L’Arcouest, Côtes d’Armor, 30 juin 2019
Olivier Pagès : Le métro me permettait d’aller
directement dans le quartier latin. Toute cette bande de scientifiques et de
sorbonnards, c’était cet axe nord-sud, la ligne de Sceaux, jusqu’au jardin du Luxembourg.
Moi j’étais au lycée Henri IV. J’avais des copains qui étaient le fils d’un
économiste et le fils du bibliothécaire qui travaillait à la bibliothèque qui jouxtait
la Bibliothèque Sainte-Geneviève.
Paul-Eric Langevin : Ils étaient vos camarades de
promotion à Henri IV, et il y avait aussi mon cousin Bernard Langevin (Tiapa).
OP :
On avait piqué les clefs, le jour de la Saint-Charlemagne, on avait piqué les
clefs de la cave et on a découvert qu’on pouvait circuler sous le Panthéon. On
pouvait descendre sous la rue Soufflot, on allait jusqu’au métro Luxembourg et
ça continuait en dessous. Mais là, on n’avait plus les clefs.
PEL :
C’était ce qui correspondait aux catacombes ?
OP :
Bien oui, tout ça, c’était des catacombes.
PEL :
Qu’est-ce que vous avez découvert sous le Panthéon ?
OP :
Il y en a un qui s’appelait Florian Hollard.
PEL :
Voilà, je vous en avais parlé de Florian Hollard, parce qu’il était ami avec
mon père.
OP :
Il est devenu chef d’orchestre.
PEL :
Je l’ai eu au téléphone il y a quelques mois. Malheureusement, il a perdu son
épouse l’année dernière. Moi, je l’ai connu quand j’étais petit. Et alors,
toute cette équipe se baladait sous les rues de Paris ?
OP :
Oui, dans les sous-sols de Paris. Mes deux grands-pères, Georges Pagès et
Victor Auger, étaient professeurs à la Sorbonne. Mon grand-père maternel, Victor
Auger, était chimiste, en chimie organique. Il avait fait ses études à Bâle,
parce qu’en France, les études de chimie à son époque, c’était nul. Il avait sa
chope, tous les étudiants avaient leur chope, quand ils arrivaient, on leur
apportait leur pipe, leur tabac et leur chope, avec des couvercles en étain et
leurs noms gravés. C’est mon petit-fils qui l’a maintenant. Son nom était
gravé, Victor Auger, étudiant, en allemand. Et alors il y avait sa devise qui
était gravée.
PEL :
Quelle était sa devise ?
OP :
« Gegessen ohne getrunken, getrunken ohne gegessen, ist gehunken »,
c’est-à-dire « Boire sans manger, manger sans boire, c’est être le cul
entre deux chaises ». Voilà ce qui était gravé en lettres gothiques. Moi,
j’ai fait de l’allemand et j’ai appris l’alphabet gothique.
PEL :
Alors attendez, je reviens à propos de Victor Auger, il était professeur à la
Sorbonne.
OP :
Oui, il avait un laboratoire dans les sous-sols de la Sorbonne.
PEL :
Et il a fait des avancées en chimie ?
OP :
C’était le genre de type qui, lorsque Marie Curie avait défini le Polonium, il
faisait partie de ceux qui ont cherché le poids atomique pour le mettre sur le
tableau de Dimitri Mendeleïev. Ils étaient voisins à l’Arcouest. Vous voyez la
maison Joliot-Curie, eh bien la maison suivante, c’était la maison Auger. Il
avait un fils qui a laissé des traces importantes, Pierre Auger. On est en
train de terminer le plus haut observatoire astronomique en Amérique du Sud,
qui portera son nom.
PEL :
C’était votre oncle ?
OP :
Oui. Lorsque De Gaulle a terminé le Commissariat à l’Energie Atomique, il y
avait Frédéric et Irène Joliot, et puis mes deux oncles, Francis Perrin qui
avait épousé la sœur de ma mère, et Pierre Auger, le petit frère de ma mère.
PEL :
Vous vous rappelez de Pierre Auger, vous vous entendiez bien avec lui ?
OP :
Oh oui. Ma grand-mère me disait que je ne me rendais pas compte que j’avais
hérité de certaines qualités de Pierre Auger sans le savoir. Quand j’ai
commencé à faire des modelages bizarres, elle me disait que mon oncle Pierre
Auger en faisait. Il représentait la France à l’UNESCO. Donc il va au Japon, il
va sur le pont d’Hiroshima, voir les silhouettes des gens qui ont été
photographiés par l’éclair, parce que le sol, c’est de l’asphalte qui a donc
brûlé, et tous les cadavres dans toutes les positions ont été flashés, ça a
laissé des traces, vous comprenez, ils sont en négatif.
PEL :
C’était à quelle période ?
OP :
C’était après les bombardements, juste après. Dès que le Mikado a forcé les
généraux à signer la paix, et que ce sont les américains qui ont commencé à
occuper Tokyo, mes deux oncles, Pierre Auger et Francis Perrin, ont été
là-bas. Ils ont été aux Indes, ils ont été en Chine, ils ont été au
Mexique, partout où on pouvait aller.
PEL :
Donc à cette période, les scientifiques ont eu une prise de conscience et se
sont mobilisés contre le nucléaire militaire.
OP :
C’est la raison pour laquelle Fred Joliot a fait l’appel de Stockholm. Mon
oncle Pierre Auger était un copain de Robert Oppenheimer, celui qui a dirigé
les explosions dans le désert du Nouveau Mexique.
PEL :
Pierre Auger a participé au projet Manhattan ?
OP :
Non, il n’y a pas participé. Il était tantôt au Canada, tantôt à Chicago. Mais
il était copain avec toute l’équipe. Entre eux, les Prix Nobel se
connaissaient, ils savaient très bien où les autres en étaient. Quand Pierre
Auger est allé voir le Mikado, je lui ai demandé s’il avait un sujet de
conversation avec lui, il m’a dit oui bien sûr, les poissons des grandes
profondeurs, par exemple le coelacanthe.
PEL :
Ah oui, le fameux poisson presque disparu.
OP :
Je vais vous dire, Fred, j’allais le voir assez souvent parce qu’il me gardait
ses mégots, il n’y avait plus de tabac alors il y avait un vase dans lequel il
mettait ses mégots discrètement, parce qu’Irène n’aurait pas été d’accord.
Alors moi, je récupérai les mégots pour bourrer ma pipe. Quand j’arrivais, je
sortais ma pipe et il me les donnait. Je lui disais je ne t’embête pas de venir
comme ça ? Il me disait non parce que tu me rappelles ton oncle Pierre
Auger, tu me le rappelles beaucoup et j’aime penser à lui, même si on n’a pas
réussi à s’entendre.
PEL :
Ils ne s’entendaient pas ?
OP :
Pas politiquement, mais dans leur carrière, ils étaient en antagonisme. Mon
oncle Pierre a immédiatement quitté le Commissariat à l’Energie Atomique. Il a
dit : il y a un directeur c’est Fred, ce n’est même pas sa femme,
puisqu’elle ne s’occupe pas de politique, et donc je sais bien qu’il se
débrouillera tout seul.
PEL :
Et Pierre a travaillé sur la physique atomique, puis sur l’astrophysique ?
OP :
Pierre Auger a travaillé sur les rayons cosmiques. Si vous faites une recherche
dans une chambre de Wilson, que vous voulez observer une particule, vous
connaissez le principe d’incertitude de Werner Heisenberg, vous pouvez
connaître la vitesse mais pas la position de la particule, ou l’inverse, bon
ben sur les boutons dans la chambre de Wilson, il y a marqué Auger.
PEL :
Et vous, Olivier, vous vous êtes formé en sciences à l’époque ? Pas du
tout ? Vous lisiez des choses ?
OP :
Moi, j’étais gaucher, j’étais complètement handicapé, à l’époque on m’a mis au
Collège Sévigné dans une école de filles, une école très bien puisque Marie
Curie y avait mis ses filles, Teissier y avait mis ses filles. Parce que là, on
tolérait quelques garçons, avec leurs sœurs, ou des gars qui étaient gauchers
comme moi, qui n’arrivaient pas à écrire à la vitesse de tout le monde.
J’écrivais avec les lettres à part, par exemple un cercle et une barre ça peut
faire un B, un Q, un D, un P, vous voyez. Bon, voilà le schéma. Un truc
comme le Morse. Ca s’apprend. J’ai écrit comme ça, lettre à lettre, et pas les
lettres enchaînées.
PEL :
Ah oui, lettre à lettre. Vous aviez du mal à écrire des lettres enchaînées.
OP :
Voilà, et quand on faisait une dictée, je n’arrivais jamais à la finir. Ce qui
fait que quand je suis rentré en sixième au lycée Henri IV, avec le latin en
plus. Bon j’ai fini par me débrouiller, donc abrégeons. Avant la philosophie,
j’avais Georges Pompidou comme professeur de latin.
PEL :
Oui, vous m’aviez dit. Et Tiapa aussi.
OP :
C’est Paul Langevin, non, Jean Langevin, son fils, le père de Tiapa, qui était
mon professeur de physique à Henri IV. Il était rigolo parce qu’il disait je
vous préviens la chimie c’est une cuisine qui pue. Et à moi dans l’intimité, il
disait mon rêve ça aurait été d’être garde forestier pour pouvoir chercher des
champignons et me promener. Le jour où sa sœur, Hélène Solomon-Langevin, est
sortie des camps de concentration, on est allés la chercher à la gare, elle
était habillée avec le costume d’un officier allemand, une tenue militaire
masculine, elle avait trouvé ça. Bon j’ai été invité naturellement chez Jean
Langevin et sa femme Vige, pour déjeuner avec elle ce jour-là. Elle était en
face de moi, elle avait les bras nus et on voyait ses chiffres. Elle nous a
raconté la mort de sa camarade, qui a laissé son nom à une avenue de l’Opéra,
Danielle Casanova.
PEL :
Et la femme de Georges Politzer aussi peut-être.
OP :
La Prison de la Santé, je n’y ai passé qu’une journée. Maintenant, sur l’angle
de la prison, il y a la liste de tous ceux qui ont été fusillés au Mont
Valérien ou là-dedans.
PEL :
Oui, j’ai vu ça, rue de la Santé.
OP :
Alors je connaissais bien l’Ecole de Physique et Chimie parce que j’habitais à
deux cents mètres, à l’angle de la rue Claude Bernard. Et donc avec Tiapa, on
descendait dans les sous-sols, on faisait le tour, sous l’endroit où Pierre et
Marie Curie avaient leur hangar, c’était à côté. Et donc l’épouse de Paul, son
nom m’échappe, celle à qui j’ai donné le bras pour le mariage.
PEL :
Jeanne Langevin.
OP :
Jeanne Langevin. Eh bien avec Tiapa, on allait goûter au premier étage.
PEL :
Vous avez des souvenirs de Paul Langevin ?
OP :
Très peu directement. Je me souviens qu’il fumait le cigare. Il avait une
allure extraordinaire. Mais Jeanne disait qu’il brûlait tous ses draps avec son
cigare. Il fumait même au lit. Alors Vige m’a montré les trois photos du
Congrès Solvay, où on voit Paul Langevin et Marie Curie, d’abord tout en haut
au fond et aux extrémités, la deuxième ils sont à mi-chemin et déjà plus
proches, la troisième ils sont assis à côté l’un de l’autre, en bas au premier
rang.
PEL :
On m’avait déjà fait la remarque.
OP :
Parce que Paul Langevin était un type intéressant. Mon oncle Pierre Auger et
mon oncle Francis Perrin étaient aussi des personnes intéressantes. Donc je les
suivais de près.
PEL :
Et vous avez pris des cours avec Vige Langevin ?
OP :
C’était ma marraine carrément, elle m’a adopté et elle a fait de moi un prof. Elle
a dit il n’y a que ça qui rassurera ta famille, tu seras fonctionnaire.
Elle-même a eu un prix de la ville de Paris.
PEL :
Elle vous faisait faire du dessin ?
OP :
Du dessin oui, j’étais doué pour ça. J’ai fait les cours du soir de la ville de
Paris, je faisais ça avant même de passer le baccalauréat. C’était la seule
manière de toute façon.
PEL :
Vous avez connu le dessinateur Jules Grandjouan aussi ?
OP :
Oui, je les ai tous connus.
PEL :
Vous connaissiez mieux Vige Langevin que son père, Jules Grandjouan ?
OP :
Oui, question de génération. J’avais Jean comme professeur, et Vige était le
professeur de ma femme. C’est comme ça qu’on s’est connus. C’était sa meilleure
élève en dessin, elle l’avait utilisé comme secrétaire pour taper la vie de son
père, Jules. Moi, j’ai connu Jules Grandjouan, il m’a rendu visite, je lui
ai rendu visite.
PEL :
Quel était son caractère ? Il était très libertaire, un peu
original ?
OP :
Oui, c’était un anarchiste. Vous connaissez son album sur sa visite à
Moscou ? Vous connaissez toutes ses œuvres ?
PEL :
Quelques trucs. Je sais qu’il a fait des dessins pour le Petit Journal, pour
l’Assiette au Beurre.
OP :
Si vous voulez voir ses œuvres, moi je les ai sous la main, parce que Noémie
Koechlin, la fille de Jean et Vige, a fait l’édition de ses œuvres.
PEL :
Et alors, c’était quel genre de bonhomme, Jules Grandjouan ?
OP :
Vous comprenez, pour moi, il jouait ce rôle de prophète, il me disait : tu
vois on est sur ton balcon, à l’angle de ton appartement, en face du parc Montsouris,
au sixième étage, vingt-trois mètres de balcon, alors voilà il se plante là, il
dit : c’est ici par la fenêtre que tu vois le jour se lever et que tu
salues le soleil quand il va te quitter, tu veux faire de la sculpture. Je vais
te dire, la plus belle sculpture que j’ai vue, c’était au musée du Caire,
c’était un bloc. C’était une femme qui accouche. Au sujet de Jacques-Olivier
Grandjouan, il m’a même commandé une couverture pour un bouquin qu’il était en
train de faire, il fallait trouver des caractères et des lettres.
PEL :
Aidez-moi, Jacques-Olivier, c’était le petit-fils de Jules Grandjouan ?
OP :
Non, le frère d’Henri et de Vige, et le fils de Jules.
PEL :
Et il était dans quoi, lui ?
OP :
Jacques-Olivier Grandjouan, c’était un colosse. Il avait décrété qu’il n’aimait
que la chaleur. Alors il a passé toute sa vie entre le tropique du Cancer et le
tropique du Capricorne. Le plus proche de l’équateur possible. Il avait une
jeunesse très anarchiste. Il devait épouser une femme riche et intelligente.
PEL :
Oui, tant qu’à faire.
OP :
On l’appelait Baloo et elle, Loova. C’était eux qui avaient promu le mouvement
scout. Celui qui a fondé le mouvement scout, qui a été anobli par la reine
d’Angleterre, vous trouverez son nom plus facilement que moi, ça me reviendra,
comme il avait fait ses études d’officier, comme Churchill, aux Indes, tous les
deux avaient une relique, le gammadion, qu’on appelle maintenant croix gammée,
c’est la lettre gamma, la croix qu’on appelait la croix gammée. Donc cet
organisme avait une publication en Suisse, chez Delachaux et Niestlé, le manuel
du scout, et c’est pour ça, le V de Churchill, tout ça, ça vient des Indes, par
celui-là, c’est un nom comme Orson Welles, parce que les doigts en l’air, c’est
le salut du petit loup, c’est les oreilles du louveteau et on en a fait le V de
la victoire.
PEL :
Et lui, Jacques-Olivier ou Baloo, il a vécu aux Indes, et dans tous les coins
autour de l’équateur ?
OP :
Oui, il n’y a qu’à prendre la liste des lycées où il a été professeur, tout autour
du globe.
PEL :
Il était professeur de quoi ?
OP :
Latin et didactique des disciplines. C’est pour ça qu’il est venu avec Paul
Langevin en France à Paris, quand De Gaulle a demandé un rapport pour remplacer
le baccalauréat, et la modification du baccalauréat a été faite par le
directeur de l’enseignement supérieur, qui était mon oncle Pierre Auger.
PEL :
Oui, j’ai vu que Pierre Auger avait eu des fonctions importantes au niveau de
l’enseignement supérieur.
OP :
C’est lui qui a imposé la propédeutique.
PEL :
Et c’est lui qui a introduit la génétique à la Sorbonne, avec Boris Ephrussi et
d’autres.
OP :
Oui, il était très actif. Il n’a pas eu de fils, il a eu deux filles.
PEL :
Ses filles sont encore vivantes ?
OP :
Non, la plus âgée avait quatre ou cinq ans de plus que moi. L’autre fille a eu
un cancer, à l’époque de la mort de ma femme.
PEL :
Elles étaient vos cousines ?
OP :
Il y avait Mariette, dite Miette, et Catherine. Catherine a été mariée à Bauer.
Ils étaient d’origine juive tous les deux.
PEL :
Il y avait un physicien qui s’appelait Bauer, Edmond Bauer.
OP :
Bien sûr. C’était un fumeur de pipe, aussi, celui-là.
PEL :
Mais alors vous Olivier, après le lycée, vous avez étudié l’art et
l’histoire ?
OP :
Moi, je suis rentré à l’Ecole des Beaux-Arts, à Paris, en section sculpture,
j’ai fait quelques concours, quelques médailles, mais arrivé au prix de Rome,
je suis monté en loge pour le prix de Rome, je faisais partie des dix, j’étais
le huitième. Donc j’étais le huitième meilleur de l’école. Mais j’ai compris
que je n’aurais jamais le prix de Rome, parce que je n’étais pas soutenu par
mon propre patron, qui voulait que ça soit un autre qui ait le prix de Rome. Il
aurait fallu que j’accepte d’aller entièrement sous la coupe du sculpteur Paul
Landowski, qui était un soupirant, un amoureux de ma grand-mère. Ils étaient
voisins. Il y a des photos et ils ont fait des tableaux vivants qui sont très
évocateurs.
PEL :
De l’érotique, en gros.
OP :
Moi j’ai été le voir. Il m’a dit oui j’ai voté pour vous, mais je ne savais pas
que vous étiez le petit-fils d’Eugénie Auger. Il adorait ma grand-mère. C’était
avec la famille Debré.
PEL :
Oui, il y avait des liens entre toutes les familles. Mais vous, par exemple,
vous avez participé au prix de Rome, mais c’était pour quel type de
création ?
OP :
Bon, j’ai tiré un sujet où j’avais une déesse à faire, j’ai téléphoné à Hélène
Joliot, la fille d’Irène et Fred, en lui disant est-ce que tu pourrais venir
pour poser pour la tête, parce qu’en loge, on ne laisse entrer personne, sauf
les modèles qui viennent poser nus. Alors elle s’est présentée comme si elle
était un modèle. Elle est jolie.
PEL :
Hélène a posé pour vous ?
OP :
Oui. Donc elle est venue à l’Ecole des Beaux-Arts, elle est rentrée dans ma
loge et elle a posé pour moi pour la tête de la déesse. Quelques années après,
j’ai retrouvé une photo de ça. J’ai dit tiens, voilà, tu as posé pour la tête.
PEL :
Pour la tête seulement ?
OP :
Elle m’a regardé, elle m’a dit la tête et les genoux hein. Eh oui elle était
très chatouilleuse du creux poplité, vous savez ce que c’est, c’est derrière le
genou. C’est vous dire que je la connaissais quand même assez intimement.
PEL :
D’accord, bon je ne vous demanderai pas plus de détails. Mais puisqu’on parle
d’Hélène Joliot, je pense à Eve Curie, sa tante, parce que vous m’aviez parlé
d’elle. C’était quelqu’un d’assez atypique qui s’est réalisé dans plusieurs
domaines.
OP :
Elle était artiste, elle était comédienne, elle était pianiste. Moi je l’ai
connue, elle avait séduit mon père. Un jour, j’étais avec ma mère et mon père.
Ma mère m’a dit tiens je viens de trouver dans un journal un entrefilet,
qu’elle avait découpé au crayon bleu, Eve Curie en Amérique se fait élever un
monument. Ce sera donc un monument hystérique. Alors là, j’ai vu mon père qui
regardait le plafond. J’ai compris que c’était lui qui était visé. Un quart
d’heure après, mon père est venu me retrouver dans la chambre, il m’a dit écoute
il faut que je t’explique, t’as compris, ta mère en voulait à Eve Curie, parce
que voilà. Un jour on était partis faire du ski, on était tous ensemble.
PEL :
Oui, vous m’aviez parlé de ça.
OP :
Je t’ai raconté, alors pour regarder le paysage, il y avait un téléscope. Ma
mère m’a vu, on était dans la neige en ski, on s’est arrêtés, on s’est fait un
petit câlin, et puis ensuite bon. Donc ma mère avait très bien compris.
PEL :
Qu’il y avait anguille sous roche.
OP :
Je l’ai revue, je vous ai dit, pour conclure, quand elle m’a dit : vous
êtes le fils d’André Pagès. Quel excellent valseur.
PEL :
Mais ce n’était pas ça que je voulais vous demander, mais plutôt à propos d’Eve
en tant qu’écrivain, en tant que pianiste.
OP :
Ben écoutez, je vais vous dire, elle était centenaire, elle a traversé l’Atlantique
et elle est venue au musée du Luxembourg pour visiter une exposition sur les
vierges noires et les vierges en bois du Massif Central. Elle m’a même dit on
n’avait pas le droit de faire de l’éclairage, tout était noir, et moi à cent
ans passés, je savais jamais s’il n’y avait pas une marche ou une pente, ce qui
m’a un peu gâché la visite.
PEL :
Elle traverse l’Atlantique pour venir voir une exposition. Mais elle venait
régulièrement ? Moi, je ne l’ai pas connue. Mais j’aurais bien aimé
discuter avec elle.
OP :
Oui. Oh, un jour, il y avait une réception chez Fred, et je me suis dirigé vers
elle pour la saluer. Elle m’a dit oh comme c’est gentil, à mon âge on me
reconnait encore. Vous savez, quand les femmes sont coquettes. Clara Malraux
était comme ça.
PEL :
Ah oui, vous m’aviez parlé des Malraux, André et Clara.
OP :
Avec sa pierre bleue. Elle la mettait à côté de son œil. Elle disait c’est le
bleu de mes yeux, c’est la bague qu’André m’a offerte sur le Ponte Vecchio. Je
rigolais d’autant plus que je savais que c’était elle qui avait payé.
PEL :
Parce qu’elle avait plus d’argent qu’André ?
OP :
Beaucoup plus. Lui, il n’avait rien. Il était beaucoup plus jeune qu’elle, il
avait au moins cinq ou six ans de moins qu’elle. Elle l’a enlevé, elle a tout de
suite compris que c’était un type bien.
PEL :
Vous, vous les avez bien connus tous les deux ?
OP :
Non, pas tous les deux. Pas lui. Clara, elle venait ici, à l’Arcouest, je lui
ai fait visiter Tréguier, je me suis promené avec elle.
PEL :
Alors ma marraine, Luce Eekman, a bien connu Florence Malraux, leur fille,
parce qu’elles étaient au lycée ensemble. Elles étaient très amies à l’époque,
elles se sont perdues de vue par la suite. Ma marraine a passé le bac au
Chambon-sur-Lignon. J’ai vu aussi quelque chose à quoi vous aviez participé,
c’était à propos de l’œuvre de Souanin.
OP :
Elle a été élevée en Algérie, c’est une grande et belle femme.
PEL :
Vous aviez échangé avec elle ?
OP :
Elle me considère comme son inspirateur et son contrôleur, tout ce que vous
voulez. Je ne vous ai pas donné un album d’elle.
PEL :
Non, j’ai trouvé ça sur internet, mais je veux bien jeter un œil. (Olivier se
dirige dans son salon, pour aller chercher un album de la sculptrice Souanin.)
Voilà, on a les albums.
OP :
Bon, je vais vous dire, on a arrêté l’imprimerie. C’était des notes
infrapaginales, prévues, ça a été transféré à la dernière page, parce qu’il
n’y a pas les notes infrapaginales. Et par-dessus le marché, ça n’a pas été
corrigé, il y a plein d’erreurs. Voilà, je vous en donne un exemplaire.
PEL :
Pour moi ? C’est gentil. Vous l’avez connue en quelle année, cette
dame ?
OP :
Il y a très longtemps. Voyez, ça c’est un menhir dressé par plusieurs
hommes qui le portent au-dessus de leur tête comme si c’était un dolmen.
PEL :
Ils parlent aussi de Gaëtan Gatian de Clérambault et du « Cri de la
Soie ».
OP :
« Le Cri de la Soie », c’est merveilleux.
PEL :
Avec Marie Trintignant.
OP :
Clérambault, vous connaissez son œuvre ?
PEL :
Oui, un psychiatre qui a influencé Lacan.
OP :
Il a fait les photos des femmes algériennes. Professeur d’histoire du costume.
C’est celui qui s’est suicidé, quand il a su qu’il allait devenir aveugle. Ca,
c’est un truc en verre, c’est la Déclaration des Droits de l’Homme. Ca fait
trois mètres de haut.
PEL :
Et pour vous, cette artiste, c’est incontournable ?
OP :
Je lui ai savonné la pente, si j’ose dire.
PEL :
Et j’ai vu que Philippe Sollers avait fait des critiques, qu’il avait écrit à
ce sujet.
OP :
Je connais un peu ce qu’a écrit Philippe Sollers.
PEL :
Vous le connaissez, lui ?
OP :
Non, mais je l’ai beaucoup lu. On ne peut pas dire que j’ai tout lu. Mais je
l’ai pas mal lu. Il a comme caractéristique que les femmes ne peuvent pas le
blairer. Ou alors elles sont dans son lit.
PEL :
Mais je crois qu’il ne peut peut-être pas non plus blairer les gens.
OP :
Bon, je vais vous dire, j’ai vu un jour Françoise Cachin, la directrice de
musée, séduire Sollers. Je vais vous dire comment elle a manœuvré. On sortait
d’un congrès au Palais de Chaillot. Sur la terrasse du Palais de Chaillot, à
haute voix : il n’y a pas quelqu’un qui pourrait me reconduire chez
moi ?
PEL :
C’est assez pratique, ça. C’est elle qui l’a aguichée.
OP :
Il y avait Sollers qui était à trois mètres. Ben oui je ne suis pas loin,
je suis avenue de l’Opéra, etc. Bon allez, il l’a embarquée. Ca, c’est deux
portraits de mon second fils, celui qui est médecin, jeune et adolescent.
PEL :
Vous avez deux fils, c’est ça ?
OP :
Trois fils. L’aîné est capitaine au long cours, le second est médecin, le
troisième est journaliste.
PEL :
Alors vous allez me faire une petite dédicace.
OP :
Mon père, André Pagès, je ne vous en ai pas parlé. Il n’était pas commode. Il a
fini la guerre comme colonel, il a succédé à l’amiral Philippe de Gaulle comme
secrétaire général du syndicat d’instrumentation nucléaire français, c’est-à-dire que c’est lui qui est allé vendre les réacteurs français aux Indes et ailleurs,
avec l’accord du Général de Gaulle, qui couvrait tout ça, c’est lui qui avait
voulu au Commissariat à l’Energie Atomique.
PEL :
Philippe, c’était son fils.
OP :
Mon père a fait l’Ecole Supérieure d’Electricité (SUPELEC) avec Henri
Grandjouan, tous les deux en étaient sortis. Ils travaillaient tous les deux à
la Société d’Etudes pour les Télécommunications, qui agissait tellement bien
que deux grosses sociétés industrielles ont décidé d’en prendre chacun la
moitié, ils n’ont pas pris les deux, donc mon père s’est retrouvé en quelque
sorte concurrent d’Henri Grandjouan. C’était quand même son meilleur copain.
PEL :
Vous me mettez un petit mot ?
OP :
Bon alors pour Paul Langevin ?
PEL :
Pour Paul-Eric.
OP :
Avec un c ? C’est un c ou un k ? J’ai un petit-fils qui s’appelle
Erik avec un k.
PEL :
Merci Olivier, c’est gentil. Alors pour la petite histoire, mon père, son père
Paul l’avait appelé Paul-Gilbert. Je crois qu’il est venu à l’Arcouest une fois
ou deux.
OP :
Oui, c’est lui que je connaissais. Oui, oui.
PEL :
Mon père m’a appelé Paul-Eric car il avait un ami qui s’appelait Eric-Paul
Stekel, c’était le chef d’orchestre.
OP :
Ah voilà.
PEL :
Alors moi, je n’ai pas connu Stekel parce que je suis né un an après sa mort.
Bon, eh bien merci Olivier pour tous ces échanges, et puis je vous fais la
bise.
OP :
Comme tu vois, je suis assez occupé, et naturellement avec une majorité de
femmes. J’ai failli faire une carrière de portraitiste, de bustier mondain.
Alors mon neveu et mes trois fils.
PEL :
Alors le capitaine de bateau, le médecin et le journaliste.
OP :
Lui, c’est celui qui s’occupe des voitures, de la mise en page de l’Argus
automobile.
PEL :
Bon je vous repasserai un petit coup de fil d’ici mon départ, et puis si vous
avez un petit peu de temps, je reviendrai, sinon ce n’est pas grave. Et puis
Noémie va arriver le 11, et vous m’avez dit qu’Hélène arrive le 8.
L’Arcouest, Côtes d’Armor,
3 juillet 2019
Paul-Eric Langevin : Revenons au sujet des écrivains et des artistes dont nous avions
parlé. Henri Michaux prenait toutes sortes de produits, non ?
Olivier Pagès : Ben je sais qu’il a marché avec
pas mal de trucs.
PEL :
Ce n’était pas Paul Claudel dont nous parlions mais Camille Claudel.
OP :
Bon alors Camille Claudel avait un talent extraordinaire, vous connaissez ses
œuvres ?
PEL :
Un peu oui. Je sais qu’elle a été l’élève de Rodin.
OP :
J’ai une photo d’un travail d’elle au-dessus de mon lit.
PEL :
Et c’est son frère qui l’a fait enfermer ?
OP :
Elle et son frère s’entendaient très bien, mais leur mère a décrété que si sa
fille était folle, il fallait l’enfermer.
PEL :
Ah donc si la mère avait dit ça.
OP :
Elle a dit elle est amoureuse d’un alcoolique qui va la mettre enceinte. La
mère des Claudel a eu la peau de sa fille. Elle l’a fait enfermer.
PEL :
Donc ce n’était pas le frère, c’était la mère.
OP :
C’était la mère, ce n’était pas le frère. Lui était désolé. Il adorait sa sœur
et sa sœur adorait son frère. Son amour, c’était son frère. Autant que Rodin.
PEL :
Elle était très douée, elle aurait pu continuer en fait.
OP :
Elle aurait pu continuer si sa famille ne l’avait pas bouclée. Elle avait même
trouvé des exécutants pour des pierres précieuses et des choses comme ça.
Baudelaire, alors ça c’est mon dieu ça.
PEL :
C’est votre dieu.
OP :
Voilà. J’ai les six volumes de la correspondance de Baudelaire. Ses collections
de peinture. Vous connaissez ça ?
PEL :
Moi je connais la poésie, je connais les écrits sulfureux.
OP :
Bon, le jour où je passais mon baccalauréat, mon professeur de philosophie m’a
dit c’est ton tour, vous allez nous parler d’un sujet susceptible de sortir à
l’interrogatoire de philosophie, vous êtes libre. Tu choisis et tu nous fais
ton speech. J’ai dit d’accord, l’esthétique. Ah, c’est trapu, ça. Ca n’est pas
la critique du jugement esthétique de Kant, Kant l’a fait aussi. La critique du
jugement mais aussi l’esthétique. Non, non, ce n’est pas Kant que je vais vous
faire. Je vais vous prendre un sonnet de Baudelaire puis je vais vous faire
tout mon topo là-dessus, et je l’ai fait. « Je suis belle ô mortel comme un
rêve de pierre. » Tu connais ? « Les poètes devant mes grandes
attitudes consommeront leurs jours en d’austères études. Mes larges yeux aux
clartés éternelles. »
PEL :
J’ai dû le lire.
OP :
Baudelaire, moi je connaissais les Fleurs du Mal. Mon grand-père me les
récitait. « Les défuntes années sur les balcons du ciel, en robe
surannée ». Je vais te dire, moi j’ai fait six albums, chacun de soixante
poèmes, que j’ai édités pour moi. Il y en a trois consacrés à Venise.
PEL :
Vous avez une carte de Venise ici.
OP :
C’est une carte de Venise, oui. Je stocke tout sur Venise. J’ai été neuf fois à
Venise.
PEL :
Et vous avez fêté votre retraite à Venise, si j’ai bien compris.
OP :
Oui, avec mes élèves. Deux cars. On a passé trois jours de carnaval. Quand
je suis revenu, j’ai fait un décollement de la rétine et j’ai perdu trois
kilos. On m’a recollé la rétine avec soixante-dix éclairs de laser.
PEL :
Ouh la la, et ça, c’était ?
OP :
Quand j’ai eu soixante ans !
PEL :
C’est Freud qui explique ça ?
OP :
Freud ? Quel rapport ?
PEL :
C’est une interprétation idiote. Je vais arrêter de vous embêter.
OP :
Ma mère s’est très bien occupée de ma jeunesse. Jusqu’au jour où je lui ai dit,
arrête, ne me raconte pas tes rêves.
PEL :
Ah ben non, ce n’est pas le principe.
OP :
C’est là qu’elle a compris que j’étais adulte.
PEL :
Moi, j’en ai fait une ou deux. Bon, dans le livre que vous m’avez passé, qui
c’est qui mange son père ?
OP :
Ben, écoutez, vous lirez, vous allez voir.
PEL :
Mon père, je ne l’ai pas beaucoup connu. Bon, c’est un truc oedipien, comme par
hasard. Je vais voir ça. Et puis, l’autre livre, c’est à propos de Gabrielle,
l’amante de Francis Picabia.
(Olivier
Pagès lit un extrait du livre.)
PEL :
Moi, j’aurais voulu que vous me disiez deux ou trois mots sur la sculpture et
sur la peinture, quand même.
OP :
La peinture, je n’ai fait que de la peinture du dimanche. J’allais sur un
motif, j’avais mon vélo solex, tout mon matériel, j’allais dans un endroit qui
me plaisait. Huit jours de suite s’il le fallait, pour garder les images des
paysages bretons qui me plaisaient. Il m’est arrivé deux ou trois fois de
vouloir faire de la peinture pour faire de la peinture.
PEL :
Vous étiez plus sculpteur en fait.
OP :
Oui, je suis sculpteur, naturellement. Alors un jour, il y a une femme qui m’a
demandé vous pourriez me donner une leçon ? Elle s’était acheté une belle
blouse d’artiste. Elle était charmante. Alors je l’ai emmenée dans un coin de
Bretagne nord, à trois cents mètres d’ici, j’ai mis nos deux chevalets, je lui
ai mis une petite toile, moi j’ai pris une grande toile, et je lui ai dit vous
allez faire comme moi, sur votre palette, sortir les tubes, mettre le noir, le
blanc, et vous allez mettre du vert anglais numéro trois, du jaune étrusque.
D’après ce que vous voyez, comme je disais à mes élèves, bon allez en gros,
très loin, le ciel, d’une certaine couleur, plus bas une autre couleur, dans le
lointain, à l’horizon, une troisième couleur, ensuite, les îles, ensuite des
reflets, ensuite des rochers, ensuite la mer, ensuite la vase, ensuite le
sable, ensuite l’herbe. Et vous allez préparer autant de couleurs qu’il y a de
changements de couleurs dans votre regard. Disposez tout ce que vous voyez là
sur votre palette. Mais ça, c’est de haut en bas. Mais il faut lui donner une
certaine largeur aussi. Avec l’éclairage, il y a des reflets, le soleil, ce
n’est pas le même, les reflets ne sont pas les mêmes. Alors j’ai fait une toile
qui faisait ça de hauteur, large comme ça, la longueur de mes bras. Alors là,
j’ai fait un vrai travail, intellectuellement construit, et elle a fait son
petit travail comme ça. Parce que je voulais à ce moment-là faire le pédagogue.
Alors il m’est arrivé aussi de faire un tout petit truc, je ne peux pas vous le
montrer parce que c’est le seul tableau que j’ai donné à ma dernière petite
amie, qui est photographe. Mais comme sculpteur, j’étais modeleur, j’étais
tailleur de pierre. Ca, j’en ai fait une sculpture, c’est ça que je voulais vous
montrer.
PEL :
Mais qu’est-ce qui vous inspirait pour faire de la sculpture ?
OP :
Eh ben chaque fois, ça me prend comme ça.
PEL :
En gros, c’est les études, la connaissance, le savoir froid, puis le savoir
chaud.
OP :
J’ai appris à copier d’abord. Ensuite j’ai fait trois mille heures de nus.
Autrement dit, l’anatomie des dames, je connais, il n’y a même pas besoin de
les déshabiller, je les vois. Quand j’ai fait le concours de Rome, j’avais une
déesse à faire, j’ai demandé à Hélène Joliot-Curie de venir. Je vous dis, il y
a quelques années, j’ai retrouvé une photo de mon prix de Rome, je lui ai
montré, je lui ai dit tu te rappelles tu étais venue pour poser pour la tête de
la déesse. Oui, oui, et les rotules aussi. Non, il n’y a pas de recette, chacun
est complètement différent. Moi, j’ai adoré cette chanteuse, celle qui avait
des voix de basse, comme Hélène Bouvier. Alors celle-là, j’avais la nuque qui
se paralysait, j’avais des frissons, l’extase.
PEL :
Et alors donc, qu’est-ce qui vous a désinhibé ?
OP :
La musique me met dans une extase. L’adrénaline dans les surrénales, ça monte.
C’est comme ça. Le peintre Lapicque, voilà le genre de chose qui l’hypnotisait,
lui. Le regard des fauves.
PEL :
Merci pour le Vouvray, Olivier, il est très bon. Vous me disiez que vous étiez
paralysé par la beauté d’une femme.
OP :
Mon grand-père, Victor Auger, avec qui j’avais pas mal d’affinités, il m’a dit
je ne suis resté sec que deux fois dans ma vie, une fois c’était une rousse
dont le fumet ne me convenait pas.
PEL :
Si ça ne convient pas, ça ne convient pas.
OP :
Je l’admirais, mais à distance. La seconde, c’était un modèle d’atelier, très
belle, elle s’est déshabillée devant moi, elle m’a regardé, je l’ai regardée.
La statue de la beauté s’est incarnée devant moi, je ne peux pas te toucher. Je
suis paralysé d’admiration.
PEL :
Le choc esthétique.
OP :
Je vous raconte ce que m’a raconté mon grand-père. Je ne peux vous parler que
de choses qui font partie de ma formation. Sur mes trois fils, mon second fils,
le médecin, est artiste et écrivain. C’est des choses très différentes, vous
comprenez, je vois des fibres dans une planche d’un bois précieux. Par exemple,
ça, c’est un tableau de quelqu’un, je ne sais pas exactement ce que c’est, vous
voyez.
PEL :
Ca, c’est chouette, ça.
OP :
Ce sont des livres sur un bureau, et puis voyez, ça se transforme en une espère
de désert, où il y a quelque chose qui se creuse, on ne sait pas quoi. C’est
une femme qui a fait ça. Je lui ai dit, surtout, ne me dis pas ce que c’est, et
je te l’achète.
PEL :
Interprétation personnelle.
OP :
Voilà.
PEL :
Il y en a un que j’aimais bien, c’était Nicolas de Staël.
OP :
Ah oui. Une partie de rugby. Vous avez lu « Le prince
foudroyé » ?
PEL :
Non.
OP :
Bon, j’ai une amie à qui j’ai donné le bouquin, elle vient de me téléphoner.
Elle était éblouie. Moi, j’ai visité son atelier, c’est un palais dans le midi,
avec un escalier de chaque côté, là où il s’est tranché la gorge.
PEL :
Il n’a pas sauté du haut de l’escalier ?
OP :
C’est là qu’il est mort. Ca, c’est mon père et ma mère avant mon mariage. Ils
s’étaient costumés pour une photo, pour faire un spectacle. Les mille et une
nuits. Je vais vous dire, le docteur Mardrusse, c’était un dieu chez eux.
PEL :
Ca ne me dit rien du tout.
OP :
C’est lui qui a traduit les mille et une nuits. Galland, il a fait une
traduction complètement émasculée.
PEL :
Encore deux mots, Olivier. Si vous aviez un conseil de séduction à donner.
C’est très personnel.
OP :
Ben écoutez, j’ai trois fils, je leur ai toujours dit vous êtes différents,
vous ne me ressemblez pas. Moi, j’ai été toujours ébloui et complètement en
extase devant les femmes. Moi, je n’existe pas, mais les femmes, alors, je ne
leur cache pas. Je leur dis.
PEL :
D’accord.
OP :
Alors voilà, celui-là, celui qui a fait ça, c’est un type qui dessinait, vous
voyez comment il dessinait, ben, celui-là est mort au service militaire. Il est
mort à 21 ans. Il était juif, homosexuel, pacifiste.
PEL :
Il cumulait tout.
OP :
Il vivait pieds nus et habillé d’une veste et d’un pantalon rouge. Moi, je l’ai
connu. Il n’a illustré que deux choses dans sa vie. Une chanson de Pergolèse,
et Alice au pays des merveilles.
PEL :
Lewis Carroll.
OP :
Un anglais adorateur des petites filles et aussi un peu homosexuel. Il y a des
gens qui ont une sensibilité particulière qui n’est pas la même que celle des
autres.
PEL :
Et la dernière question que je voulais vous poser, excusez ma curiosité, quels
sont vos remèdes à la mélancolie ?
OP :
J’ai entendu des tas d’émissions là-dessus. Je vous ai même dit que Charlie
Chaplin et Churchill avaient des passages tels qu’ils étaient suicidaires.
PEL :
Oui, ils avaient des idées suicidaires. Et ils se soutenaient mutuellement,
c’est ça ?
OP :
Un jour, ils avaient déjà une sérieuse carrière derrière eux, ils se sont
connus à une grande réception, tous les deux ont quitté la réception et sont
allés regarder l’océan, les pieds dans le sable. Là, ils ont fait connaissance
et ils se sont fait une confidence. Alors après, chacun des deux
traversait l’Atlantique pour aller soutenir l’autre si l’autre n’était pas
bien. Bon, je vous indique simplement une anecdote, une chose, Churchill était
élève, bouclé dans une pension fermée à clef, il voulait s’évader, après quand
il était militaire, il avait été fait prisonnier, situation extrême, alors il
descend dans la cave pour essayer de trouver les commandes électriques parce
que tout était fermé électriquement. Dans la cave, il voit une grosse manette
avec attention danger de mort. Vous savez ce qu’il a fait ? Il a fermé
tout le circuit électrique. Il était dans le champ, il n’était pas les pieds
isolés, il y a eu un choc électrique qui l’a expédié à trois mètres,
complètement grillé, on l’a ranimé et on l’a sauvé. Il était capable de faire
quand même des gestes comme ça, extrêmes. Ce bouquin, je vous dis, ça s’appelle
« Deux messieurs sur la plage ».
PEL :
Ah d’accord, il y a un livre là-dessus.
OP :
Ca, c’est Noémie qui m’a donné ça, du temps où elle travaillait à Roscoff.
PEL :
Bon je pars demain.
OP :
Eh bien vous rêverez à Bréhat.
PEL :
Merci pour vos confidences, c’est très riche. Allez, je vous serre la main.
OP :
Bon retour.
PEL :
Au revoir, Olivier Pagès.
OP :
Ciao. C’est vénitien, ciao. C’est pour vous servir.
PEL :
Ciao. Arrivederci.
OP :
Arrivederci.
Olivier Pagès : professeur d’histoire de l’art,
retraité, fils d’André Pagès et de Simone Auger, petit-fils de l’historien
Georges Pagès par son père, et du chimiste Victor Auger par sa mère.
Paul-Eric Langevin : linguiste et transcripteur, diplômé de Paris
6 et Paris 7, fils du musicologue Paul-Gilbert Langevin, petit-fils du
physicien Paul Langevin et de sa compagne Eliane Montel.
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