mercredi 17 février 2016

"Eleuthère Mascart", par Paul Langevin (1909)

Eleuthère MASCART
Par Paul LANGEVIN 


Mon maitre Mascart fut le cinquième titulaire de la chaire de Physique générale et expérimentale du Collège de France, autrefois chaire de Mécanique, transformée en 1786 et occupée successivement depuis cette époque par Lefèvre-Gineau , Ampère, Savart, Regnault et Mascart.

Des prédécesseurs de Mascart, les deux plus illustres, Ampère et Regnault représentent deux types profondément différents, comme hommes et comme savants, par leur caractère, la tournure de leur esprit et les tendances de leurs travaux. Le premier, mal adapté à la vie extérieure, comme en témoignaient la gaucherie de son attitude et ses distractions restées légendaires, vécut d'une vie intérieure très intense. Tendre et méditatif, il spéculait longuement avant d'agir ou de produire. 

Excellent mathématicien, familier avec l'abstraction, il n'expérimentait que pour vérifier sa conception des faits, pour poser à la nature des questions précises et longuement mûries, sous forme d'expériences originales et parfaites, plus riches en signification qu'en difficultés matérielles vaincues; on y voit clairement l'effort de représentation aux prises avec la réalité : celle-ci, déjà triturée par un esprit puissant, y apparaît plus simple et presque assimilée. C'est le propre du génie que d'accomplir ce travail préliminaire d'abstraction. Le chef-d'œuvre d'Ampère, l'établissement des lois de l'éloctrodynamique, est caractéristique de cette manière. Parce qu'il voyait les choses d'aussi haut, Ampère a possédé au degré le plus élevé l'intuition du physicien : son explication du magnétisme par les courants particulaires est profonde et définitive.

Regnault fut homme d'action autant qu'Ampère fut homme de pensée. Il connut, de la vie, les succès et les joies, mais aussi les douleurs. Plus près des choses, son expérimentation s'adapte à elles et les suit dans toute leur complexité réelle ou apparente : il connaît la matière et l'emploie avec une merveilleuse habileté. Il a moins pour but une représentation spéculative et simple du monde qu'une connaissance extérieure et précise lui permettant de commander et d'agir. Son œuvre essentielle, magistralement ordonnée et accomplie sans relâche, est consacrée à l'étude complète du plus puissant instrument d'action, de la machine a vapeur. C'est pour en permettre le calcul qu'il a déterminé des nombres exacts encore aujourd'hui après cinquante ans.

Créateur d'instruments et d'outils délicats pour ses recherches, père d'un fils admirablement doué, Regnault devait éprouver par eux des souffrances que n'avait pas connues Ampère, réfugié dans sa pensée. Regnault, plus vulnérable, fut abattu en 1870 par la mort de son fils, tué à Buzenval, par la destruction, à Saint-Cloud, de ses instruments et de ses cahiers d'expériences. Il quitta définitivement le Collège de France après la guerre et Mascart, son suppléant depuis trois ans, lui succéda en 1872.
D'activité plus variée que ses deux grands prédécesseurs, Mascart sut être à la fois savant, professeur, homme d'action, toujours servi par le même esprit lumineux et la même énergique volonté. Il passait, avec une égale aisance, des théories les plus élevées aux expériences les plus délicates, laissant des résultats d'une portée théorique très grande comme des déterminations numériques de haute précision. Puis, quand l'extraordinaire développement de l'industrie électrique l'eut conduit de la science aux applications, il sut voir clairement le rôle qui lui revenait et maintenir avec ténacité les droits de la science même la plus élevée comme le guide le plus sûr de l'industrie naissante.

Entre sa sortie de l'École Normale, onze ans auparavant, et sa nomination, à trente-cinq ans, comme professeur au Collège de France, il s'était occupé surtout de recherches d'Optique.

L'optique était alors, de beaucoup, la partie la plus vivante de la physique. Kirchhoff et Bunsen venaient de créer l'analyse spectrale. La théorie des ondulations, sortie tout armée du cerveau de Fresnel, avait à peine triomphé de l'ancienne théorie de l'émission puisque l'expérience décisive de Foucault remontait à dix ans et que l'illustre Biot, le dernier défenseur des idées de Newton, était mort récemment. On était tout vibrant encore de la bataille et il fallait reconnaître plus complètement le territoire conquis. De plus, Mascart avait eu la bonne fortune de suivre à l'Ecole Normale l'enseignement de Verdet qu'il devait suppléer lui-même en 1866, et l'influence de ce maître éminent a certainement déterminé l'orientation des premiers travaux de Mascart.

Ceux-ci, sur lesquels il soutint sa thèse en 1864, sont relatifs au spectre solaire ultra-violet et à la détermination des longueurs d'onde; c'est donc à la fois de l'analyse spectrale et de la théorie des ondulations.

Il s'agissait tout d'abord d'étendre aussi loin que possible dans la région invisible ultra-violette l'étude des raies obscures du spectre solaire commencée par Frauenhofer. Après avoir étudié la sensibilité de l'œil dans cette région, Mascart remplaça la rétine par la pellicule photographique et inaugura ainsi la technique, universellement utilisée aujourd'hui, de la spectroscopie photographique; il put reconnaître et dessiner plus de sept cents raies nouvelles.

L'intérêt qui s'attachait à cette recherche provenait surtout de la découverte toute récente, par Kirchhoff et Bunsen de la coïncidence entre les raies obscures du spectre solaire et les raies brillantes présentes dans le spectre de certaines vapeurs métalliques, permettant l'analyse de l'atmosphère solaire. Mascart répéta pour les étincelles jaillissant entre pointes métalliques l'étude qu'il venait de faire pour le soleil et obtint des spectres très étendus qui lui permirent de retrouver dans l'ultra-violet solaire de nombreuses raies du magnésium, du zinc, du fer (plus de cent raies pour ce dernier métal), et d'affirmer que les raies du thallium et du cadmium, absentes dans la partie visible du spectre solaire, le sont aussi dans l'ultra-violet.

La technique nouvelle qu'il avait créée conduisit Mascart à une remarque fondamentale sur la question, si obscure encore, des relations entre les différentes raies du spectre d'un même élément. Il observa, pour la première fois, la présence de groupes de raies, doublets pour le sodium, triplets pour le magnésium, se répétant à plusieurs reprises dans le spectre avec le même aspect, le même intervalle entre les composantes, première indication de ce qu'on appelle aujourd'hui les séries spectrales.

Pour fixer la position des diverses raies dans le spectre, pour caractériser chacune d'elles par sa longueur d'onde, suivant les conceptions de la théorie nouvelle, il fallait, au moins pour un certain nombre d'entre elles, faire des déterminations précises de longueurs d'onde, et Mascart utilisa dans ce but le procédé, nouveau alors, classique aujourd'hui, des réseaux. Il importe de rappeler que ce procédé est devenu classique sous la forme même où Mascart l'employa après avoir reconnu et fait servir à ses mesures l'existence d'un minimum de déviation compararable à celui du prisme. Après une étude minutieuse de très grosses difficultés expérimentales, cinquante longueurs d'onde furent ainsi mesurées en valeur absolue, dans le spectre du soleil et dans celui d'un grand nombre de métaux.
L'Académie des Sciences récompensa ce travail par le prix Bordin, et Fizeau s'exprime ainsi dans son rapport : « Le Mémoire n° 1 est certainement le travail le plus approfondi et le plus satisfaisant qui ait été fait depuis Frauenhofer relativement aux longueurs d'onde des divers rayons qui composent la lumière. »

Des déterminations précises d'indices de réfraction dans le spath et dans le quartz pour les raies dont il venait de mesurer les longueurs d'onde, permirent à Mascart de donner, avec une exactitude qui n'a pas été dépassée depuis, les formules de dispersion de ces deux substances.

A cette époque de grande activité dans tous les domaines de l'Optique, Helmholtz venait de renouveler, sinon de créer l'optique physiologique. Mascart y contribua de manière importante d'abord par une étude, liée à ses recherches précédentes, sur la visibilité du spectre ultra-violet, qu'il trouva très variable d'un sujet à l'autre et particulièrement grande chez les myopes; puis il étudia la manière dont varie d'un point à l'autre de la rétine la sensibilité pour les diverses couleurs. Il fut obligé d'interrompre ces dernières recherches rendues particulièrement pénibles par l'obligation de maintenir l'œil dans une direction fixe, différente de celle dans laquelle lui arrive la lumière; j'ai trouvé en effet une note manuscrite où Mascart relate que cet effort provoque un malaise comparable au mal de mer. Il combina également un optomètre pour la mesure des diverses constantes optiques de l'œil et la détermination précise de ses anomalies. Enfin il contribua à la théorie importante qui explique la vision des couleurs par la superposition de trois sensations simples fondamentales, une couleur quelconque pouvant, au point de vue physiologique, être obtenue par le mélange, en proportions convenables, de trois couleurs simples fondamentales. Il imagina un dispositif permettant de réaliser de semblables mélanges en toutes proportions, d'obtenir la synthèse de toutes les sensations colorées. »

Au lendemain du triomphe de la théorie des ondulations, des questions nombreuses se posaient, soit pour en préciser les conceptions fondamentales, soit pour en poursuivre les conséquences et pour utiliser l'admirable instrument de recherches constitué par les phénomènes nouveaux d'interférences qu'elle avait fait découvrir et qu'elle seule pouvait expliquer. Mascart, familier avec la théorie, connut mieux que personne tous ces phénomènes dans toute la complexité de leurs multiples manifestations, et leur consacra une grande partie de son effort.

Une grosse question tout d'abord était relative à la direction des vibrations élastiques dans lesquelles on supposait que la lumière consiste. Ces vibrations étaient-elles perpendiculaires au plan de polarisation, comme l'admettait Fresnel, ou situées dans ce plan, comme le supposait Neumann? Stokes avait cru trouver dans l'observation de la lumière diffractee par un réseau dans des directions très écartées de la lumière incidente, un moyen de trancher la question.

Mascart, très au courant du maniement des réseaux, chercha, conformément au critérium de Stokes, comment varie la lumière diffractee suivant que le plan de polarisation de la lumière incidente est parallèle ou perpendiculaire aux traits du réseau, et aboutit à cette conclusion que, malgré une indication en faveur de la théorie de Fresnel, aucun résultat sûr ne peut être obtenu. Ceci montre avec quelle conscience Mascart savait observer puisque cette classe de faits ne devait être interprétée que plus tard par la théorie électromagnétique de la lumière, qui mit d'accord Fresnel et Neumann et montra en quoi l'analyse de Stokes était prématurée. Dans des observations aussi délicates, c'est une qualité précieuse et rare pour un physicien que de rester capable de voir en toute indépendance, sans être influencé, dans un sens ou dans l'autre, par une théorie encore insuffisante.

J'ai dit avec quelle maîtrise Mascart savait produire et expliquer les phénomènes si variés de l'interférence lumineuse; il se mouvait dans ce domaine avec une parfaite aisance qu'il mit à profit pour diverses recherches, dont certaines sont d'importance capitale.

Il étudie d'abord les lois compliquées de la réflexion métallique, leur variation avec l'épaisseur de la couche refléchissante, donne le premier l'explication complète du beau phénomène des franges de Jamin, souvent utilisé, mais mal compris jusque là, montre comment le spectroscope peut servir à l'étude des interférences, et, agissant aussi bien qu'il comprenait, se sert du phénomène des bandes de Talbot dont il a lui-même donné l'explication, pour accumuler une masse imposante de résultats numériques relatifs aux indices de réfraction des gaz et des vapeurs, difficilement mesurables sans le secours des méthodes interférentielles. Il publie les indices pour plusieurs longueurs d'ondes de vingt et un gaz ou vapeurs dans des conditions variées de pression et de température et montre quel écart existe entre les faits et les lois simples de Gladstone et de Newton proposées pour représenter les variations d'indice avec la densité.

L'application de la même méthode aux mesures d'indice de l'eau lui permet de suivre les très faibles variations de cet indice quand l'eau est comprimée et de rencontrer en passant une confirmation originale et remarquable des prévisions de la thermodynamique, encore en enfance, et que Clausius, Helmholtz et W. Thomson achevaient de constituer. Mascart, en se servant de l'indice de réfraction, mesure le très faible échauffement de l'eau quand on la comprime et le trouve exactement conforme à la valeur prévue.

Le travail le plus important de Mascart en Optique, celui où il mit le mieux en œuvre ses facultés de théoricien, la clarté de son esprit, comme son habileté d'expérimentateur, sa grande habitude des mesures délicates de l'optique, est la série de ses recherches sur l'influence du mouvement de la Terre sur les phénomènes optiques, entreprises pour répondre à une question posée par l'Académie des Sciences en 1870 pour le grand prix des sciences mathématiques, « Sur les modifications qu'éprouve la lumière par suite du mouvement de la source lumineuse et du mouvement de l'observateur. »

Le problème avait été soulevé par Arago au moment où l'on cherchait de tous côtés des moyens de mettre à l'épreuve les deux théories opposées de l'émission et des ondulations. Arago avait annoncé que si l'on observe deux étoiles tellement placées que la terre marche vers l'une et s'éloigne de l'autre en vertu de son mouvement de translation, la réfraction apparente que subit dans un prisme la lumière venant de ces deux étoiles est exactement la même. Ce résultat parut inconciliable avec la théorie de l'émission, puisque les projectiles lumineux venant de l'étoile dont la Terre s'éloigne se meuvent moins vite par rapport à celle-ci que ceux provenant de l'autre étoile. Fresnel essaya d'en rendre compte dans la théorie des ondulations en admettant qu'un milieu réfringent en mouvement transporte avec lui une partie seulement de l'éther qu'il renferme. Cette hypothèse, avec quelques autres sur la manière dont se fait la propagation des ondes, le conduisit à ce résultat que, dans un milieu en mouvement, la vitesse de propagation des ondes dans le sens du mouvement du milieu est augmentée de la quantité u ( 1 - 1/n2) , expression dans laquelle u désigne la vitesse de transport du milieu et n son indice de réfraction. Si U est la vitesse de la lumière dans le milieu en repos, sa vitesse de propagation dans le milieu en mouvement serait d'après cela U + u ( 1 - 1/n2).

Cette formule rend compte en effet de l'expérience d'Arago, et Fîzeau a montré directement que les ondes lumineuses sont entraînées en partie, conformément à la formule de Fresnel, par le mouvement du milieu dans lequel elles se propagent.

La question était loin cependant d'être complètement résolue par là, et Mascart montra que de nouvelles difficultés surgissent quand on cherche à pousser plus loin l'examen.

Tout d'abord l'expérience d'Arago n'est pas aussi simple qu'il peut sembler : Mascart remarque, en vertu du principe de Doppler, que si les deux étoiles émettent la même lumière, la période des vibrations reçues par la Terre n'est pas la même des deux côtés : on reçoit dans le même temps plus de vibrations de l'étoile vers laquelle on s'avance que de celle dont on s'éloigne et Mascart en peut conclure que, si l'expérience d'Arago est correcte, une différence de réfraction doit s'observer si l'on remplace les deux étoiles par deux sources liées à la Terre, ou, ce qui revient au même, qu'on devra apercevoir un changement de déviation en opérant avec une source terrestre dont les rayons se propageront alternativement dans le sens et en sens contraire du mouvement de la Terre. Une expérience n'utilisant que des appareils liés à la Terre permettrait donc de mettre en évidence un mouvement de translation de celle-ci.

Mascart monta l'expérience avec un soin extrême, suivant de midi à minuit la réfraction d'un rayon lumineux dans un prisme pour voir si le retournement de la Terre, renversant la direction des rayons lumineux par rapport au mouvement de translation, apporterait le moindre changement dans la déviation produite par le prisme et, après de multiples essais, il conclut par la négative : le phénomène observé est absolument indépendant du mouvement de translation d'ensemble et le résultat primitif d'Arago ne pouvait être complètement exact.

On était conduit à se demander si le même résultat négatif s'appliquait à toutes les expériences d'optique utilisant uniquement des appareils liés à la Terre. Mascart reprit l'une après l'autre toutes ces expériences : diffraction par les réseaux, double réfraction dans le spath, rotation du plan de polarisation par le quartz, phénomènes variés d'interférences ; il les reprit dans des conditions d'extrême précision, les variations possibles étant extrêmement faibles, et dans tous les cas le résultat fut absolument négatif; il termine de la manière suivante le dernier de ses Mémoires sur ce sujet : « La conclusion générale de ce Mémoire serait donc que le mouvement de translation de la Terre n'a aucune influence appréciable sur les phénomènes d'optique produits avec une source terrestre, que ces phénomènes ne nous donnent pas le moyen d'apprécier le mouvement absolu d'un corps et que les mouvements relatifs sont les seuls que nous puissions atteindre. »

C'était là, énoncé pour la première fois, sous forme définitive pour les phénomènes optiques, ce qu'on nomme aujourd'hui le principe de relativité, dont les expériences ultérieures ont, dans tous les domaines, établi la parfaite exactitude et dont l'importance apparaît de plus en plus grande, au moins égale à celle du principe de la conservation de l'énergie. L'introduction, toute récente, du principe de relativité en physique et en mécanique entraîne dès maintenant des conséquences de premiere importance et il est essentiel de rappeler que Mascart, après un effort expérimental considérable, put, le premier, en affirmer l'exactitude.

Mascart montra quelle modification il fallait faire subir à l'énoncé de Fresnel pour le mettre d'accord avec le fait nouveau qu'il venait d'établir. Cet énoncé de Fresnel ne tenait pas clairement compte de la dispersion, de la variation de la vitesse de propagation U avec la période des ondes lumineuses. Il ressort de l'analyse très pénétrante de Mascart qu'on peut représenter tous les faits en prenant pour U la valeur qui correspond à la période de la vibration par rapport au milieu en mouvement, à la période de la lumière pour un observateur qui se mouvrait avec ce milieu. Il signale d'ailleurs quelles difficultés subsistent dans la conception d'un entraînement de l'éther par la matière en mouvement, entraînement variable avec la lumière dont on s'occupe puisque l'indice n dépend de cette lumière, variable aussi dans un cristal biréfringent selon qu'il s'agit de l'onde ordinaire ou de l'onde extraordinaire. La théorie électromagnétique, là comme ailleurs, devait donner la clef de toutes ces difficultés.

Mascart obtint pour ce remarquable ensemble de travaux le grand prix des sciences mathématiques en 1874, puis le prix Lacaze en 1875.

L'énoncé du principe de relativité vint terminer et couronner en quelque sorte la première partie de la vie scientifique de Mascart, commencée en 1851, au sortir de l'École Normale, remplie par des recherches purement spéculatives, sans souci d'applications pratiques, et consacrée à peu près exclusivement à l'optique.

C'est vers l'optique également qu'il dirigea son enseignement du Collège dans les premières années, de 1868 à 1873, mais ce même enseignement devait le conduire bientôt à s'occuper d'électricité de manière approlondie et à modifier par la suile le but de ses recherches et la direction même de son activité. Mascart fut un admirable professeur : il disait s'être formé à la rude discipline de l'enseignement secondaire auquel il appartint pendant quatre ans, de 1864 à 1868 et où il laissa chez ses anciens élèves un souvenir profond dont j'ai pu recueillir divers témoignages. Il conseillait d'ailleurs très vivement aux débutants d'éprouver leur enthousiasme pour la science en passant par cette forte école, où le contact du maître avec l'élève, plus intime que dans l'enseignement supérieur, en même temps que le sentiment des responsabilités, oblige à un effort constant pour transmettre la pensée, à un souci d'ordre et de méthode moins indispensables à un niveau plus élevé.

Il apportait tout d'abord un soin et une conscience extrêmes dans la préparation de ses Cours du Collège où il ne reculait devant l'exposé d'aucune question si difficile qu'elle fût. Il me montrait un jour, dans son cabinet du Bureau central météorologique, une armoire pleine des feuilles, soigneusement classées, où s'était accumulé son travail quotidien. J'ai pu, depuis sa mort, les manier a loisir et y retrouver l'écho de toutes ces préoccupations anciennes, notées au hasard de la pensée, de son écriture ferme et menue ; et mes souvenirs d'étudiant me le montraient, entrant, ces mêmes feuilles à la main, dans son amphithéâtre du Collège pour y faire la leçon si soigneusement mûrie. J'avais plaisir à entendre sa voix, claire et fluente, dire avec facilité et précision des choses souvent abstraites. Il avait l'attitude naturelle et aisée et calculait fort bien au tableau.

Il aimait les belles expériences et son habileté expérimentale lui permettait d'en montrer à ses leçons de fort belles en effet pour la préparation desquelles il n'avait ménagé aucune peine. Jamais les beaux phénomènes de l'optique, qu'il connaissait si bien, ne furent mieux présentés.

Au travail de ses recherches et de son enseignement qui lui avaient donné de l'optique une connaissance si complète, il ajouta l'effort de publier, entre 1886 et 1893, alors qu'il était déjà pris par d'autres préoccupations, son magistral Traité d'optique, en trois gros volumes, où il a dépouillé, ordonné et exposé avec une clarté parfaite l'œuvre d'un siècle sur un sujet difficile et fécond. C'est vraiment l'ouvrage le plus complet que nous possédions sur l'Optique physique, le bilan de la théorie ondulatoire telle que l'avaient conçue Fresnel et ses précurseurs.

J'ai dit comment l'enseignement de Mascart au Collège le conduisit dès 1872 à s'occuper d'électricité de manière plus complète qu'il n'avait fait jusque là, plus complète surtout que personne ne le faisait en France à cette époque.

Il y avait en effet, dans ce domaine, un retard considérable de la Science française. Peut-être parce que l'optique avait absorbé l'attention des continuateurs de Fresnel, les progrès considérables accomplis en électricité par Faraday, Gauss, Weber, W. Thomson et Maxwell étaient restés chez nous à peu près inconnus. Ampère n'y avait pas fait souche autant que Fresnel. Les notions fondamentales de champ électrique et de Potentiel n'étaient comprises ici que de quelques mathématiciens, les idées de Faraday sur les lignes de force et le rôle du diélectrique, reprises et développées par Maxwell, les conceptions géniales à peine formulées encore de ce même Maxwell sur la théorie électromagnétique de la lumière, les travaux de Gauss, Weber, W. Thomson sur les unités électriques et les méthodes de mesure étaient à peu près complètement ignorés.

Mascart prit à tâche, conformément au rôle que doit avoir l'enseignement du Collège de France, d'acclimater ici ces choses essentielles. Ce ne fut d'ailleurs pas sans rencontrer quelques oppositions : il me rappelait en riant comment un vulgarisateur célèbre de l'époque l'arait surnommé « Chevalier du Potentiel » et il n'est pas nécessaire de remonter bien loin pour retrouver des traces de l'effroi qu'inspirait aux élèves, et même aux professeurs, le mot mystérieux de Potentiel. Tout cela nous est devenu plus familier maintenant, mais il est bon de rappeler que ce fut, au début, l'œuvre de Mascart.
L'électrostatique fut une révélation pour lui et il s'y adonna avec enthousiasme, faisant son livre de chevet des fameux « Reprints of Papers » de W. Thomson (Lord Kelvin); après avoir publié quelques travaux théoriques et expérimentaux dans cette direction, il réunit sous une première forme son enseignement dans son « Traité d'Électricité Statique » en deux volumes (1876) que devait bientôt compléter l'important « Traité d'Électricité et de Magnétisme » écrit de 1882 à 1886 avec la collaboration de son ami M. Joubert, et dont il publia seul une deuxième édition en 1896-97. Ce Traité, comme celui d'Optique est l'ouvrage le plus important et le plus étendu que nous possédions sur le sujet.

Il ne cessa d'ailleurs de suivre, avec une attention toujours en éveil, et d'exposer à mesure au Collège, les progrès rapides et constants de l'électricité. Les belles expériences de Hertz, confirmant la théorie électromagnétique de la lumière conçue par Maxwell, l'émurent particulièrement par leur importance au point de vue de l'Optique, si bien connue de lui. Il fut le premier en France à les reproduire et à les étudier, soit au Collège, soit dans le laboratoire provisoire de la rue Saint-Charles à Grenelle, et, en 1902, le dernier Cours qu'il fit au Collège portait sur les « Relations entre l'Optique et l'Électricité ».

Cependant le mouvement considérable qui depuis plus de dix ans emporte la physique avec une rapidité inouïe devenait de plus en plus difficile à suivre, même pour Mascart, absorbé d'autre part par des fonctions multiples. Il se rendait admirablement compte de l'importance extrême des découvertes récentes, de la nécessité de les exposer en France, et voulut bien en 1902 m'offrir de le suppléer au Collège, me donnant ainsi la possibilité précieuse de recommencer, à trente ans de distance, sur les questions nouvelles, l'effort d'enseignement qu'il avait lui-même si heureusement fourni. Il aimait à rappeler que ses propres travaux avaient devancé les nôtres sur le terrain nouveau et voyait avec joie comment les idées nouvelles rendaient compte de ses expériences anciennes.

Il avait en effet, dans diverses directions, vu et fait beaucoup de choses en électricité. Très intrigué, très impressionné, par les phénomènes de décharges électriques sur lesquels précisément les années récentes ont jeté plus de clarté, il avait beaucoup manié les machines électrostatiques, étudié leur fonctionnement, comparé leurs débits. Il avait imaginé des dispositifs pour la production et l'observation des étincelles, pour la mesure des potentiels élevés qu'elles exigent.

Mais surtout, et par deux voies différentes, l'électricité en raison de l'importance de plus en plus grande qu'elle prenait dans la vie quotidienne, devait le conduire à l'action, à une action très scientifique d'abord dans la deuxième période de son activité, de 1874 à 1884, puis de plus en plus dominée par le souci des applications à mesure que grandissait l'industrie électrique. Il était nécessaire qu'un savant comme Mascart vînt guider au dehors les premiers pas de la fée si puissante, née dans le laboratoire et présente aujourd'hui partout.

Ce fut d'abord pour s'occuper de météorologie que l'électricité fit sortir Mascart, de son laboratoire. Comme elle l'avait fait pour Lord Kelvin et comme le rappelaient les « Reprints of Papers », l'étude de l'électrostatique conduisit Mascart à s'intéresser aux phénomènes électriques de l'atmosphère et à imaginer pour leur mesure des appareils et des méthodes. Dans ce but, il construisit l'excellent isolateur qui porte son nom et modifia très heureusement l'électromètre à quadrants combiné par Kelvin. Il dépensa beaucoup de travail pour parvenir à enregistrer au moyen de cet appareil les variations continuelles du champ électrique de l'atmosphère. En collaboration avec M. Joubert il poursuivit dans ce sens une série de mesures sur la grève d'Erquy, dans les Côtes-du-Nord.
Ces nouvelles recherches lui firent demander et obtenir en 1878 la direction du Bureau Central météorologique, créé par Le Verrier et, qu'à la mort de celui-ci, on venait de détacher de la direction de l'Observatoire de Paris. Il y avait là une oeuvre considérable à accomplir, un nouveau service à créer, de nouvelles installations à organiser pour l'étude de l'électricité atmosphérique et du magnétisme terrestre. Mascart y réussit très bien, utilisant son propre électromètre, mettant au point lui-même les appareils enregistreurs des éléments magnétiques, fondant en particulier le bel observatoire du parc Saint-Maur d'où sont sortis, sous l'habile direction de M. Moureaux, de si importants résultats. La connaissance approfondie qu'avait Mascart de ces questions lui en fit confier l'enseignement à l'Ecole du Génie maritime et le conduisit à publier son Traité du Magnétisme terrestre en 1900, autre ouvrage fondamental.

Il devait conserver près de trente ans, jusqu'en 1906, la direction des recherches météorologiques en France, et acquérir, dans ce sens comme dans d'autres, une autorité mondiale. Il fit partie bientôt du Comité météorologique international dont il devint, en 1895, le Président.

En 1872, au moment même où Mascart se donnait la tâche de renouveler l'enseignement de l'électricité en France, un ouvrier belge, Zénobe Gramme, créait la machine dynamoélectrique, par une intuition remarquable d'où est sortie toute l'industrie électrique moderne.

Mascart s'intéressa l'un des premiers à l'engin nouveau, montra comment son fonctionnement, mal compris tout d'abord, relevait des principes généraux de la Physique, et dirigea l'effort colossal, qui permit, en moins de trente ans, de passer, dans la construction des machines dynamos, de l'empirisme primitif à la précision absolue de l'électrotechnique actuelle.

Il développa, en effet, dès 1877, la théorie de ces machines en les rattachant aux lois de l'énergétique, et vérifia ses prévisions dans un travail expérimental fait avec l'aide de M. Angot, son collaborateur, puis son successeur au Bureau central météorologique.

Mascart se trouva conduit ainsi à prendre une part importante à l'organisation de la section occupée par les nouvelles machines dans l'Exposition de 1878 qui apprit au grand public la naissance de l'industrie électrique.

Le rapide développement de cette industrie lui fit consacrer à Paris en 1881 une Exposition particulière qui resta célèbre tant par la nouveauté de son objet que par l'importance des décisions que prit le Congrès de savants et d'ingénieurs réunis à cette occasion.

Il était en effet devenu indispensable d'arriver à une entente internationale sur le choix des unités électriques. Cette question, extrêmement complexe déjà au point de vue purement théorique, se trouvait rendue plus difficile encore par les exigences quotidiennes de la pratique. Il était nécessaire que les unités choisies pour les plus fondamentales des multiples grandeurs introduites par la science électrique fussent représentées par des étalons faciles à reproduire et définis de manière rigoureuse. Deux tendances s'opposaient : les praticiens voulaient se contenter d'unités arbitraires, définies aussi simplement que possible et sans lien nécessaire avec les systèmes théoriques d'unités tels que les avaient édifiés Gauss, Thomson et Weber. Pour la résistance électrique, en particulier, le célèbre ingénieur allemand Werner Siemens voulait faire accepter l'unité qui porte son nom, définie arbitrairement comme la résistance d'une colonne de mercure d'un mètre de longueur et d'un millimètre carré de section, facile à retrouver par conséquent, mais sans relation simple avec les unités théoriques.

Les savants, au contraire, et Mascart l'un des premiers, voyaient un gros danger à séparer si vite l'industrie naissante de la science qui l'avait créée et devait longtemps encore être son meilleur guide. Leur faire parler de suite des langues différentes, empêcher leur entente, c'était décréter l'empirisme en électrotechnique et compromettre l'évolution merveilleuse à laquelle notre génération vient d'assister. Mascart déploya, en cette circonstance d'abord et en bien d'autres par la suite, une rare activité pour maintenir le contact, pour permettre à la science d'élever son enfant.

Il y travailla tout d'abord en contribuant de manière importante à créer et à faire accepter le système d'unités électriques universellement en usage aujourd'hui, le système du Volt, de l'Ampère et de l'Ohm. Il a conté lui-même, de sa manière vive et colorée, ses souvenirs de cette période historique dans une allocution prononcée en 1902, le jour où lui fut remise la belle médaille de Chaplain, destinée à commémorer son rôle dans le développement de l'industrie électrique, et qui restitue de manière si frappante l'expression habituelle de sa physionomie.

« Le Congrès, dit-il, avait constitué une Commission très nombreuse des unités électriques, qui s'est réunie le 16 et le 17 septembre 1881. La première séance a été remplie par une sorte d'exposé de principe sans grand résultat. Dans la seconde, la question a été serrée de plus près; il s'agissait de savoir si les unités seraient fondées sur un système logique ou si l'on accepterait, en particulier pour la mesure des résistances, l'unité arbitraire dite de Siemens.

« La discussion a été pénible et très confuse ; on voyait surgir des propositions et des objections imprévues, surtout de personnes qui ne comprenaient pas la portée des résolutions à prendre. M. Dumas, qui présidait avec un tact et une autorité que j'admirais, interrompit la séance en disant que l'heure paraissait avancée (4 h. 30) et qu'on se réunirait ultérieurement. C'était un samedi soir. En sortant, j'accompagnais notre Président, et je lui dis : « Mon cher Maître, il me semble que l'affaire ne marche pas bien. » — « Je suis convaincu, répondit-il, que nous n'aboutirons pas et vous avez compris pourquoi j'ai levé la séance. » Je n'ai pas souvenir de ce que fut ensuite notre conversation.

« Le lendemain, dans la matinée, je rencontrai sur le pont de Solférino William Siemens qui me demanda si j'avais reçu la visite de Lord Kelvin (alors sir William Thomson), en ajoutant qu'on m'invitait à dîner et qu'on espérait arriver à une entente. Rentré aussitôt, je trouvai la carte de Lord Kelvin avec ces mots : « Hôtel Chatham, 6 h. 30 ». « Je fus naturellement exact au rendez-vous et je trouvai dans le petit salon d'attente une société imposante : Lord Kelvin, William Siemens pour l'Angleterre, puis von Helmholtz, Clausius, Kirchhoff, Wiedemann et Werner Siemens.La discussion reprit et, après beaucoup d'hésitations, Werner Siemens finit par accepter la solution proposée, à la condition que le système de mesures serait institué « pour la pratique ». Je ne fis aucune difficulté à cette qualification et rédigeai au crayon sur le bord du piano le texte de la convention. Le système de mesures pour la pratique avait comme bases les unités électromagnétiques C. G. S. On définissait l'Ohm et le Volt, en laissant à une commission internationale le soin de fixer les dimensions de la colonne de mercure propre à représenter l'Ohm.

« Soulagé ainsi d'un grand poids, je dînai de bon appétit et, après la soirée, j'allai en rentrant, à tout hasard, sonner à la porte de M. Dumas, quoiqu'il fût déjà 10 h. 30. Il était au salon au milieu de sa famille et mon premier mot fut : « L'accord est fait sur les unités électriques ». Je n'oublierai jamais l'impression de joie véritable manifestée par M. Dumas à cette nouvelle qu'il était loin d'attendre.

« Si le système d'unités a fini par aboutir, on doit l'attribuer d'abord à l'autorité de M. Dumas, dont le grand talent inspirait le respect et empêcha la discussion de s'égarer en paroles trop vives, puis à l'influence sur Werner Siemens de son frère, William Siemens, qui vivait dans le milieu scientifique anglais engagé par l'initiative de l'Association Britannique.

« Nous étions impatients de soumettre ces propositions au Congrès dans la séance générale du mardi 20 septembre, mais on avait appris dans l'intervalle, la mort du président Garfield et la séance fut aussitôt levée en signe de deuil. Comme nous n'avions encore que deux unités, l'ohm et le volt, et qu'il était nécessaire de compléter le système, je demandai au président, M. Cochery, si les commissions au moins pouvaient se réunir.

« Je dus m'incliner devant sa réponse négative, et nous restâmes, avec von Helmholtz, auprès de Lord et Lady Kelvin qui, ayant négligé de déjeûner, prenaient un chocolat dans le restaurant Chiboust, installé près de la salle du Congrès. C'est dans ce petit comité, autour d'une vulgaire table en marbre blanc, que furent convenues les trois unités suivantes : Ampère (au lieu de Weber), Coulomb et Farad.

« J'étais chargé d'en lire le texte le lendemain 21 septembre en séance générale. Nombre de membres de la commission, qui ne connaissaient que la séance du samedi, en furent bien un peu surpris, mais les commentaires de Lord Kelvin et de von Helmholtz ne permirent plus aucune hésitation. Le système pratique d'unités était fondé »

De cette circonstance datent les relations d'amitié très droites qui unirent Mascart à Lord Kelvin jusqu'à la mort de ce dernier, à la fin de 1907, moins d'un an avant celle de Mascart. L'illustre physicien anglais ne traversait jamais Paris, dans ses fréquents voyages à Cannes, sans venir causer longuement avec Mascart, et celui-ci me montrait l'an dernier avec émotion une lettre touchante de Kelvin, écrite quelques jours avant sa mort et où il s'informait avec sollicitude de la santé de son ami, atteint déjà du mal qui devait l'emporter.

Les décisions prises par le Congrès de 1881 exigeaient qu'on s'occupât de créer des étalons représentant matériellement les unités choisies. Tout d'abord il fallait déterminer la longueur de la colonne de mercure d'un millimètre carré de section et de résistance égale à l'ohm théorique qu'on venait de définir. Les mesures délicates nécessaires pour cela furent entreprises de différents côtés, en France par Mascart avec la collaboration de MM. de Nerville et Benoît. Les travaux, commencés au Collège de France durent être continués à Versailles, dans le palais de Trianon, beaucoup plus éloigné de toute cause accidentelle de perturbation, et après trois années consacrées à cette œuvre, le nombre définitif donné par Mascart 106,3 concordait exactement avec celui qu'en Angleterre Lord Rayleigh obtenait par une méthode différente. C'est ce nombre qui fut accepté par le Congrès de Chicago, sanctionnant et complétant les décisions prises en 1881.

Un autre travail considérable fut relatif à la détermination de l'étalon pratique d'intensité, du poids d'argent déposé en une seconde par l'ampère défini en 1881. Le résultat de Mascart parut d'abord s'écarter légèrement des nombres obtenus à l'étranger, mais un examen plus attentif montra que la divergence était due à une erreur systématique provenant d'une erreur minime dans la graduation de la règle employée par Mascart pour ses mesures de longueur.

Le même souci d'assurer la pénétration mutuelle de la science électrique et de ses applications fit jouer à Mascart le rôle le plus actif dans la création d'un Laboratoire central, dépendant de la Société internationale des électriciens, chargé du contrôle des appareils de mesure industriels, chargé de surveiller et de maintenir l'emploi effectif des unités adoptées, sorte de lien vivant entre la science et la technique. Peu à peu, le développement de ce laboratoire amena la création d'une école annexe, devenue l'Ecole supérieure d'Électrcité, où se forment des ingénieurs sous la direction des savants.
Pour réunir la somme élevée nécessaire à l'exécution de ce projet, Mascart déploya une remarquable activité. Il se rendait compte que l'importance du résultat à obtenir lui donnait le droit d'exiger l'appui financier des grands détenteurs d'argent et il savait leur parler au nom des besoins élevés de la science. Je lui laisse encore la parole, car le passage suivant de la même allocution montre bien comment il procédait :

« Quelques semaines plus tard, quand le succès de l'Exposition de 1881 eut assuré des bénéfices importants a la Société de garantie, M. Dumas qui entrevoyait l'avenir de l'industrie nouvelle, eut l'idée d'une belle œuvre nationale : c'était de constituer une société au capital de trois millions dans le but d'instituer un grand laboratoire de recherches scientifiques et pratiques pour aider au développement de l'électricité.

« Les bénéfices de l'Exposition devaient en former le premier appoint et les circonstances étaient particulièrement favorables pour trouver auprès des compagnies industrielles les souscriptions nécessaires.

« Tout parut d'abord marcher à souhait, mais des susceptibilités personnelles et l'ombrage causé par le nom de Dumas alors peu en faveur auprès des pouvoirs, amenèrent finalement l'échec de l'entreprise.
« Le ministère des Postes et Télégraphes se fit attribuer les bénéfices de l'Exposition en se chargeant de créer lui-même et d'entretenir ce laboratoire. On sait ce qui en est advenu.

« M. Dumas fut très ému de cette déconvenue et surtout des termes par lesquels la décision lui était communiquée. Comme nous en causions le lendemain, en nous communiquant nos impressions, j'exprimai ma surprise qu'il ait eu l'espoir de réunir un capital aussi important. Il répondit: J'avais en poche cinq cent mille francs de Giffard ». — C'est une parole dont je me suis souvenu en temps opportun.

« Cette mésaventure suffit peut-être à expliquer pourquoi je n'ai pas ete des premiers adhérents à la Société des Électriciens. C'est seulement en 1886, à la mort de Blavier, que M. de Nerville, qui dirigeait avec tant de dévouement l'embryon de laboratoire installé rue Saint-Charles, vint me demander d'entrer à la Société pour l'aider dans la tâche ingrate qu'il avait acceptée.


[Edouard-Ernest Blavier(1826-1887) fut ingénieur des télégraphes, spécialiste des cables sous-marins, directeur de l'Ecole supérieure du télégraphe (1879), du laboratoire d'essais des télégraphes (1881) ; c'est un fils de Edouard Blavier]


[Louis François Ferdinand Guillebot de Nerville (1858-1931 ; X 1878, ingénieur des Postes et télégraphes) fut en 1894 directeur de l'École d'application de l'électricité (devenue École Supérieure d'Électricité); c'est le fils de Jean Ludovic)].

« Mon premier soin, comme président, fut de remanier les statuts, avec l'aide du Comité d'administration, dans l'esprit de ceux qui ont assuré la prospérité de la Société de Physique.

« La Société obtint du Conseil municipal l'attribution d'une partie des locaux de l'ancien Collège Rollin pour l'installation du laboratoire. Mais la Ville de Paris ne tarda pas à avoir regret de cette concession et nous proposa d'accepter en échange un terrain nu situé rue de Staël. Ici se place une anecdote qui mérite d'être rappelée.

« Au Collège Rollin il y avait des bâtiments utilisables. Tout était à faire rue de Staël. Dans une séance de la Commission du laboratoire réunie à cet effet, M. Fontaine me demanda si l'emplacement de la rue de Staël me paraissait préférable au point de vue pratique.

  « Sur mon observation que j'étais fort embarrassé de donner un avis ferme parce qu'il devait en résulter un surcroît de dépenses d'au moins 80.000 francs, il me répondit qu'on trouverait l'argent, à la condition que j'accepte de tenir l'escarcelle. Voilà comment je devins frère quêteur. Entrant aussitôt en fonction, je fis passer à mon voisin de droite un bout de papier intitulé : « Souscription du Laboratoire. »

« En le surveillant d'un regard oblique, je le vis inscrire, à la suite de son nom, un 2 suivi de plusieurs zéros, en vérifier soigneusement le nombre et en ajouter un quatrième, formant un total de 20.000 francs.

« C'était Paul Lemonnier, ancien président de la Société, qui ébréchait ainsi sa modeste fortune en faveur de notre Institution. Lemonnier était un noble caractère, aimé de tous, et nous devons un souvenir reconnaissant à sa mémoire.

« Ce début inspirait confiance, et nous récoltions, séance tenante, la somme de 45.000 francs. Une suite de sollicitations amena progressivement la souscription à plus de 100.000 francs.

« J'appris plus tard d'un ami que je puis citer, M. Pallain, aujourd'hui gouverneur de la Banque de France, qu'il restait encore au Ministère des Finances des sommes importantes provenant du legs Giffard. Nous fîmes une demande de 100.000 fr., et, au bout de quelques jours, je me rendis au cabinet du Ministre. Pour démontrer que notre intervention rentrait bien dans les intentions du légataire, je lui racontai ma conversation avec Dumas, en ajoutant qu'il devait me croire sur parole puisque j'étais seul survivant des deux interlocuteurs. Le ministre parut se laisser convaincre, mais il trouvait la somme trop élevée et parut disposé à nous accorder 50.000 francs. Un peu suffoqué, et pris de court, j'eus la pensée de lui dire : « Monsieur le Minisire, ce ne serait pas digne du nom de Giffard, que nons voulons inscrire sur le pavillon à édifier. »

« Il voulut bien sourire à mon observation, ce qui est toujours bon signe, et accueillir notre demande sans réduction. »

Cette deuxième partie de la carrière de Mascart, remplie par ses travaux d'électricité, l'organisation des services météorologiques en France, la fixation et la détermination précise des unités électriques, se termina vers 1884 à peu près au moment où, par suite de la mort de Jamin, il entra dans la section de Physique de l'Académie des Sciences, aux travaux de laquelle il devait prendre la part la plus active et dont il devint successivement vice-président, puis président.

A partir de ce moment, il abandonna à peu près complètement la recherche scientifique pour passer à l'action et y réussit également bien par les mêmes qualités d'esprit.

La clarté parfaite avec laquelle il comprenait et l'aisance avec laquelle il agissait lui avaient permis, dans la recherche, de joindre une critique impeccable et profonde à la réalisation des expériences les plus délicates et les plus précises et ont donné à ses travaux leur forme classique et définitive.

Ce même équilibre donne les qualités du chef; Mascart les possédait au degré le plus élevé et conquit grâce à elles une autorité que peu d'hommes ont exercée. On peut dire que rien d'important ne se faisait en France au point de vue scientifique sans qu'il fût consulté.

Déjà directeur du Bureau central météorologique, il devint successivement vice-président du Conseil supérieur de l'Instruction publique, président du Comité consultatit des arts et manufactures, président de la Commission des inventions au Ministère de la Guerre, membre du Bureau des longitudes, président du Bureau international des poids et mesures, du Comité météorologique international, etc. Le Conseil des professeurs du Collège de France l'avait choisi pour son vice-président.

Il jouissait à l'étranger, auprès des savants les pluséminents, d'une autorité très haute, due à sa lucidité et à la droiture de son caractère; je me rappelle avec quel sentiment d'admiration pour lui et de fierté pour notre pays je pris connaissance, a propos d'une question sur laquelle il voulait bien me demander mon avis, de lettres où se manifestait la très grande importance qu'avait son opinion à l'étranger.

Dans toutes les discussions, la clarté de sa vision et l'autorité de sa parole en faisaient un admirable président qui savait d'un mot remettre les choses au point et les gens à leur place. Dans les commissions nombreuses auxquelles il appartenait ou dont il dirigeait les travaux, sa disparition se fait infiniment sentir.

Excellent dans le conseil, il ne l'était pas moins comme organisateur et administrateur. Il avait eu pendant la guerre une première occasion de le montrer : il créa et fit fonctionner pendant sept mois une capsulerie à Bayonne, sans aucun accident malgré le maniement du fulminate de mercure par un millier d'ouvriers improvisés. On voulut ensuite l'y retenir, lui conserver une direction pour laquelle il s'était montré si qualifié. Il refusa pour revenir à la Physique et n'accepta que longtemps plus tard des fonctions administratives aux mines de la Grand'Combe et aux Forges de Monlataire.

Il avait aussi du chef la connaissance des hommes et l'art de se les attacher. On sait avec quel intérêt il suivit de bonne heure les travaux de notre grand Curie, sur qui Lord Kelvin avait appelé son attention, et avec quelle activité il s'employa pour trouver l'argent nécessaire aux premiers traitements de matières radio-actives. Il connaissait à fond tout le personnel scientifique de l'enseignement supérieur en France, étant souvent chargé de missions d'inspecteur dans les Facultés.

Pour défendre son temps, savamment réparti entre des occupations absorbantes et multiples, il avait dû voiler sous un abord froid et réservé, souvent intimidant, sa bienveillance tenace pour ceux qu'il estimait. Il savait éviter les paroles inutiles, mais était d'autre part plein de verve et d'esprit et racontait, avec sa compréhension nette et incisive, les anecdotes et les souvenirs qu'il avait recueillis dans sa vie si active et volontiers vagabonde.

Il savait aussi les paroles affectueuses qui attirent et retiennent les dévouements ; je ne l'ai jamais vu venir au Collège de France sans dire un mot d'amitié à son vieux Pierre Lalance, son garçon de laboratoire depuis trente ans, dont l'intelligence l'avait servi dans tous ses travaux.

Il était de taille peu élevée, mais d'allure alerte et robuste; ses yeux lucides et volontaires, en retrait sous un front très haut, donnaient à sa physionomie une expression énergique et réfléchie, d'accord avec sa vie de savant et d'homme d'action, d'accord avec sa vie privée, si une et si pleine à la fois.

Fils d'un instituteur de Quarouble, dans le Nord, il partit faire ses études au Collège de Valenciennes : « Mascart, dit M. Joubert, se plaisait à rappeler le régime qu'il y suivait : bien peu de collégiens s'en contenteraient aujourd'hui. Le Collège lui donnait la soupe de midi, et, pour le reste, il vivait des provisions de pain et de fromage qu'il rapportait de Quarouble tous les lundis ; hiver comme été il en partait à quatre heures du matin... Il termina ses études au Lycée de Lille, puis de Douai comme maître-répétiteur. En 1858 il était reçu à l'Ecole Normale et en sortait premier agrégé de physique en 1861. »

Resté pendant les trois années qui suivirent comme agrégé-préparateur d'histoire naturelle à l'Ecole Normale pour préparer son doctorat, il épousait quelques jours après la soutenance de sa thèse, la fille aînée de son maître, M. Briot, ne craignant pas d'accepter immédiatement les charges d'une famille qui devait rapidement devenir nombreuse, assurant le présent et préparant l'avenir, un avenir qui devait être singulièrement brillant pour lui comme pour les siens.

Il fut aidé, soutenu dans cette tache par la femme admirable qui lui survit aujourd'hui, entourée des enfants et des petits-enfants grandis dans un atmosphère de travail et d'amour. Dans la famille qu'il a fondée, en grand ancêtre qu'il était, comme dans les œuvres si diverses qu'il a laissées, Mascart a réussi de manière si parfaite parce qu'il était bien adapté à la vie, grâce à l'équilibre, à l'harmonie complète, de son intelligence et de sa volonté. La vie lui donna ce qu'il était en droit d'attendre d'elle parce qu'il savait beaucoup exiger de lui-même.

Paul Langevin


Eleuthère Mascart

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