L’Arcouest, 27 août 2020
Paul-Eric
Langevin : Alors, Noémie, est-ce que tu veux me donner
quelques détails à propos des souvenirs que tu as sur notre grand-père, Paul
Langevin ?
Noémie
Koechlin : J’ai des souvenirs d’enfance parce que,
évidemment, on allait déjeuner en général chez lui à l’Ecole de physique et
chimie le dimanche, et c’est là qu’on voyait notre grand-père, alors il avait
son bureau au rez-de-chaussée, et l’appartement de fonction était au premier
étage.
PEL : Ah oui, j’y ai été
une fois.
NK : Tu y as été une fois,
tu te souviens. Et on nous disait, bon vous allez descendre appeler Paul pour
le déjeuner qui est prêt. Et alors on descendait dans ce bureau qui
m’impressionnait énormément, parce que c’était un bureau avec une double porte,
pour avoir le silence évidemment. Alors on frappait à la première porte, et en
général il ne répondait pas parce qu’il n’entendait pas. Et on frappait à la
deuxième porte ensuite pour se faire inviter à entrer.
PEL : Mais à ce moment-là,
tu avais quel âge ? Dix ans ?
NK : Ben, c’était avant la
guerre.
PEL : Mais est-ce que tu te
rendais compte que c’était un personnage important ?
NK : Oui et non, je vais te
dire. Un jour, j’ai été interviewée par une journaliste qui écrivait dans
Marie-Claire, c’était un journal féminin qui a précédé Elle, c’est devenu Elle
par la suite. Et alors elle m’avait interviewé sur mon grand-père et elle
m’avait demandé est-ce que tu sais que tu as un grand-père célèbre ? J’ai
dit oui je sais c’est un grand savon.
PEL : Mais tu avais quel
âge à ce moment-là ?
NK : Oh j’avais huit ans.
PEL : Et au moment du Front
populaire, tu avais neuf ans.
NK : Oui mais ça, j’ai pas
du tout vécu le Front populaire. Non absolument pas. Tu sais, à neuf ans.
PEL : Tu avais treize ou
quatorze ans quand la guerre s’est déclaré.
NK : Pendant la guerre,
oui. Je suis née en décembre 1927. Alors en 1939, j’avais douze ans.
PEL : Alors c’est quoi tes
souvenirs, si tu veux bien me dire quelques mots, comment ça s’est passé à ce
moment-là ?
NK : De la guerre. Oh bien
si, j’ai des souvenirs très précis de la guerre et de l’Occupation.
L’Occupation, je vais te dire, c’était terrible parce que les Allemands
affichaient dans les rues des petites affiches où ils disaient ont été exécutés
des traîtres à la Nation untel, untel, untel. Et je vois ça en sortant pour
aller au lycée. Et qu’est-ce que je vois ? Le nom de mon oncle, Jacques
Solomon.
PEL : Tu m’avais raconté,
oui.
NK : C’est terrible. C’est
des souvenirs terribles.
PEL : Tu as des souvenirs
de lui ?
NK : Très bien. C’était un
oncle très gentil, qui nous racontait des histoires. Parce que, tu sais, on
allait souvent, comme mes parents sortaient beaucoup et faisaient beaucoup de
sport, le week-end ils partaient, et nous étions invités à ce moment-là rue
Vauquelin, à l’Ecole de physique et chimie, et on restait le week-end chez Paul
et Jeanne. J’ai des très bons souvenirs de mes oncles, et de mon oncle Jacques
Solomon, bien sûr.
PEL : Il aimait les enfants.
NK : Il aimait les enfants,
il nous racontait des histoires, je me souviens.
PEL : Il travaillait
beaucoup avec Paul à ce moment-là ?
NK : Oh eh bien ça, j’étais
incapable de m’en rendre compte à l’âge que j’avais. Mais il travaillait à
l’Ecole de physique et chimie.
PEL : Et Jacques et Hélène
Solomon se sont installés en face.
NK : Oui. Je sais que Paul
estimait énormément Jacques Solomon. J’ai eu une lettre entre les mains,
justement après la mort de Jacques, que Paul Langevin a écrit à tante Hélène. Il
estimait énormément Jacques Solomon, qui était pour lui une figure
scientifique, c’était un futur grand scientifique.
PEL : C’était un peu comme
son élève préféré.
NK : Je ne sais pas mais il
le considérait comme quelqu’un de très intelligent et de très valable.
Evidemment…
PEL : Ils s’étaient
rencontrés grâce à Georges Politzer.
NK : Ca, je ne sais pas du
tout. Je ne peux pas savoir parce que j’étais petite à ce moment-là. Je ne sais
pas.
PEL : Et alors à ce
moment-là, vous habitiez ?
NK : J’habitais à Paris
avec mes parents, rue Larrey, c’était un appartement qui était en face de la
Mosquée de Paris. Très bien placé.
PEL : Et donc tu allais
voir Paul et Jeanne toutes les semaines ?
NK : J’allais très souvent
à l’Ecole de physique et chimie, d’autant plus que mon père, Jean, qui était
professeur de physique et chimie au Lycée Henri IV, était en plus rédacteur en
chef du Journal de physique et le Radium, qui avait son siège à l’Ecole de
physique et chimie, ce qui fait que Jean avait deux professions si tu veux, et
moi j’allais voir Jean, j’allais voir Paul, on allait tous seuls rue Vauquelin,
mon frère aîné Tiapa et moi.
PEL : Donc il collaborait
avec son père.
NK : C’est-à-dire que non,
il ne collaborait pas avec Paul Langevin, mais il était le rédacteur en chef du
Journal de physique et le Radium, qui était un journal, je suppose qu’il existe
toujours mais je n’en sais rien, qui était un journal qui relatait les
différentes découvertes physiques et chimiques de l’époque, à la pointe, si tu
veux, de la recherche. Et effectivement, j’allais très souvent rue Vauquelin,
parce qu’il y avait mon père là-bas, et parce que j’allais voir mes
grands-parents. On y était très souvent les week-ends, mes parents partant
souvent pour faire du canoë, pour faire du ski. Nous, on allait à l’Ecole de
physique et chimie et on couchait chez les grands-parents. Quand on couchait à
l’Ecole de physique et chimie, on se précipitait dans le lit avec Paul et
Jeanne pour avoir le petit déjeuner avec eux.
PEL : Il y a une question
que je me pose quand même. Est-ce que c’était quelqu’un d’autoritaire ?
NK : Paul ? Pas du
tout, mais alors absolument pas. En tous cas, en ce qui concerne ses relations
avec ses petits-enfants. Pas du tout. Il nous préparait des choses
intéressantes à voir, par exemple, après le déjeuner, il avait trouvé des
petites figurines japonaises qu’on mettait dans l’eau et qui s’épanouissaient
en étant mouillées. Il avait toujours quelque chose de gentil et de sympathique
à nous montrer. Mais il n’était pas du tout autoritaire avec nous en tous cas.
PEL : Avec les enfants,
non. Mais est-ce qu’avec ses élèves, tu crois qu’il était autoritaire ?
NK : Ecoute, il n’avait pas
un caractère autoritaire, pas du tout.
PEL : Il avait une autorité
naturelle, une aura naturelle, donc il n’avait pas besoin de l’être.
NK : Je pense que c’est
plutôt ça. On n’a absolument pas de souvenirs de lui autoritaire. Absolument
pas. Non, c’était quelqu’un de patient, de doux, au contraire. Il nous est
arrivé plusieurs fois, et à moi entre autres, de frapper à la porte de son
bureau, pour aller lui dire que le déjeuner était prêt, et puis même une fois,
j’avais une petite correspondante anglaise, je voulais aller lui présenter mon
grand-père, parce qu’il était célèbre et elle avait envie de le rencontrer, eh
bien je ne me suis pas gênée, j’ai frappé à sa porte et puis voilà, il m’a reçu
gentiment.
PEL : Il recevait tout le
monde.
NK : Tout le monde, je n’en
sais rien, mais en tous cas, ses petits-enfants, sûrement.
PEL : Je me rappelle d’un
souvenir que m’avait raconté ma mère, il faisait quelque chose avec les papiers
qui enroulaient les oranges.
NK : Oh oui, les
chandelles. Autrefois, les oranges étaient emballées, maintenant c’est fini.
Elles étaient emballées dans une espèce de papier de soie un petit peu raide.
Et alors il faisait une cheminée avec. Il mettait avec une allumette le feu en
haut de la cheminée, et le papier brûlé se recouvrait vers l’intérieur et
faisait comme une mongolfière. Et l’air chaud poussait et faisait monter en
l’air cette espèce de tube de papier d’orange, c’était magnifique.
PEL : Jusqu’à ce que le
papier brûle complètement.
NK : Jusqu’à ce que le
papier brûle et qu’il tombe du papier brûlé.
PEL : Il avait des idées
sur tout en fait.
NK : Oh ben c’est surtout
qu’il nous amusait toujours. Et alors il avait trouvé ces petites figurines
japonaises qui étaient en papier découpé, qui étaient extraordinaires, elles se
présentaient comme des petits bâtons, on mettait ces petits bâtons sur l’eau,
dans un bol d’eau, et le petit bâton s’élargissait et s’épanouissait, et
faisait un personnage, une fleur, un bateau, un objet, c’était extraordinaire,
je ne sais pas où il avait trouvé ça. Mais il avait toujours quelque chose à
nous montrer, quelque chose à nous faire, quelque chose à nous dire. Ce n’était
pas un grand-père fictif, tu sais, c’était un vrai grand-père.
PEL : Il était très
présent.
NK : Il était très présent,
très très présent.
PEL : Et ton père, Jean,
lui, il travaillait tout le temps ?
NK : Jean, oui, il
travaillait, il était professeur au Lycée Henri IV.
PEL : Non mais dans tes
souvenirs, il était tout le temps occupé ?
NK : Jean, non. Je vais te
dire. En tant que professeur au Lycée Henri IV, il avait les vacances
scolaires. Et ma mère aussi. Elle était professeur de dessin dans les écoles de
la ville de Paris. Elle avait les vacances scolaires. Et mes parents ont fait beaucoup
de ski, ont fait beaucoup de canoë. Le printemps, ils faisaient du canoë et
l’hiver, ils faisaient du ski. Mes parents avaient beaucoup de vacances. Et
puis ils avaient trois mois l’été, il ne faut pas oublier.
PEL : Trois mois ?
NK : Pratiquement trois
mois, du premier juillet jusqu’au premier octobre.
PEL : Ici, à l’Arcouest,
ils passaient tout l’été ?
NK : Pas tout l’été. En
général, ils allaient dans le Midi, un petit peu, dans une maison qui était à
Cavalaire, une maison qui avait été louée par Madame Curie, c’était une maison
qui appartenait aux Borel, les amis des Curie, les amis de mes parents, et ils
louaient leur maison à des copains, en particulier à mes parents, ce qui fait
que j’ai connu le Midi de la France quand j’étais jeune.
PEL : Mais Paul et Jeanne
passaient leurs vacances où ? Je crois qu’ils faisaient beaucoup de
balades en Ile-de-France dans les forêts ?
NK : Oui, Paul marchait, et
même, si tu veux, mon père m’a raconté qu’avec André, Paul a emmené ses deux
fils, Jean et André, pour traverser les Pyrénées, de l’est à l’ouest, de
l’ouest à l’est exactement, ils ont fait à pied en faisant transporter leurs
bagages d’hôtel en hôtel si tu veux, ils se promenaient, ils ont fait
pratiquement toutes les Pyrénées à pied, André, Paul et Jean.
PEL : C’étaient des bons
marcheurs.
NK : Paul marchait
beaucoup.
PEL : C’est ce qui est
raconté un peu dans le livre d’André, la biographie. Et à cette période, est-ce
que tu voyais un peu ma grand-mère, Eliane, sa compagne, et mon père,
Paul-Gilbert ? Ou plus tard ?
NK : Non, je l’ai connue
plus tard, ta grand-mère. Je l’ai connue plus tard. Honnêtement. Tu sais, nous,
les enfants, on n’était pas au courant.
PEL : Et donc, en 1942, tu
vois cette affiche qui indique que Jacques a été fusillé. Et en 1940, tu
apprends que Paul a été arrêté.
NK : Alors ça, tu sais, non
seulement on l’apprend, mais on l’a pratiquement vécu. Parce que les Allemands,
avant de l’emmener à Troyes, ils l’ont d’abord arrêté à la Santé, et il est
resté quelques jours à la Santé, et il était vieux, il était enrhumé, ils ont
eu probablement peur qu’il crève à la Santé. Alors ils l’ont retiré de la Santé
et ils l’ont ramené chez lui. Et c’est là que tout le monde est venu, parce que
naturellement, Hélène, Madeleine, Jean, on a appelé tout le monde pour venir
voir Paul Langevin, parce que les Allemands étaient là, ils étaient dans
l’appartement, et ils ont dit on va venir le chercher pour l’emmener quelque
part.
PEL : Il était déjà coincé,
quoi.
NK : Il était prisonnier,
en quelque sorte. Et alors, il était chez lui, pour qu’il puisse prendre une
valise avec ses affaires. Pendant ce temps-là, mon père, mon oncle, mes tantes
se sont précipité pour faire venir les gens pour essayer de faire pression si
tu veux, pour empêcher les Allemands d’emmener Paul Langevin, surtout que les
Allemands ont dit on l’emmène, mais ils n’ont pas voulu dire où. Et on n’a su
qu’il était à Troyes que quand Paul a pu écrire qu’il était à Troyes.
Autrement, il est parti sans laisser d’adresse. Non, ça, c’était très émouvant,
ce moment-là.
PEL : Très dur.
NK : C’était quand même une
période terrible. Tu sais que Paul a été le premier intellectuel arrêté par les
Allemands. Il faut dire qu’il avait fait, j’ai vu des photos, il avait fait des
conférences contre le nazisme, contre le fascisme pardon, en Allemagne. Alors
il était connu et repéré comme le loup blanc.
PEL : D’après ce que j’ai
lu, c’était un des ennemis principaux du Reich, quasiment.
NK : Non, je ne pense pas
que ce soit un des ennemis principaux, il y en avait beaucoup, mais c’était un
anti nazi notoire, si tu veux, qui avait fait des conférences, qui avait pris
la parole, qui s’était mouillé beaucoup.
PEL : Et on lui avait
interdit de parler à Berlin, je crois.
NK : Je ne sais pas. Je
n’étais pas au courant.
PEL : Quand il a été
arrêté, il y a eu des réactions internationales à son sujet.
NK : Ben c’est-à-dire que,
quand il a été arrêté, oui, mais il y a eu surtout des réactions en France.
Mais qu’est-ce que tu voulais faire ? Qu’est-ce que tu voulais qu’on
fasse ?
PEL : Ben oui, rien.
NK : On était quand même
sous l’Occupation.
PEL : Et donc, vous, vous
venez ici, à l’Arcouest ? Vous êtes venus pendant un an ?
NK : On a vécu pendant la
guerre un an ici. Mais on venait souvent à l’Arcouest. Mes parents avaient
pratiquement trois mois de vacances. Alors ils allaient dans le Midi.
PEL : Mais vous êtes quand
même restés un an ici ?
NK : Ah ben on est restés
un an ici pendant la guerre, parce que Jean était mobilisé, et il faut que tu
te souviennes que quand les hommes étaient mobilisés, ils ne gagnaient pas leur
croûte. Ils n’avaient pas un centime. Il fallait que ma mère travaille si on
voulait manger, tu comprends. L’armée te donne une solde ridicule quand tu es
mobilisé, mais rien du tout. Le jour où les hommes sont mobilisés, ils ne
gagnent plus leur vie. On ne les paie plus. Et ma mère gagnait sa vie. En 1939,
on est resté là, mon père était mobilisé, ma mère est partie travailler à
Paris, elle revenait tous les week-ends, et nous, on était sous le contrôle
d’une de nos grands-mères, pas ma grand-mère Langevin, ma grand-mère
Grandjouan, qui habitait une maison à côté de la nôtre, avec mes cousins
Grandjouan, et nous, on est restés tout l’hiver à l’Arcouest. Mon frère Tiapa a
été au lycée en vélo, et les petits, dont mon petit frère Sylvestre, allaient à
l’école communale à Ploubazlanec.
PEL : Alors il est resté
quatre ans à Troyes.
NK : Non, il n’est pas
resté quatre ans. Ecoute, je n’ai plus les dates en mémoire, la date de son
arrestation. Et ensuite il est parti en Suisse en 1944. Il est parti en Suisse,
il s’est sauvé, avec deux FTP qui lui ont fait passer la frontière en le
portant parce qu’il était fatigué.
PEL : Et il avait la
réforme Langevin-Wallon dans un sac. C’est ce qui est marqué sur une photo.
NK : C’est possible.
PEL : Et alors, c’est la
Libération.
NK : Oui, alors nous,
pendant la Libération, on était en Vendée, exactement dans les Deux-Sèvres, au
moment de la Libération. On a vécu la Libération, mais pas à Paris. On est
rentrés après quand Paris a été libéré.
PEL : Et c’était
formidable ?
NK : Formidable ? Euh,
je ne dirais pas ça. On est rentrés à Paris, tout était calmé si tu veux quand
on est rentrés. Non, ce qui était formidable, c’était d’apprendre le
débarquement, tu ne peux pas savoir l’espoir que ça pouvait nous faire.
PEL : En juin 1944. Et
après, donc, vous vous réinstallez à Paris.
NK : Après on est rentrés.
Alors problème pour rentrer, il n’y avait pas de trains. Alors mon père, en
cherchant à droite et à gauche, a fini par trouver une petite voiture, une
petite Lancia, dans laquelle ma mère a fourré moult bagages, on n’avait plus de
place pour s’y mettre. On s’est coincés entre les valises. Et on est rentrés en
voiture. Et alors le retour en voiture, il n’y avait plus de ponts sur la
Loire, les ponts avaient sauté, alors il y avait des bacs pour passer les
voitures. C’était plutôt acrobatique.
PEL : Et à cette période,
vous retrouvez Paul et Jeanne.
NK : Je ne sais plus à quel
moment Paul est rentré de Suisse. Je ne sais pas exactement quand on l’a revu
pour la première fois.
PEL : Est-ce que tu as eu
conscience des bombardements de Hiroshima et Nagasaki ?
NK : Bien sûr, on a entendu
ça. Ca a été très très émouvant, si tu veux.
PEL : A Paul, ça a dû lui
faire un gros effet.
NK : Je ne sais pas, mais
quand même, c’étaient des bombes atomiques. Il ne faut pas l’oublier. Et
c’était quand même impressionnant. Qu’on ait osé jeter une bombe atomique.
PEL : Et dans la presse,
ils étaient grandiloquents.
NK : Je ne me souviens
plus, parce que c’est loin, tout ça.
PEL : J’avais lu la
réaction d’Albert Camus, qui était indigné. Et la réforme Langevin-Wallon, vous
en entendiez parler ?
NK : On savait très bien
que le grand-père avait beaucoup travaillé, c’était important.
PEL : Tu avais quel âge à
ce moment-là ? Quinze ou vingt ans ?
NK : Oui, en 1937, j’avais
dix ans, en 1940, j’avais treize ans. Moi, mes souvenirs de guerre, c’était
surtout des souvenirs de course pour trouver à bouffer. On m’envoyait, moi,
toute seule, petite, j’avais treize ou quatorze ans, on m’envoyait dans une
espèce de pension de famille qu’on avait trouvée et dans laquelle on pouvait
manger, on pouvait manger sans donner des tickets.
PEL : Ah bon ? Toute
seule ?
NK : Bien sûr. D’abord, j’y
suis allée avec mes parents, parce qu’on a été pour les vacances de Pâques, et
on a connu des fermes aux alentours, et ensuite mes parents m’envoyaient, et
alors je te ferais remarquer que moi, on m’envoyait, mais on n’envoyait jamais
mon frère aîné. Remarque, ils avaient peut-être raison, parce que les Allemands
arrêtaient les gens qui arrivaient dans les gares, et qui arrivaient avec leurs
paquets et leur colis, pour leur prendre leurs affaires. Et alors, ils
arrêtaient les hommes surtout.
PEL : Est-ce que tu as eu
le sentiment à cette période d’être en danger ?
NK : Oui, à Paris, mais pas
quand j’étais partie pour chercher de la bouffe en Normandie. Mais à Paris,
oui. Parce que tu sais que les Allemands défilaient dans les rues partout,
partout, partout, en chantant, il y en avait partout, il y avait des Allemands
partout. Même dans notre petite rue Larrey, il y en avait partout, sur tous les
trottoirs, il y avait des Allemands. Et moi, j’avais peur. Je ne risquais
absolument rien, mais j’avais peur.
PEL : A priori.
NK : A priori et en fait.
Ils n’allaient pas m’arrêter, j’étais une petite jeune fille.
PEL : Donc, quand même, la
Libération, ça a été marquant.
NK : Bien sûr, bien sûr.
Nous n’avons pas vécu la Libération de Paris, parce qu’on était en Vendée, dans
les Deux-Sèvres.
PEL : Et donc, le Plan
Langevin-Wallon.
NK : Tu l’as toi, le Plan
Langevin-Wallon ?
PEL : Oh oui, je dois avoir
un livre.
NK : Moi oui, je l’ai. A ma
grande honte, je ne l’ai jamais lu.
PEL : Oui, j’ai dû en lire
des passages. Vous en parliez en famille quand même.
NK : A peine.
PEL : Non, pas
tellement. Et donc, après, le décès de Paul, en 1946.
NK : Oh ben écoute, je ne
sais pas si tu es au courant, mais ils ont exposé son cercueil sur le porche du
Collège de France. Et tout le monde venait, et pouvait passer, et saluer. Et
ensuite, ils sont allés à pied, avec le cercueil, pour l’enterrement, au Père
Lachaise. Et je me souviens de l’immense foule qui a suivi, et même des petits
vieux qui étaient des gens de l’époque de Paul, qui se souvenaient de lui, on
fait à pied le chemin depuis le Collège de France jusqu’au Père Lachaise.
PEL : Et tous les parisiens
défilaient.
NK : Ils ont emmené une
voiture au pas, avec tous les gens qui défilaient derrière. Et si tu avais vu,
moi je me souviendrai toujours de ça, tous ces petits vieux qui étaient des
contemporains de Paul, qui étaient là et qui ont suivi depuis le Collège de
France jusqu’au Père Lachaise à pied, en traversant tout Paris. C’était
impressionnant.
PEL : Tous les parisiens
l’aimaient.
NK : Tous ceux qui
l’aimaient étaient là.
PEL : Et vous avez fait le
trajet aussi.
NK : Oui, moi, je l’ai
fait.
PEL : Et ça, c’était en
1946, et au début de 1947. Et un an plus tard, ils ont décidé de le mettre au
Panthéon.
NK : Je ne sais plus quand
exactement, mais ça, tu trouveras ça n’importe où.
PEL : Enfin, c’est en 1948
qu’ils l’ont mis au Panthéon. Et là, tu m’as raconté que tu avais assisté, avec
mon père, à la cérémonie.
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