elle occupera jusqu’à la destitution de la municipalité, le 4 octobre 1939).
Entre juillet 1935 et juillet 1939, en plus d’articles dans Commune, Georges Politzer rédige près d’une trentaine d’articles économiques – budget, dévaluation, défense du franc… – pour les Cahiers du bolchévisme, revue théorique du parti communiste (en 1939, la revue prend le nom de Cahiers du communisme).
Au printemps 1935, Étienne Fajon, responsable des écoles du parti, chargé de constituer une section d’éducation auprès du Comité central s’adresse à Politzer et Solomon, déjà professeurs à l’Université ouvrière. À partir d’avril 1935, Georges Politzer donne un cours à l’école élémentaire de Gennevilliers puis à l’école centrale du parti installée à Arcueil : il assure les cours de philosophie dans la session de six mois dont la première à lieu de février à août 1937. Le bâtiment qui doit héberger les cours est trouvé à Arcueil par Maï, chargée des relations entre l’école et la direction municipale.
Après la victoire législative du Front populaire de mai 1936, Politzer part à Hennebont (Morbihan) pour apporter le soutien du Parti communiste aux ouvriers des Forges en lutte.
Au cours de l’été, Maï doit de nouveau partir en sanatorium (au moins d’août à octobre). Ses parents s’installent alors directement dans la maison d’Arcueil.
À l’Université ouvrière, Politzer et Solomon sont rejoints par Daniel Decourdemanche, nommé professeur d’allemand au lycée Rollin à Paris à la rentrée 1937, adhérent du Parti communiste et auteur – sous le nom de Jacques Decour – de trois romans, dont deux publiés dans la prestigieuse collection NRF des éditions Gallimard, dirigée par Jean Paulhan.
En juin 1938, Politzer est nommé professeur de philosophie au tout nouveau lycée Marcelin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés, qui compte également parmi ses enseignants Léopold Sédar Senghor. En septembre, la famille – grands-parents compris – déménage une nouvelle fois pour un appartement de quatre pièces d’une cité récemment construite au 10, rue Jules-Lemaître (escalier n° 2, 1er étage gauche), en retrait du boulevard Soult, à Paris 12e.
Comme Paul Nizan et Jacques Solomon, Daniel Decourdemanche fréquente l’appartement des Politzer. En 1938, il loue une chambre à proximité du domicile de ses amis. En 1939, il quitte son épouse et sa fille, rompt avec sa famille.
Georges Politzer partage avec Georges Cogniot le projet de créer une grande revue scientifique d’orientation marxiste. Cogniot en trouve le titre, La pensée, et Politzer la manchette : « revue du rationnalisme moderne ». Par l’intermédiaire de Jacques Solomon, il convainc le professeur Langevin – qui avait constitué une groupe d’études matérialistes – d’en assurer la direction intellectuelle et politique. Dans le premier numéro d’avril-mai-juin 1939, Politzer publie un article, La philosophie et les mythes, réfutant les thèses racistes du théoricien nazi Rosenberg. Le numéro 2 est daté de juillet-août-septembre. Le numéro 3 de ce trimestriel ne paraitra pas, frappé par le décret du 27 août interdisant la presse communiste.
De son côté, Maï devient secrétaire adjointe de l’Association nationale des amis de l’Enfance, ayant pour but de « soutenir et de protéger l’enfant depuis le premier âge jusqu’à l’adolescence et d’assurer sa parfaite évolution, physique, intellectuelle et morale », siégeant rue Monsieur-le-Prince à Paris et déclarée en préfecture le 9 juin.
En août 1939, Georges et Maï Politzer sont en vacances en famille à Biarritz avec leur fils Michel. Le 21, ils rejoignent Jacques Duclos et son épouse Gilberte dans les Landes. La radio annonce l’imminence de la signature d’un pacte de non-agression entre l’Allemagne nazie et l’URSS. Alors que le groupe prend son repas dans un restaurant de Bagnières-de-Bigorre, la comédienne Hélène Perdrière fait le salut nazi devant Jacques Duclos afin de lui signifier son rejet d’une telle alliance. Offusquée, Maï Politzer gifle la sociétaire de la Comédie française. Au lendemain de la signature du pacte germano-soviétique, le 23 août, Gilberte Duclos les ramène tous en voiture à Paris, suivis par Jacques et Hélène Solomon dans leur propre véhicule.
Le 27 août, Georges Politzer est mobilisé, affecté comme caporal dans l’intendance à l’École militaire, restant ainsi à Paris. Il rompt avec Paul Nizan, son ami de plus de dix ans, qui condamne le pacte germano-soviétique – surtout l’invasion de l’Est de la Pologne par l’Armée rouge – et transmet sa démission à Jacques Duclos par voie de presse le 23 septembre.
Début 1940, semble-t-il, Maï et Daniel Decourdemanche envisagent de poursuivre leur vie ensemble. Au printemps, celui-ci est mobilisé à son tour ; affecté à Fontainebleau, il devient chauffeur du général de Lattre de Tassigny.
Début juin, au cours de la débâcle de la campagne de France, Anatole de Monzie, ministre des Travaux public du gouvernement Paul Reynaud, qui connaît personnellement Georges Politzer, l’interroge par l’intermédiaire de Jacques Solomon pour savoir à quelles conditions le PC se rallierait à une politique de défense nationale. Benoît Frachon – seul haut dirigeant présent dans la capitale, coupé de Moscou et de Bruxelles, où se trouve Jacques Duclos – et Georges Politzer rédigent un texte en cinq points dit « appel du 6 juin » qui, s’il est transmis au gouvernement, ne sera jamais diffusé et dont aucune trace originale ne subsiste : dès le 5 juin, de Monzie (décédé en janvier 1947) n’est plus ministre à la suite d’un remaniement ministériel et le gouvernement quitte Paris pour Tours le 10 juin.
Michel et ses grands-parents parviennent à quitter
Paris pour Bayonne dans un des derniers trains quittant la gare d’Austerlitz.
Celui-ci passe la Loire à Orléans avant que l’armée française ne fasse sauter
les ponts pour tenter d’enrayer l’invasion de la Wehrmacht.
Le 8 août, Georges Politzer est démobilisé à Aire-sur-Adour, près de Bayonne où l’attendent Maï et Michel. La famille rentre à Paris.
L’Université libre – La pensée libre – Les lettres
françaises
Début septembre, dans le quartier latin, Georges et Maï rencontrent par hasard Jacques et Hélène Solomon. Dans l’appartement des Politzer, ils décident d’organiser la résistance universitaire, d’abord par la diffusion d’un tract Aux intellectuels français (en octobre), puis par la publication d’un périodique : l’Université Libre. Jacques Decour se joint rapidement à eux. Après que Jacques Duclos ait donné son accord, Roger Ginsburger (Pierre Villon) – déjà en charge de l’édition de L’Humanité clandestine – leur prépare un « appareil technique » (imprimeurs…), avant d’être arrêté le 8 octobre à la suite d’une dénonciation et de maladresses.
À la rentrée d’octobre, Georges Politzer reprend son poste de professeur de philosophie au lycée Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés. Mais, dès la mi-novembre, il abandonne son poste pour entrer dans la clandestinité. Maï et lui quittent définitivement leur appartement pour des planques discrètes et changeantes, baptisant ces domiciles clandestins successifs du nom de « Victoire ». Ils confient leur fils aux bons soins des parents de Maï.
Le 30 octobre 1940, alors que le premier numéro clandestin de L’Université libre est presque bouclé, le professeur Paul Langevin – un des fondateurs du Comité de vigilance antifasciste en 1934 – est arrêté par deux officiers allemands et conduit à la Maison d’arrêt de la Santé. Le 8 novembre, une manifestation de protestation est organisée devant le collège de France à l’initiative des étudiants communistes qui rassemble une cinquantaine de jeunes. Le 11 novembre, une ample manifestation mobilise sur les Champs-Élysées des étudiants, des lycéens en nombre et quelques citoyens de toutes convictions politiques, notamment les premiers gaullistes. La police française et la Wehmarcht la répriment violemment. Aussitôt, en représailles, le haut commandement militaire allemand en France occupée ordonne l’interdiction des cours dans toutes les universités et écoles des hautes études à Paris (fermeture qui durera cinq semaines).
Le numéro 1 de L’Université libre datée du mois de novembre – quatre pages ronéotypées tirées à mille exemplaires – rend compte de ces évènements et dénonce déjà l’antisémitisme d’État (exclusion des professeurs juifs). Jacques Solomon est rédacteur en chef du périodique, Georges Politzer assure la liaison avec la direction du PCF clandestin, Georges Dudach le secrétariat (rassemblement et dactylographie des textes), assisté de Charlotte Delbo, son épouse. En 1941, Pierre Maucherat devient responsable de l’édition, gérant l’organisation des imprimeries clandestines et les achats de papier tandis que son épouse Alice s’occupe elle aussi de la dactylographie des articles et de la diffusion.
D’autres femmes encore assurent l’intendance, les liaisons et la diffusion : Maï Politzer, Danielle Casanova (qui assure notamment les échanges avec Félix Cadras), Hélène Solomon-Langevin, Claudine Michaut, Marie-Claude Vaillant-Couturier…
De novembre 1940 à décembre 1941, quarante numéros de L’Université libre sont publiés. Après la création du Front national de lutte pour l’indépendance de la France, annoncé dans son numéro du 25 juillet 1940, le périodique devient l’organe de la section universitaire de ce mouvement de résistance.
En février 1941, Decour, Solomon et Politzer créent La pensée libre. Dans le premier numéro, sous le pseudonyme de Rameau, Georges Politzer signe un article d’une vingtaine de pages L’obscurantisme au XXe siècle, en réponse au livre du théoricien nazi Alfred Rosenberg, Sang et or, règlement de compte avec les idées de 1789, édition en français du discours qu’a tenu celui-ci le 28 novembre 1940 lors d’une conférence à la Chambre des députés, justifiant notamment le racisme et l’antisémitisme. La composition de la revue est confiée à l’imprimeur London, le clichage à un autre atelier et le tirage à une imprimerie de la place Clichy appartenant à la fille de Pietro Nenni, dirigeant du Parti socialiste italien.
Presque simultanément, développée dans une brochure clandestine de quarante-cinq pages, cette étude est diffusée sous le titre Révolution et contre révolution au XXe siècle, Réponse à “Or et Sang” de M. Rosenberg. Signalée dans un rapport de la Gestapo daté du 21 mars, un agent de la police de sécurité nazie en transmet un résumé le 1er avril.
Dans l’éditorial du même numéro de La pensée libre, les rédacteurs affirment « Aujourd’hui en France, littérature légale veut dire littérature de trahison », ce qui va à l’encontre de la démarche de Louis Aragon, autorité littéraire du PC, alors réfugié en zone sud, non occupée, et qui prône une littérature de résistance subreptice consistant à dire des choses interdites avec des mots autorisés, qualifiée par lui de « littérature de contrebande ». Ainsi, il a officiellement publié un recueil de poèmes, Le crève-cœur. Néanmoins, sa participation semble incontournable pour une action intellectuelle d’envergure. En janvier 1941, Georges Dudach est chargé de franchir la ligne de démarcation pour reprendre le contact. Il retrouve Pierre Seghers à Villeneuve-les-Avignon qui le met sur la trace du couple Aragon-Elsa Triolet, alors installé à Nice. Dudach convainc ceux-ci de monter à Paris sous sa sauvegarde. Le voyage s’effectue peu après le déclenchement de l’offensive du Reich contre l’URSS (22 juin 1941) : l’armée d’occupation est plus vigilante qu’à l’habitude. Le 12 ou 13 juillet, les trois voyageurs sont arrêtés par une patrouille allemande juste après avoir passé clandestinement la ligne de démarcation à la Hayes-Descartes, 50 km au sud de Tours (à vérifier…). Sans être reconnus, ils sont emprisonnés durant trois jours puis relâchés. Ils poursuivent leur chemin jusqu’à Paris (Aragon mentionne trois aller-retour en 1941 : janvier-février, juillet, septembre). Le 20 juillet a lieu à Paris une rencontre qui réunit Aragon, Politzer, Decour, Danielle Casanova et Dudach. Au cours de la discussion, il est décidé de sursoir à la parution du deuxième numéro de La pensée libre et de mettre en œuvre une revue littéraire clandestine à laquelle songeait déjà Jacques Decour, Les lettres françaises, ouverte à des écrivains patriotes non communistes.
À partir d’octobre 1941, sous les fausses identités de Georges Destugues et de Brigitte d’Argent, le couple Politzer est logé dans une planque au 170 bis, rue de Grenelle, face à l’église Saint-Jean, à Paris 7e (« Victoire III »). Georges ayant dû restreindre ses mouvements depuis leur entrée en clandestinité, c’est Maï qui assure la liaison avec l’extérieur, acheminant écrits, articles et ravitaillement.
Politzer, Decour et Solomon ne renoncent pas à publier un deuxième numéro de leur version de La pensée libre. En février 1942 est imprimé un volume de plus de cent pages tiré à deux cents exemplaires.
L’affaire Pican-Cadras-Politzer
Le 5 janvier 1942, onze inspecteurs de la brigade spéciale (BS) anticommuniste des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris sont chargés de retrouver la trace d’André Pican, cadre communiste de la région normande en mission à Paris. Les policiers sont munis d’une ou plusieurs photos et d’un descriptif. Le 21, un individu qui lui ressemble est repéré dans une salle du Café du Rond-Point à la Porte d’Orléans. La surveillance se met en place. Le « présumé Pican » est rejoint par un homme, désormais identifié comme « Porte d’Orléans ». Ils sortent ensemble et prennent le métro… Les filatures commencent et ne s’arrêteront plus, conduisant les policiers d’un contact et d’un lieu à l’autre, vers un nouveau membre du réseau ou à la découverte d’une planque. Le 23 janvier, André Pican rencontre une femme au métro Balard (la « femme Balard ») : c’est ainsi que Danielle Casanova est repérée. Le soir même, des inspecteurs la retrouvent à l’occasion de sa rencontre avec la « femme viaduc ». Elle est suivie jusqu’à un immeuble de la rue du Poteau (Paris 18e). Elle en sort à 20 h 05 « portant une valise de couleur jaune » et prend le métro à la station Jules-Joffrin. Descendue à La Tour-Maubourg, elle pénètre à 20 h 40 au 170 bis, rue de Grenelle, dans un immeuble qui sera désormais surveillé jour et nuit. Danielle Casanova apportait du charbon à ses amis Politzer afin qu’ils ne restent pas sans chauffage au cœur de l’hiver.
Le 14 février, André Pican – toujours “filé” – amène de grosses valises à la gare Montparnasse : il va certainement partir. Pour le chef de la BS, le commissaire David, l’heure du coup de filet est venue. Le lendemain, dès 4 heures du matin, soixante inspecteurs sont en faction devant les adresses « logées ». À midi, cette première partie de l’opération sera terminée
Le 15 février 1942, six inspecteurs des brigades spéciales investissent l’appartement des Politzer, où Georges est seul. Maï se fait “cueillir” en rentrant à la maison. Sur elle, entre autres documents, les policiers trouvent une photo de Daniel Decourdemanche (Jacques Decour). Danielle Casanova tombe à son tour dans la souricière, interpellée dans l’escalier de l’immeuble. Decour y est pris deux jours plus tard en voulant alerter ses amis contre les arrestations dont il a eu vent. André et Germaine Pican, Lucien Dorland et Lucienne Langlois ont aussi été arrêtés le 15.
Georges Dudach – désigné comme « l’étudiant »
– a été et est encore suivi. Involontairement, il conduit les policiers vers
Jean-Claude Bauer, responsable de la revue Le médecin Libre, puis vers
Hélène et Jacques Solomon, et Yvonne Blech…
Le 2 mars, Georges Dudach et Charlotte Delbo sont pris dans leur planque, d’où parvient à s’enfuir – in extremis – Pierre Villon (Roger Ginsburger), qui vient à peine d’échapper à une autre souricière, chez Paul et Gisèle Laguesse. Lors de la perquisition chez les Dudach, les inspecteurs trouvent plusieurs textes destinés au premier numéro des Lettres françaises, dont le manifeste de Jacques Decour appelant à la création du Comité national des écrivains.
Pierre Maucherat est interpellé le 20 mars, après qu’un responsable des cadres du PC ait été pris en possession de trois cents biographies de militants clandestins. Son épouse Alice est arrêtée le lendemain. Condamnés à une lourde peine d’emprisonnement par la Justice française, ils échapperont à la déportation et à l’exécution.
Après les interrogatoires dans les locaux des brigades spéciales, au deuxième étage de la préfecture de police, les détenus de l’affaire Pican-Cadras-Politzer sont conduits dans les cellules du dépôt. Dans une lettre que Danielle Casanova parvient à transmettre à sa mère, elle écrit : « Avec moi se trouvent deux amis que j’aime : Georges Politzer et sa femme. Ils ont un petit garçon de huit ans, Michel, qui vit avec ses grands-parents et ils sont sans ressources. Aussi, ma chère maman, je de demanderai de t’intéresser à lui comme s’il était mon fils. »
Le 20 ou 23 mars, ils sont remis aux autorités d’occupation et transférés au quartier allemand de la Maison d’arrêt de la Santé, à Paris 14e.
Maï est mise au secret, seule dans une cellule. Plusieurs fois, elle est envoyée au cachot où, en plein hiver, elle souffre du froid.
Au matin du 23 mai 1942, dans sa cellule, elle est autorisée à dire adieu à Georges, qui a sollicité cette dernière volonté en tant qu’otage devant être fusillé.
Le 19 mai, un officier de la Luftwaffe, le capitaine Kuligk, avait été légèrement blessé par balles dans Paris. En représailles, le nouveau chef des SS et de la police allemande en France, le général Oberg, ordonnait l’exécution de « 10 juifs et communistes » et la déportation d’une centaine d’autres.
Le 23 mai, Georges Politzer est fusillé dans la clairière du fort du Mont-Valérien à Suresnes (Hautes-de-Seine), aux côtés d’André Pican, Georges Dudach, Jacques Solomon, Jean-Claude Bauer… Le 30 mai, c’est au tour de Jacques Decour, Félix Cadras, Arthur Dallidet…
Le 9 juin, Maï et ses compagnes sont conduite au 11, rue des Saussaies, un des sièges parisiens de la Gestapo, pour y être interrogées.
Un matin de l’été 1942, dans la rue, un copain de Michel lui annonce : « Popol, ils ont dit à Radio-Londres que ton père… que Georges Politzer a été fusillé par les Allemands ». Ce jour-là, afin de tenir « à bonne distance un réel inacceptable », le jeune garçon perd la mémoire, ne parvenant jamais plus à évoquer la moindre image de ses parents.
Maï, du fort de Romainville à Auschwitz-Birkenau
Le 24 août, Marie Politzer est transférée au camp allemand du Fort de Romainville, sur la commune des Lilas [2] (Seine-Saint-Denis – 93), avec vingt-quatre futures “31000” arrêtées dans la même affaire : Danielle Casanova, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Hélène Solomon, Germaine Pican, Charlotte Dudach-Delbo, Yvonne Blech, Anne-Marie Bauer, Madeleine Dissoubray(-Odru)…
Marie Politzer y est enregistrée sous le matricule
n° 681.
Elle parvient enfin à transmettre à ses parents une
lettre clandestine – non censurée -, dans laquelle elle décrit les
épreuves traversées :
Mes grands chéris,
Je crois que cette fois-ci vous allez recevoir ce mot. Je vous ai envoyé de la Santé des petites lettres clandestines, mais je vais vous redire ce que je vous disais dans la précédente lettre.
Notre Georges avant d’être fusillé a pu passer vingt minutes environ dans ma cellule. Il était sublime, jamais son visage n’avait été aussi lumineux, une grandeur que je ne puis traduire l’élevait au-dessus des hommes. Un calme rayonnant se dégageait de lui, et toute son attitude était impressionnante, même pour ses bourreaux. Il m’a dit tout son bonheur de mourir pour son Parti et pour la France, il était particulièrement heureux de mourir sur le sol français, vous savez combien cela comptait pour lui. Surtout que dès le premier jour on lui avait dit qu’il serait jugé et fusillé en Allemagne.
Vous savez sans doute qu’il n’a pas été jugé mais fusillé comme otage à la suite d’un « attentat » contre un lieutenant allemand, disaient-ils. Au fait, ils avaient peur de n’avoir pas suffisamment de preuves pour le condamner à mort, car chez nous ils n’ont rien trouvé de sa main. À plusieurs reprises les officiers de la Gestapo lui ont demandé d’accepter de travailler à réformer l’intelligence de la jeunesse française, lui promettant notre libération immédiate et une vie longue et heureuse « pour notre famille » ; ils ajoutèrent qu’un autre savant français n’avait jamais eu à le regretter. Vous imaginez sa réponse puisqu’il est mort. Ils lui ont donné huit jours pour réfléchir. Puis un jour il a été appelé et ayant maintenu sa position, on lui a répondu qu’il serait fusillé dans les jours qui suivaient.
Trois jours après il a été fusillé au Mont-Valérien. On est venu le chercher dans sa cellule à six heures du matin. De ma vie je n’oublierai le bruit des bottes qui m’ont réveillée en sursaut. Sa cellule était presque face à la mienne et par les W.C. nous parlions depuis le premier mai toute la journée. Malheureusement j’ai passé huit jours au cachot pendant ce mois à la suite de mon interrogatoire. J’y avais déjà passé trois jours. Le 23 mai à 7 heures il a été amené dans ma cellule, je croyais que tout était fini. Vous imaginez ce qu’a été ce moment. Merveilleusement grand et calme. J’ai su qu’il n’a été fusillé que vers deux heures de l’après-midi, ils ont chanté la Marseillaise jusqu’au bout.
Pendant qu’il était dans ma cellule l’aumônier est venu lui demander s’il désirait quelque chose, Georges a demandé qu’on lui donne à manger. J’ai su depuis qu’on leur a donné un repas et qu’ils ont fumé toute la matinée.
Le 30 mai c’était le tour du pauvre Daniel Decourdemanche. J’ai pu aussi lui parler un peu par les W.C. Ils ont tous été sublimes. Malheureusement j’ai vu partir beaucoup des nôtres, dont certains qui étaient encore des enfants de 17, 18 et 19 ans. Ils étaient tous des héros – notre parti peut être fier de ses fils, ils meurent tous en héros.
Georges a été enchaîné dès le premier jour jusqu’au dernier moment, les mains au dos avec les menottes nuit et jour. Ses menottes lui ont provoqué une infection, il a eu des anthrax qui l’ont fait souffrir pendant deux mois.
Il a été sauvagement battu au nerf de bœuf et à la matraque, sur tout le corps et en particulier sur les parties. Il a certainement eu le bras cassé par les coups car il avait le jour où je l’ai vu, un os au poignet qui déformait complètement son bras.
J’ai pour mon compte été particulièrement ennuyée par les sauvages. J’ai été gardée seule en cellule à la Santé, sans livre, sans colis, sans promenade, pendant cinq mois. Après la mort de Georges on m’a mise un mois avec une femme de droit commun puis on m’a remise seule. Pour des riens on me punissait. J’ai été privée de soupe trois fois, pour cinq jours chaque fois. J’ai été en même temps privée de lit chaque fois pendant cinq jours. Puis envoyée deux fois au cachot ; le cachot est une toute petite pièce absolument noire, sans fenêtre aucune et totalement nue, sans paillasse sans couverture et avec des souris. J’ai très bien supporté tout cela, mais le manque d’air faisait qu’on me trouvait presque chaque matin évanouie. Le docteur m’a enfin examinée et m’a dit que j’ai quelque chose au poumon, mais ce doit être pour me faire parler qu’il m’a dit cela, car il a ajouté, si vous parliez je pourrai faire quelque chose pour vous. À la Santé j’ai eu une crise de foie et une autre ici. Ici cela m’a valu qu’on me donne un régime, au lieu de l’horrible soupe aux choux, on me fait des légumes. Le soir nous n’avons qu’un sixième ou un cinquième de boule de pain suivant les jours, et une cuillérée de confiture. On crève de faim, mais n’envoyez rien pour le moment car le secret n’étant pas levé, nous ne recevons absolument rien des familles.
Mon amie Danielle Casanova me propose de vous envoyer tous les trois en Corse chez sa mère. Si on vous le propose acceptez car la Gestapo nous a menacés Georges et moi d’envoyer Michel en Allemagne où ils l’élèveront jusqu’à 21 ans. S’ils ne le font pas encore, ils risquent de le faire un jour. Nous commençons à savoir qu’ils tiennent beaucoup de leurs promesses. Aussi n’hésitez pas à mettre le petit à l’abri et même vous-mêmes à l’abri si c’est possible.
Ici au Fort de Romainville nous sommes beaucoup mieux qu’à la Santé à cause de l’air. Nous sortons dans la cour deux heures par jour. Nous sommes quarante dans un dortoir. Je suis avec Hélène, Danielle et Marie-Claude ; nous faisons des causeries, des conférences, des leçons d’allemand, de chant, de danse, de diction. En ce moment j’apprends le Fandango aux autres. Le moral est chez toutes, magnifique.
Mon seul souci est vous trois, que devenez-vous ? mes anges, que mangez-vous ? avez-vous de l’argent ?
Je croyais avoir un mot de vous hier. Je vais l’avoir
peut-être ce soir.
J’ai reçu les affaires de Georges, le chandail bleu,
ma jupe plissée et une robe noire.
Je n’ai pas eu froid sauf au cachot, ils me faisaient faire de la gymnastique pour me réchauffer. Mes chéris ayez beaucoup de confiance. « Nous nous retrouverons bientôt ». Nous ne nous quitterons que si nous partons en Allemagne. En tous cas je vous reviendrai.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Maï parviendra également à transmettre à ses proches
deux objets chargés d’affection : un pièce de monnaie trouée transformée,
avec des laines de couleurs, en chapeau de marin à pompon rouge et une poupée
de chiffon, cousue, bourrée de paille, qui deviendra la confidente de son fils
Michel.
Habillé en costume marin blanc afin d’être visible de loin, celui-ci est conduit au moins une fois sur le talus du fort pour y effectuer une « promenade » au cours de laquelle il agite le bras en direction des fenêtres du bâtiment où sa mère est détenue.
En octobre, le numéro 70 de L’Université libre apprend à ses lecteurs que Georges Politzer a été fusillé.
Au cours de l’hiver suivant, Joseph Larcade, le père de Maï, succombe à une pneumonie. Hélène, son épouse, reste seule pour élever leur petit-fils Michel.
Auschwitz-Birkenau
Le 22 janvier 1943, Marie Politzer est parmi les cent premières femmes otages transférées en camions au camp de Royallieu à Compiègne (leurs fiches individuelles du Fort de Romainville indiquant « 22.1 Nach Compiègne uberstellt » : « transférée à Compiègne le 22.1 »). Le lendemain, un deuxième groupe de cent-vingt-deux détenues du Fort qui les y rejoint, auquel s’ajoutent huit prisonnières extraites d’autres lieux de détention (sept de la maison d’arrêt de Fresnes et une du dépôt de la préfecture de police de Paris). Toutes passent la nuit du 23 janvier à Royallieu, probablement dans un bâtiment du secteur C du camp.
Le matin suivant, 24 janvier, les deux-cent-trente femmes sont conduites à la gare de marchandises de Compiègne et montent dans les quatre derniers wagons (à bestiaux) d’un convoi dans lequel plus de 1450 détenus hommes ont été entassés la veille.
Comme les autres déportés, la plupart d’entre elles
jettent sur les voies des messages à destination de leurs proches, rédigés la
veille ou à la hâte, dans l’entassement du wagon et les secousses des boggies
(ces mots ne sont pas toujours parvenus à leur destinataire).
En gare de Halle (Allemagne), le train se divise et les wagons des hommes sont dirigés sur le KL Sachsenhausen, tandis que les femmes arrivent en gare d’Auschwitz le 26 janvier au soir. Le train y stationne toute la nuit. Le lendemain matin, après avoir été descendues et alignées sur un quai de débarquement de la gare de marchandises, elles sont conduites à pied au camp de femmes de Birkenau (B-Ia) où elles entrent en chantant La Marseillaise.
Maï demande à Marie-Claude Vaillant-Couturier : « Ne trouves-tu pas que les corbeaux sont sinistrement gras ici ? »
Maï Politzer y est enregistrée sous le matricule
31634.
Pendant deux semaines, elles sont en quarantaine au Block n° 14, sans contact avec les autres détenues, donc provisoirement exemptées de travail.
Au tout début du mois de février 1943, Danielle Casanova réussit à faire entrer Maï Politzer comme médecin – elle est sage-femme – au Revier de Birkenau.
Le 3 février, la plupart des “31000” sont amenées à pied, par rangs de cinq, à Auschwitz-I, le camp-souche où se trouve l’administration, pour y être photographiées selon les principes de l’anthropométrie de la police judiciaire allemande. Si elle a été admise à l’hôpital auparavant comme soignante, il est possible que Maï n’ait pas participé à cette séance de photos collective…
Le 12 février, la plupart des “31000” sont assignées au Block 26, entassées à mille détenues avec des Polonaises. Les “soupiraux” de leur bâtiment de briques donnent sur la cour du Block 25, le “mouroir” du camp des femmes où se trouvent quelques compagnes prises à la “course” du 10 février. Les “31000” commencent à partir dans les Kommandos de travail.
Dans le cadre de son emploi à l’hôpital, Maï Politzer contracte le typhus, dont elle meurt le 6 ou le 9 mars 1943.
La nouvelle de la mort de Maï Politzer à Auschwitz parvient en France à l’été 1943 grâce à une lettre de Marie-Claude Vaillant-Couturier adressée à sa sœur, Nadine Allégret, et datée du 16 juillet ; la toute première lettre qu’une “politique” française est autorisée à écrire. Le contenu, écrit en allemand, est en partie “crypté” : « Je suis bien triste qu’Hortense soit chez son père. Je pense aussi beaucoup au pauvre petit Mimi. Dieu merci, je sais que vous en prendrez soin ». Pierre Villon, époux de Marie-Claude, cherche à en comprendre la contenu avec Laurent Casanova. Hortense avait été un des pseudonymes clandestin de Danielle dont le père était mort depuis longtemps. Mimi, c’est ainsi que l’on appelle le fils de Maï. Le message est clair : elles ont mortes toutes les deux.
Le 31 octobre 1943, dans son discours d’Alger, le général de Gaulle cite Georges Politzer « parmi les plus grands » qui ont sauvé « la dignité de l’esprit ».
Michel Politzer, fils de Maï et Georges, est élevé par sa grand-mère maternelle, Hélène Larcade. Les Allemands ayant menacé de l’enrôler dans les jeunesses hitlériennes, il est envoyé chez des militants de l’Yonne au cours de l’été 1943, puis en Belgique, et enfin, avec des membres de sa famille, à… Montoire, ville de naissance de sa tante Jeannette, où il assiste à l’entrée des chars américains. Après la libération de Paris, Hélène et son petit-fils Michel retrouvent l’appartement familial de la rue Lemaître.
À partir de l’été 1945, le fils orphelin de Georges et Maï Politzer est mis en avant au cours de plusieurs manifestations patriotiques – au Vel d’Hiv, au Mont Valérien… – qui ne font qu’accroître son désespoir d’avoir perdu ses parents.
En 1949, pour le soixante-dixième anniversaire de Staline, les militants communistes de tous les pays du monde sont sollicités afin d’envoyer un présent au « petit père des peuples » afin de l’honorer, la valeur symbolique et politique des dons étant essentielle. Rassemblés par les cellules de quartier, des monceaux d’offrandes sont envoyés depuis la France à Moscou où un musée est censé les accueillir. La grand-mère de Michel subtilise la poupée de chiffon de Maï afin de l’envoyer au « vainqueur de Stalingrad ». Des dizaines de wagons aboutissent finalement dans une gare de triage où les cadeaux sont arrosés d’essence et disparaissent dans une immense brasier.
Hélène Larcade, tutrice de Michel (pupille de la Nation), dépose au ministère des Anciens Combattants et des Victimes Civiles de la Guerre une demande pour l’obtention du titre d’interné résistant pour Georges Politzer et de déporté résistant pour Maï. Arguant que les activités à la base de leur arrestation étaient d’ordre essentiellement politiques et ne pouvaient être qualifiés d’actes de résistance à l’ennemi, la Commission nationale des déportés et internés résistants ne retient que le statut et le titre de résistant et déporté politiques (décision du 25 janvier et du 21 juin 1954). L’enquête n’avait retenu que l’inculpation pour infraction au décret-loi du 26 septembre 1939 (reconstitution du Parti communiste et propagande en faveur de la IIIe Internationale)… Ce rejet provoque des protestations relayées au plus haut niveau par Henri Wallon, professeur honoraire au Collège de France et ancien membre du Front national universitaire, et A. Malleret-Joinville. Le 5 juin 1956, à la suite d’une requête d’Hélène Larcade, un jugement du Tribunal administratif de Paris annule les décisions du ministère, reconnaissant à Georges et Maï Politzer la qualité d’interné et déporté résistants en considérant qu’il y avait relation de cause à effet entre leur activité de résistance et leur arrestation, et que l’action de Georges Politzer comme celle de sa femme avaient un caractère indéniable de résistance intellectuelle.
Le 20 novembre 1999, une rue Georges et Maï Politzer est inaugurée dans le 12e arrondissement de Paris, lors de l’aménagement de la ZAC Reuilly dans le quartier Picpus.
Fin 2002, Michel Politzer, 79 ans, qui vécut une carrière d’illustrateur et d’artiste peintre, annonce dans L’Humanité qu’il va écrire la biographie de ses parents. À partir notamment des témoignages de tous ceux qui les ont connus, des images retrouvées (photos prises par Robert, frère de Maï), des documents d’archives, des écrits philosophiques et théoriques de son père, l’« amnésique » mène l’enquête jusqu’à renouer le fil de leur histoire commune… (voir ci-dessous)
Sources :
Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, les éditions de Minuit, pages 236-237.
Nicole Racine, notice de Georges Politzer, site du Maitron en ligne, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, mouvement social, Éditions de l’Atelier.
Roger Bourderon, présentation de Politzer contre le nazisme…, éditions Messidor/Éditions sociales, Paris 1984.
Pierre Durand, Danielle Casanova, L’indomptable, éditions Messidor, Paris 1990.
Dominique Durand, Marie-Claude Vaillant-Couturier, une femme engagée, du PCF au procès de Nuremberg, Balland, Paris, novembre 2012, page 209.
Violaine Gelly et Paul Gradvohl, Charlotte Delbo, Librairie Arthème Fayard, janvier 2013.
Michel Politzer, Les trois morts de Georges Politzer, récit, éd. Flammarion, Paris, mars 2013.
Pascal Convert, interview de Michel Politzer, vidéogramme 2011.
MÉMOIRE VIVE
Cette notice biographique doit être considérée comme un document provisoire fondé sur les archives et témoignages connus à ce jour. Vous êtes invité à corriger les erreurs qui auraient pu s’y glisser et/ou à la compléter avec les informations dont vous disposez (en indiquant vos sources).
[2] Les Lilas : jusqu’à la loi du 10 juillet 1964, cette commune fait partie du département de la Seine, qui inclut Paris et de nombreuses villes de la “petite couronne” (transfert administratif effectif en janvier 1968).
Maï Politzer (1906-1943)
Georges Politzer (1903-1942)
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