Élisabeth
Roudinesco, historienne et psychanalyste
Frédéric Worms, philosophe,
spécialiste de l’œuvre d’Henri Bergson
Roger Bruyeron, professeur de
philosophie.
Entretiens
réalisés par Bruno Nolan
Vendredi 17
Mai 2013
L'Humanité
Rappel des faits
Réédition et édition de textes importants et inédits,
parution d’un récit biographique de son fils Michel, organisation de plusieurs
conférences et débats aux enjeux théoriques et historiques d’aujourd’hui,
Georges Politzer revient dans l’actualité.
Fauché à trente-neuf ans par les balles de l’occupant
nazi, le 19 février 1942 au mont Valérien, Georges Politzer fut, tel Paul
Nizan, parmi ces intellectuels de l’avant-guerre dont la pensée s’arrêta trop
tôt pour donner le fruit de son plein développement. Elle fut décisive
cependant pour une génération qui, de Sartre à Lacan en passant par Lefebvre,
fera siennes ses exigences conceptuelles et existentielles. Sa contemporanéité
retrouve cette pensée non seulement dans son rôle historique mais dans sa
vivacité. En son foyer, l’exigence d’une psychologie « concrète », la
mobilisation de la force critique du rationalisme des Lumières, le concept de
la vie comme « drame ». À ce drame où il faut savoir « tenir sa partie » fait
retour l’actualité de Georges Politzer.
De quoi la philosophie française est-elle « sortie »
avec la publication
de l’article « La fin d’une parade
philosophique :
le bergsonisme » ?
Élisabeth Roudinesco. À cette époque, il s’agissait pour
le groupe de la revue Philosophies, où s’étaient retrouvés Henri Lefebvre,
Georges Friedmann, Pierre Morhange et Georges Politzer, de faire éclater les
structures de l’université française, de critiquer l’académisme, le chauvinisme,
l’esprit bourgeois, le colonialisme, un peu comme l’avaient fait les
surréalistes. Animé par un goût prononcé pour la spiritualité et l’engagement
extrême, le groupe des philosophes avait pris en horreur ce qu’il considérait
comme l’obstacle à toute forme d’esprit nouveau : Brunschvicg et Bergson. En ce
sens, ce groupe représentait un moment récurrent dans l’histoire des idées,
celui où la nouveauté vient de l’extérieur des institutions jugées figées et
n’ayant plus prise sur une réalité concrète. Et tous les membres de ce groupe
avaient du talent.
Frédéric Worms. Le livre de Politzer contre Bergson, paru trois ans
avant les Chiens de garde de Paul Nizan, revendiqua et marqua une rupture
théorique et politique à la fois, les deux étant liées. Pour Politzer,
« l’abstraction » qu’il dénonçait jusque chez un philosophe qui, comme Bergson,
se réclamait du concret, ne tenait pas seulement à des idées, par exemple celle
de durée, qui restait selon lui un concept général incapable de rejoindre la
vie individuelle et sociale de chaque homme réel. Elle tenait aussi à une
attitude du philosophe qui se prétendait en dehors de ce qui devint ensuite
l’engagement, mais qui tint des discours nationalistes pendant la guerre. Il
fallait donc selon lui, comme selon Nizan, une rupture dans les idées mais
aussi les actes. D’autres concepts et d’autres pratiques. Mais ils durent pour
cela caricaturer ce qu’ils critiquaient ! Bergson publia en 1932 son grand
livre de morale et de politique, et ses disciples furent de tous les bords ;
tandis que les philosophes critiqués par Nizan, s’ils se plaçaient certes du
point de vue de l’universel, en faisaient bien un principe politique. On a
retrouvé depuis l’importance de principes universels, y compris dans le combat
social. La polémique du tournant des années trente fut donc décisive en son
temps, fit en effet rupture théorique et pratique, mais doit être replacée dans
son contexte.
Roger Bruyeron. Le pamphlet de Georges Politzer dirigé contre
Bergson mais aussi, latéralement, contre Brunschvicg et l’enseignement de la
philosophie à l’université, n’a eu aucun effet sur ces auteurs. En particulier
sur Bergson dont la gloire n’a nullement été atteinte par ce texte, un pamphlet
parmi beaucoup d’autres, probablement ignoré de Bergson lui-même. En revanche,
il a été lu par les jeunes intellectuels, philosophes ou pas, qui avaient un
compte à régler avec la « culture bourgeoise », et qui reconnaissaient dans ce
texte, comme plus tard dans celui de Nizan, leurs propres griefs, leur hostilité
à l’encontre d’une tradition philosophique qu’ils jugeaient au mieux sclérosée
ou bégayante, au pire traîtresse à la cause même de la philosophie qui est de
remettre en question son temps, ses certitudes ; d’interroger ses faiblesses,
ses erreurs... En ce sens, oui, ce pamphlet a été lu comme un retour à
l’exigence de la pensée, à l’exigence socratique de tout remettre en question ;
y compris et surtout les gloires bien installées.
C’est avec la proclamation de l’exigence d’une
« psychologie concrète » que Georges Politzer s’est engagé contre Bergson et
contre Freud. À supposer qu’il ne les ait pas compris dans le feu de la
polémique engagée, le contresens de Georges Politzer n’était-il pas salutaire ?
Frédéric Worms. La critique philosophique de Politzer est fondée et
précise, surtout à l’égard de Freud ! En effet, il critique toute
« psychologie » qui manque la vie individuelle, le « drame » des hommes, et se
fonde sur une réalité supposée objective et générale ! Il inaugure ainsi la
philosophie de l’existence ! Et il est vrai que Bergson et Freud fondent encore
leur psychologie sur la « vie », sur des « pulsions » par exemple. Politzer
voit bien cependant que Freud ne fait pas que cela, que sa psychologie articule
la vie en général et la vie individuelle, il veut donc garder ce deuxième
aspect en critiquant le premier ! Il aurait pu faire le même partage chez
Bergson mais n’y a vu que de l’abstrait et rien de concret. En tout cas, avec
le sens qu’il donne et demande à la psychologie, sa critique reste importante.
On doit aujourd’hui de nouveau articuler la vie, le cerveau, avec le sens,
l’existence.
Roger Bruyeron. C’est en débat : Bergson, mais surtout Freud
continuent à « obséder » la pensée théorique de Politzer, jusqu’à leur mort. La
« psychologie concrète », ce que Politzer a pensé sous cette ambition,
empruntait à Freud une partie de sa démarche alors même qu’elle récusait
l’appareil théorique de la psychanalyse, c’est-à-dire la psychologie classique
dans laquelle Politzer voyait se dissoudre l’avancée de Freud. Il fallait faire
mieux que Freud, sans oublier les leçons de Freud, l’analyse elle-même comme
situation de langage, seule capable d’éclairer le drame de chaque individu.
Dans son esprit, Politzer ne trahissait pas Freud, c’est Freud qui trahissait
son inspiration première ! Quant à Bergson, l’opposition était par décret. Du
coup, on est en droit de se demander si une lecture plus attentive de certains
textes de Bergson, en particulier le premier chapitre de Matière et mémoire,
n’aurait pas évité certains excès, voire certains contresens. Mais l’hostilité
à Bergson était de fond et ira en s’accentuant jusqu’à la fin. Bergson sera
dénoncé comme un des pères de la diffusion de l’irrationalisme en France !
C’est sans doute un contresens, mais la situation historique peut l’expliquer.
Élisabeth Roudinesco. J’ai été la première en 1982-1986 à donner une large
place à l’œuvre et à la vie de Politzer dans l’histoire de la psychanalyse (1).
Politzer avait suivi à Vienne des séminaires de Sandor Ferenczi et sans doute
de Freud. Il était le seul du groupe de la revue Philosophies à s’intéresser à
la psychanalyse et il avait lu l’œuvre de Freud. J’ai montré qu’au départ il
n’était pas du tout antifreudien mais qu’il s’opposait surtout et à juste titre
aux psychanalystes français de la première génération qui cherchaient à
« franciser » la psychanalyse et qui étaient germanophobes. Juif assimilé et
déjudaïsé, hostile à tous les nationalismes, Politzer refusait l’idée du
« génie latin » en vigueur à l’époque et s’en prenait à Charles Blondel, le
pourfendeur de Freud. La revue Philosophies cessera de paraître et les membres
du groupe tenteront une nouvelle expérience : s’installer dans le Morbihan pour
y créer une « île de la sagesse ». Dans sa Critique des fondements de la
psychologie, en 1928, qui n’était que la première partie d’une œuvre qui ne
verra jamais le jour, Politzer cherche à substituer à la psychologie
universitaire et abstraite, une psychologie concrète qui prendrait pour objet
l’homme dans ses désirs, ses rêves et ses actes. Dans cette perspective, il
intègre à son projet la doctrine freudienne en se servant d’elle comme d’une
critique de la psychologie.
Quelle signification donner en particulier au refus
par Georges Politzer de l’inconscient freudien ? Refus « bourgeois » de
reconnaître n’être maître pas même en sa propre maison ou affirmation de
l’irréductibilité du drame de l’existence ?
Frédéric Worms. C’est le refus de tout déterminisme général, au profit
de l’existence et de la liberté, mais aussi des déterminations concrètes,
psychologiques, historiques, qui conduisent à chaque vie individuelle. En ce
sens, il a durci l’inconscient freudien et la durée bergsonienne ! Ils sont,
eux aussi, chargés de rendre compte de la vie individuelle et collective
concrète. Mais encore une fois la polémique était elle-même historique et
politique, et liée à un contexte lui-même durci entre-temps.
Roger Bruyeron. Incontestablement, c’est l’affirmation du drame ou
de l’existence humaine. C’est-à-dire d’une liberté contre laquelle se dressent
les obstacles qu’il faut combattre. Progressivement Politzer découvrira que ces
obstacles sont de nature économique et sociale, qu’ils appellent des réponses
de nature politique. C’est ce qui justifie son engagement dans le Parti
communiste français. C’est pour lui, à ce moment-là, en 1930, une véritable
renaissance : liberté en situation, pleinement assumée, jusqu’au bout. Lorsque
Althusser rapproche, à juste titre, la pensée de Politzer de celle de Sartre,
il oublie de signaler que l’engagement de Politzer a été sans réserve, avec
tout ce que cela pouvait lui coûter en tant qu’individu et en tant que
philosophe. Mais cela, les lecteurs d’Althusser le savaient fort bien, il
n’était pas nécessaire de le leur répéter.
Élisabeth Roudinesco. Je ne pense pas du tout que Politzer ait refusé
l’inconscient au sens freudien. Il a plutôt voulu intégrer l’œuvre freudienne
dans un vaste ensemble de psychologie matérialiste et c’est, paradoxalement, ce
qui explique pourquoi, en devenant un marxiste convaincu et un militant
communiste déterminé, à partir de 1929, il a renié l’œuvre freudienne en même
temps qu’il a abandonné ses travaux sur la psychologie. Et du coup, il a
également rejeté le freudo-marxisme. Militant antifasciste, il a livré une
bataille acharnée contre les théories d’Alfred Rosenberg, idéologue officiel du
nazisme, et c’est dans ce contexte qu’en 1939 il a publié sous le pseudonyme de
Th. Morris (on songe à Maurice Thorez) un article
insensé, « La fin de la psychanalyse », dans lequel il qualifie la psychanalyse
de doctrine raciste et hitlérienne. À cette époque, déjà, les communistes
devenus staliniens condamnaient la psychanalyse, moins comme une idéologie
bourgeoise que comme une doctrine biologique. Et Politzer adopte ce point de
vue. Mais nul ne sait ce qu’il aurait fait ensuite s’il avait survécu. Rien ne
permet de dire qu’il n’aurait pas lui-même critiqué ses propres outrances. Et
c’est la raison pour laquelle, en 1946, lors d’un congrès à Bonneval, organisé
par Henri Ey, Jacques Lacan lui rendra hommage, en soulignant que ce grand
esprit avait préféré l’action politique à l’expression théorique mais qu’il
avait laissé dans l’histoire de la psychologie une marque ineffaçable.
En quoi la fin tragique de Georges Politzer, résistant
réfugié hongrois, témoigne-t-elle non pas d’une mort mais d’une vie héroïque ?
Élisabeth Roudinesco. Pour moi, il n’y a aucun doute possible, Politzer
aura eu, non seulement une vie héroïque, mais, contrairement à ce que vous
dites, une mort héroïque. N’oublions pas que, torturé par ses bourreaux, il les
défie jusqu’au dernier moment et qu’ils le traîneront moribond au poteau
d’exécution.
Frédéric Worms. Pourquoi sa mort ne serait-elle pas héroïque ? Elle
le fut, bien sûr ! Sa vie le fut aussi, à sa manière. Il vient de Hongrie et
son succès à l’agrégation de philosophie puis sa place centrale dans la pensée
française montrent que celle-ci était bien plus accueillante et ouverte qu’on
ne le croit ! Elle accueillit des chimistes polonais (Meyerson), des
autodidactes fameux (Bachelard), de futurs romanciers, des poètes et musiciens
(Wahl, Jankélévitch), était déchirée et multiple ! Politzer et Nizan eux-mêmes
témoignent qu’elle n’était pas surveillée par des « chiens de garde ».
L’engagement social dans les universités ouvrières fut admirable, mais Politzer
ne fut pas sans participer à la surveillance idéologique du Parti (dont il
exclut sans ménagement un de ses meilleurs amis, P. Morhange). Mais le héros
intellectuel et politique apparut en effet pendant la guerre. Il ne fut pas
seulement combattant par les armes mais par les idées, déconstruisant
systématiquement les idéologies racistes, comme le fit aussi Simone Weil. Il
incarne toute la force et parfois l’ambivalence d’une génération, d’une époque,
du siècle. Il est essentiel de le redécouvrir aujourd’hui dans son intégrité,
sa radicalité, et son intégralité.
Roger Bruyeron. Vie héroïque, qui oserait soutenir le contraire ? Ce
dont témoigne la mort de Politzer, c’est d’abord d’une fidélité sans faille à
l’égard de ce qu’il a pensé comme le cœur de son engagement : la lutte contre
l’ignorance, la bêtise, l’exploitation et la violence assassine qui en est le
terme. La lutte contre l’occupant, c’est d’abord la lutte contre le nazisme,
contre le mythe de la race, contre l’irrationalisme qui en est à la fois le
moteur et l’effet. Irrationalisme qu’il voit envahir la pensée française avant
que l’ennemi offre à certains la possibilité de la faire tomber dans
l’ignominie. La mort de Politzer témoigne en cela de la volonté de relever la
pensée des Lumières qu’il fait remonter à Descartes. Pour un réfugié hongrois,
arrivé à Paris en 1921 et agrégé de philosophie en 1926, ce n’est pas mal du
tout !
(1) Histoire de la psychanalyse en France,
d’Élisabeth Roudinesco.
Réédition le Livre de poche, 2009.
Le livre. Contre Bergson
et quelques
autres. Georges Politzer. Contre Bergson et quelques autres. Écrits
philosophiques 1924-1939 est un recueil de textes établis et présentés par
Roger Bruyeron. Il s’organise en trois chapitres reprenant une douzaine
d’articles de Georges Politzer, tour à tour, sur Kant, Descartes, la
philosophie des Lumières, Bergson et la psychanalyse. Il est accompagné d’une
série de notes et de textes de présentation qui forment à eux seuls un petit
essai sur la pensée de l’auteur de la Critique des fondements de la
psychologie. Collection « Champs Essais », éditions Flammarion,
avril 2013.
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